Depuis l’adoption des nouvelles dispositions concernant la responsabilité pénale des organisations, à ce jour, deux cas ont été soumis à ces nouvelles mesures. Par contre, aucune jurisprudence n’est disponible pour le moment sur ces sujets. Qu’en est-il des principaux concepts des nouvelles dispositions concernant la responsabilité pénale des organisations, la loi C-21? Quels sont les changements relatifs aux accusations et aux peines reliées à la responsabilité pénale des organisations? Ce texte répondra à ces interrogations et éclaircira ce sujet préoccupant.
Il s’agit d’un sujet d’actualité et d’une importance capitale, puisque plusieurs accidents sont causés par le manque de vigilance et de sécurité dans les environnements de travail. Selon le Rapport annuel d’activité 2005 de la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST), 223 décès sont survenus à la suite de lésions professionnelles et, chaque année, les équipements et les machines occasionnent près de 13 000 accidents du travail. Ces accidents résultent parfois de la négligence de la direction pour des motifs de rentabilité et de productivité.
Ainsi, le gouvernement canadien, à la suite de différentes recommandations, a déposé le projet de loi C-45 : Loi modifiant le Code criminel (responsabilité pénale des organisations) qui a obtenu la sanction royale le 7 novembre 2003.
La source de la loi C-21
Le 9 mai 1992, en Nouvelle-Écosse, une explosion gigantesque causée par du gaz méthane, tue 26 mineurs. Les détecteurs de gaz méthane sont présents, mais ne sont pas fonctionnels, puisque la direction les a désactivés intentionnellement pour accroître la productivité. La catastrophe de la mine Westray fut l’amorce des changements prévus aux dispositions sur la responsabilité pénale des organisations du Code criminel. Cet accident tragique accroît la nécessité de dispositions dans la loi permettant de punir criminellement une insouciance extravagante ou téméraire à l’égard de la sécurité des travailleurs et du public.
Changements au Code criminel
Le projet de loi C-45, déposé en juin 2002, reflète les changements promis par le gouvernement dans sa réponse au quinzième rapport du Comité permanent de la justice et des droits de la personne de la Chambre des communes. Tous ces changements sont effectués dans le but de faciliter les poursuites contre les entreprises et les organisations.
Personne morale et organisations
Les nouvelles dispositions de la loi sur la responsabilité pénale ne s’adressent plus uniquement aux personnes morales (entreprises), mais aussi aux organisations. Le projet de loi emploie le terme « organisations » puisqu’il englobe un plus grand nombre d’entités :
- tout corps constitué, personne morale, société, compagnie;
- une société de personnes, une entreprise, un syndicat ou une association de personnes formée en vue d’atteindre un but commun.
Âme dirigeante et cadre supérieur
La responsabilité pénale des personnes morales ne sera plus en fonction de l’« âme dirigeante », mais plutôt des « cadres supérieurs ». En effet, cette nouvelle expression inclut un plus grand nombre de personnes. Il s’agit de tout individu qui joue un rôle important dans :
- l’élaboration des orientations de l’organisation;
- la gestion d’un important domaine d’activités de l’organisation.
Employés et agents
Pour rendre un verdict de culpabilité, les tribunaux devaient en arriver à la conclusion qu’un acte matériel avait été commis par un « employé » de la personne morale. Dorénavant, à la suite du projet de loi C-45, le nom employé sera « agent »; ainsi, ce terme englobe un grand nombre de fonctions comme les employés, administrateurs, associés, membres, mandataires et entrepreneurs autorisés à agir pour le compte de l’organisation. Par contre, il faut retenir que ces « agents » doivent avoir agi dans le cadre de leurs fonctions, donc dans l’intérêt de l’entreprise, pour être tenus responsables.
Responsabilité multiple d’une infraction
Pour qu’une personne soit reconnue coupable, il suffit de prouver qu’il y a eu un élément matériel, soit la commission d’un acte interdit, et un élément moral, soit la volonté de commettre cet acte. Antérieurement au projet de loi, les tribunaux utilisaient la « théorie de l’identification » pour rendre un jugement de culpabilité. Cette théorie s’appliquait lorsque les âmes dirigeantes de l’entreprise commettaient elles-mêmes l’infraction, tout en ayant les éléments matériel et moral requis. Grâce au projet de loi, les éléments matériel et moral ne devront plus nécessairement émaner de la même personne. Évidemment, il est rare que les hauts dirigeants d’une entreprise commettent eux-mêmes le geste qui aura des conséquences juridiques reliées à une négligence criminelle (insouciance déréglée ou téméraire à l’égard de la sécurité d’autrui qui peut causer une blessure corporelle ou un décès). En fait, la direction émettra des directives que les employés suivront. Dans ces cas, le projet de loi a prévu que l’élément matériel peut émaner de l’employé et l’élément moral de la direction.
Intention de la personne morale ou organisation
La personne morale et/ou l’organisation commet une infraction lorsqu’un cadre supérieur a l’intention de faire tirer profit l’organisation de l’accomplissement de son geste. Ainsi, le projet de loi prévoit cette situation :
- lorsqu’un cadre supérieur commet personnellement une infraction dont il fait profiter directement la personne morale ou l’organisation;
- lorsque le cadre supérieur a l’intention de commettre l’infraction, mais qu’elle l’est plutôt par un employé non informé sur l’illégalité de ce geste;
- lorsque le cadre supérieur sait pertinemment que ces employés vont commettre une infraction et qu’il ne fait rien pour les en empêcher, dans le but que la personne morale ou l’organisation en tire profit.
Dans ces trois situations, la personne morale ou l’organisation se voit reconnue coupable de l’infraction.
Participation à une infraction de négligence
Concernant l’élément matériel, pour être responsable, l’agent de la personne morale ou de l’organisation doit avoir commis un acte négligent. En ce qui a trait à l’élément moral, les cadres supérieurs doivent majoritairement s’éloigner largement de la norme de diligence respectée en pareilles circonstances. Le tribunal devra donc tenir compte des normes habituelles de santé et de sécurité dans le milieu en question.
Cas depuis l’adoption de la loi C-21
Fantini
Le premier cas de l’application de la loi C-21 fut l’affaire Fantini en Ontario. En effet, le 19 avril 2004, Domenic Fantini, un superviseur de chez Vasta Construction, ordonne à ses employés de réparer un problème de drainage dans la fondation d’une maison. Fantini exige que les ouvriers entrent dans le fossé. Par la suite, le sol s’effondre, enterrant et tuant un des ouvriers. En août 2004, la police a accusé Fantini de négligence criminelle ayant causé la mort. La police a allégué que Fantini n’a pas pris des mesures raisonnables pour prévenir les accidents comme le requiert la loi C-21. Ces accusations sont passibles de la pénalité maximum, soit la prison à perpétuité. Fantini a aussi été accusé en vertu de la loi provinciale Ontario Occupational Health and Safety Act. Les accusations criminelles ont finalement été retirées. En mars 2005, Fantini a plaidé coupable aux accusations, recevant ainsi une pénalité de 50 000 $ pour les trois contraventions à la Ontario Occupational Health and Safety Act.
Transpavé
Le premier cas au Québec de l’application des nouvelles mesures sera l’affaire Transpavé. Le 11 octobre 2005, un travailleur est mortellement écrasé par le grappin d’un palettiseur. Ce travailleur n’avait que 23 ans. Alors qu’il remplaçait un collègue pour sa pause sur un appareil pour lequel il n’avait jamais reçu de formation, Steve L’Écuyer tentait d’intervenir pour éviter un carambolage de palettes lorsqu’il a perdu la vie. Le dispositif de sécurité prévu n’était pas fonctionnel, puisqu’on l’avait désactivé volontairement pour des raisons de productivité! Des accusations de négligence criminelle ayant causé la mort ont été portées contre la compagnie Transpavé de Saint-Eustache. Il s’agit du premier cas au Québec où l’on applique les nouvelles dispositions du Code criminel sur la responsabilité pénale des organisations.
a) Au plan pénal provincial
Relativement à la mort de Steve L’Écuyer, des accusations par la Commission de la santé et de la sécurité du travail ont été portées contre Transpavé réclamant une peine de 12 510 $. Les accusations sous l’article 237 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail vont ainsi : «&nbps;Le ou vers le 28 octobre 2005, en tant qu’employeur dans l’établissement situé au 500, rue Saint-Eustache, a compromis directement et sérieusement la santé, la sécurité ou l’intégrité physique d’un travailleur effectuant des travaux à l’intérieur d’une zone dangereuse non protégée au poste de palettisation de l’usine 2, commettant ainsi une infraction à l’art. 237 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (L.R.Q., c. S-2.1) ». Quelques lignes plus bas : « Motifs de la peine plus forte que la peine minimale : Un accident mortel est survenu 17 jours auparavant lors d’un travail sur un équipement semblable dans des conditions semblables ».
b) Au plan criminel
Les accusations criminelles en vertu de l’article 220 b) du Code crimine : « Le ou vers le 11 octobre 2005, à Saint-Eustache, district de Terrebonne, a par négligence criminelle, causé la mort de Steve L’Écuyer, commettant ainsi l’acte criminel prévu à l’article 220 b) du Code criminel en relation avec l’article 735 (1) a) ».
Le rapport d’enquête concernant la mort de Steve L’Écuyer et conclu par la Commission de la santé et de la sécurité a permis d’expliquer les causes de l’accident :
- « après être resté coincé, le levier de détection de planche du convoyeur s’abaisse et envoie le signal pour la descente du grappin;
- « le système à faisceau optique de sécurité contrôlant l’accès à la zone dangereuse est neutralisé;
- « une méthode de travail dangereuse est utilisée pour retirer une rangée de pavés sur une planche positionnée sous le grappin;
- « le travailleur manque de formation sur les dangers auxquels il est exposé;
- « la gestion de la santé et de la sécurité est déficiente quant au programme d’entretien et à la formation. »[1]
L’enquête a d’ailleurs émis des recommandations que Transpavé doit suivre avant de reprendre sa production : « Pour éviter qu’un tel évènement ne se reproduise, nous recommandons que les employeurs du secteur minéraux non-métalliques s’assurent de protéger toutes les zones de coincement des équipements de production automatisée et que les dispositifs de protection sont efficients. Ils doivent également s’assurer que les travaux de maintenance sur ces équipements de production automatisée sont exécutés de façon sécuritaire. »[2]
Détermination de la peine d’une organisation
Étant donné qu’il s’agit de personnes morales et d’organisations qui sont reconnues coupables, la peine ne peut être l’incarcération; donc, la sanction est financière. Pour les infractions les moins graves, le Code criminel prévoyait une amende maximale de 25 000 $. Dorénavant, cette amende est augmentée à 100 000 $. Dans les cas de décès ou lorsque l’infraction est grave, il n’y a aucune limite à la peine financière.
Les administrateurs d’une organisation ne sont pas responsables des actes illégaux commis par l’organisation elle-même; par contre, si ceux-ci sont impliqués dans le fait que l’organisation commet une infraction, alors ils seront responsables. Ainsi, s’ils sont impliqués, la peine imposée variera selon l’erreur et le niveau de négligence. Pour la négligence ayant causé la mort, la peine maximale est la prison à vie, et pour des blessures corporelles, la sentence maximale est de dix ans d’emprisonnement. Les tribunaux peuvent également administrer des amendes.
Pour évaluer quel sera le montant de l’amende, les tribunaux doivent tenir compte de certains indicatifs. Premièrement, les tribunaux prendront en considération la turpitude morale. Ils évalueront les avantages économiques que l’organisation en a retirés ainsi que le degré de préparation pour commettre l’acte. Plus les avantages pour l’organisation seront élevés et les préparatifs minutieux, plus l’amende sera salée.
Deuxièmement, les juges prendront en considération l’intérêt public. Ils estimeront d’abord le besoin d’assurer la vitalité économique de l’organisation pour conserver l’emploi des individus « innocents », les frais déboursés pour la poursuite ainsi que les autres pénalités financières, excluant les pénalités du Code criminel.
Finalement, les antécédents de condamnation criminelle et les mesures disciplinaires prises par l’organisation pour punir les employés qui ont participé à l’infraction seront les critères dont les tribunaux se prévaudront pour rendre leur jugement quant à l’amende.
Conclusion
Les accusations contre Transpavé en vertu des nouvelles dispositions du Code criminel sont une première au Québec. La suite nous indiquera de quelle façon les tribunaux appliqueront les nouveaux concepts relativement à la responsabilité pénale des entreprises et organisations.
Les changements que le gouvernement a apportés aux dispositions du Code criminel quant à la responsabilité pénale des organisations nous démontrent à quel point il est dorénavant primordial d’agir avec extrême prudence. Ainsi, les entreprises ont des obligations de santé et de sécurité auxquelles ils doivent se conformer. À défaut, elles pourront faire face à des accusations criminelles. Le gouvernement a fixé des peines sévères afin d’éliminer les accidents causés par la négligence des cadres supérieurs, des personnes morales et des organisations. La prévention par des cours de formation et des ateliers est essentielle pour éliminer ces accidents tragiques.
Actuellement, il n’y a pas de jurisprudence disponible, puisque les accusations criminelles contre Fantini ont été retirées et que Transpavé débute le processus judiciaire. Qu’adviendra-t-il des accusations criminelles portées contre Transpavé? Seront-elles retirées comme dans l’affaire Fantini? Le Québec sera-t-il à la remorque de l’Ontario? Est-ce que le rapport accablant de la Commission de la santé et de la sécurité aura raison de Transpavé? La preuve sera-t-elle suffisante? Quoi qu’il en soit, l’avenir nous le dira… en espérant que ces deux cas demeurent exceptionnels!
Danick Potvin, CRIA, avocat du cabinet Vaillancourt Guertin
Source : VigieRT, numéro 11, octobre 2006.
1 | Rapport d’enquête de la Commission de la santé et de la sécurité, dossier d’intervention : DPI4062804, numéro du rapport : RAP0319090, 23 mai 2006, p. 45. |
2 | Ibid., p. 47. |