Vous lisez : Développements récents en matière de harcèlement psychologique : survol des décisions ayant interprété les nouvelles dispositions de la Loi sur les normes du travail

Ayant maintenant « droit au chapitre » dans nos lois, le harcèlement psychologique, défini et invoqué devant les tribunaux, émerge graduellement de la jurisprudence. Les nouvelles dispositions en matière de harcèlement psychologique, incorporées le 1er juin 2004 dans la Loi sur les normes du travail (LNT)[1], ont donné lieu depuis deux ans à plusieurs sentences arbitrales ainsi qu’à plusieurs interprétations qui en ont précisé le concept législatif.

Les dispositions de la LNT en matière de harcèlement psychologique encadrent les relations entre employeurs et employés, entre collègues de travail ainsi qu’entre employés et tiers (tels la clientèle et les fournisseurs). La LNT offre donc désormais la possibilité de s’adresser à la Commission des normes du travail (CNT) qui déférera ensuite la plainte à la Commission des relations du travail (CRT) si elle juge la plainte fondée ou si les parties ne peuvent s’entendre.

Deux ans d’existence : brève rétrospective statistique[2]
Afin de dresser le bilan des deux années d’existence des dispositions de la LNT en matière de harcèlement psychologique, la CNT a compilé et publié des statistiques éloquentes. En voici quelques-unes couvrant une période récente :

  • entre le 1er avril 2005 et le 31 mars 2006, près de 2200 plaintes ont été déposées à la CNT;
  • de ce nombre, les parties ont réglé le différend par l’entremise d’une entente dans 38 % des cas; ces ententes ont pu prévoir, par exemple, le versement d’une indemnité ou le remboursement de frais liés à un programme de réinsertion au travail;
  • la CNT a toutefois déféré près de 200 plaintes (soit 9 %) à la CRT et 32 d’entre elles ont été réglées à l’amiable;
  • dans près de 25 % des cas, la CNT a déterminé que les plaintes ne constituaient pas du harcèlement psychologique;
  • par ailleurs, 24 % des plaintes ont été retirées pour diverses raisons (nouvel emploi occupé, situation au travail améliorée, etc.);
  • en outre, 8 % des plaintes reçues n’étaient pas admissibles et environ 5 % des plaintes ont été fermées pour des motifs administratifs;
  • il est intéressant de noter que 62 % des plaignants sont des femmes et que, dans la majorité des cas, les plaintes mettent en cause une personne en situation d’autorité;
  • dans près de 45 % des cas, la plainte pour harcèlement psychologique est accompagnée d’un autre recours prévu dans la LNT (par exemple, une plainte à l’encontre d’une pratique interdite ou d’un congédiement fait sans cause juste et suffisante);
  • finalement, dans la majorité des plaintes déposées, les plaignants ont reconnu n’avoir effectué aucune démarche auprès de leur employeur avant de soumettre leur plainte.

Décisions récentes en matière de harcèlement psychologique en vertu de la LNT
Depuis l’entrée en vigueur des dispositions relatives au harcèlement psychologique, la CRT a rendu quelques décisions en vertu des nouvelles dispositions de la LNT. Par contre, encore aujourd’hui, la majorité des décisions interprétant ces dispositions émane des tribunaux d’arbitrage, et ce, en raison de l’incorporation desdites dispositions dans toute convention collective[3].

Décisions émanant de la CRT
Dans l’affaire Bourque et Centre de santé des Etchemins[4], la plaignante, secrétaire de direction dans un établissement de santé, dépose une plainte pour harcèlement psychologique, alléguant que son nouveau supérieur tentait de réduire son autonomie et ne respectait pas son rythme de travail. Or, la preuve a plutôt révélé que la plaignante avait un problème d’assiduité important remontant à plusieurs années et avait été maintes fois rappelée à l’ordre à ce sujet par le passé. Elle se disait elle-même incapable de se plier au cadre d’organisation de l’entreprise qu’elle jugeait trop strict. Pour la CRT, l’employeur était en droit d’exiger que la plaignante respecte ses obligations d’employée en vertu de son contrat de travail, ce qui inclut le respect de son horaire de travail. La CRT conclut que la plaignante n’a pas réussi à faire la preuve de paroles ou d’actes constituant du harcèlement psychologique ou d’une conduite vexatoire portant atteinte à sa dignité.

Dans l’affaire Bangia[5], le plaignant occupait un poste de secrétaire juridique au sein d’une firme d’avocats. Le plaignant reproche à son supérieur immédiat d’avoir prononcé des paroles et commis des gestes qui ont porté atteinte à sa dignité. Or, en l’espèce, l’analyse de la preuve a amené la CRT à plutôt conclure que le plaignant n’avait pas été victime de harcèlement psychologique. En effet, reconnaissant que le supérieur immédiat ait pu tenir certains propos, la CRT considère que ces propos avaient souvent été exprimés en réaction au comportement du plaignant lui-même. La preuve a démontré que ce dernier prenait la liberté de modifier les énoncés qui lui étaient dictés ou faisait des ajouts, malgré les avertissements de son employeur, et posait continuellement des questions sur des évidences ou des futilités. Pour la CRT, l’expression des paroles reprochées dénote davantage l’étonnement et l’exaspération que l’hostilité et apparaît normale dans le contexte.

La CRT conclut que :

«  Dans un contexte de travail, il y a toujours des situations plus stressantes que d’autres. Elles peuvent engendrer à l’occasion des réactions plus vives, mais il faut justement les remettre dans leur contexte afin d’y retrouver une intention malveillante. »[6]

Dans cette décision, la CRT rappelle que la conduite vexatoire doit s’apprécier conformément au modèle « subjectif-objectif », qui consiste à évaluer si une personne raisonnable, objective et dotée d’attributs semblables aurait conclu à une situation de harcèlement, et ce, afin d’éviter « de focaliser uniquement sur le point de vue d’une personne ayant des problèmes de victimisation[7] ».

La CRT décidait récemment que l’employeur qui « engueule » un salarié devant les clients, lui reproche son orientation sexuelle et refuse de lui adresser la parole commet des actes hostiles et répétés qui constituent une conduite vexatoire[8]. Il est à noter qu’une demande de révision a été accordée dans la présente affaire, car l’employeur n’était pas présent à l’audience.

Dans une autre décision, le fait de parler fort ou sur un ton méprisant sans autres explications à un plaignant n'a pas été considéré comme constituant des gestes hostiles[9].

Dans la décision Allaire c. Research House Inc. (Quebec Recherches)[10], la CRT accueille la plainte pour harcèlement psychologique du plaignant, car la preuve a démontré que le plaignant avait été la cible de critiques répétées et injustifiées de la part de son superviseur. L’employeur reprochait notamment au plaignant son incapacité à atteindre certains objectifs de rendement. La CRT conclut que l’employeur a fait preuve d’acharnement à l’égard du plaignant en cherchant à miner son moral. On reproche également à l'employeur son absence de soutien au plaignant afin de l’aider à atteindre ses objectifs de rendement. Ainsi, la CRT juge que les critiques ont porté atteinte à l’intégrité psychologique du plaignant et l’ont fait douter de ses capacités.

La CRT a rendu en début d’année une décision particulièrement intéressante[11] relativement à une demande d’intervention d’un cadre, présumé harceleur, dans le dossier opposant une plaignante à son employeur. En première instance, la CRT avait cependant refusé l’intervention du cadre pour les motifs qu'il ne possédait pas un intérêt distinct de son employeur et que seul ce dernier était susceptible d’être visé par une ordonnance de la nature de celles prévues à la LNT. Par contre, l’instance de révision de la CRT a accueilli la demande de révision du cadre, car :

« Après les affirmations de la plaignante et de l’employeur, tout le monde sait que seule la conduite de Pierre Marois est au cœur du litige et que la CDPDJ se dissocie de son président. Pourtant, si rien ne changeait, la cause serait entendue sur le fond sans que Pierre Marois n’ait l’assurance d’être entendu et de se défendre puisque l’intimée, dans les plaintes, est la CDPDJ-employeur, être immatériel qui ne peut en soi causer du harcèlement. Une décision accueillant les plaintes aura un impact direct sur son droit à la sauvegarde de sa dignité, de son honneur et de sa réputation. Autre élément très particulier, il se pourrait que la Commission doive tenir compte au fond des particularités du poste de président de la CDPDJ pour déterminer les remèdes appropriés. »[12]

Le directeur des affaires juridiques de la CNT a cependant rendu publique son intention de demander la révision de cette décision en Cour supérieure.

Bien que la CRT qualifie le cas de M. Pierre Marois d’exception, il sera intéressant de suivre l’évolution de la jurisprudence de la CRT, particulièrement lorsque des cadres déposeront des demandes d’intervention en alléguant que la plainte risque de porter atteinte à leur dignité ou à leur réputation.

Décisions émanant des tribunaux d’arbitrage
Dans une décision interlocutoire récente[13], deux plaignantes ayant porté plainte contre un contremaître pour harcèlement psychologique ont déposé devant l’arbitre de grief une requête pour ordonnance de sauvegarde en vertu de l’article 100.12 g) du Code du travail afin d’établir les conditions de réintégration du contremaître en cause. En effet, il appert que le contremaître avait été frappé d’une suspension de six mois suivant les événements. À la lumière de la preuve recueillie et du sérieux des allégations des plaignantes, l’arbitre a ordonné à l’employeur de prendre des mesures provisoires, applicables pendant le processus d’arbitrage, afin de s’assurer que le contremaître ne puisse d’aucune façon entrer en contact avec les plaignantes dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de son travail.

Dans l’affaire Syndicat des employées et employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 (SCFP-FTQ) et Hydro-Québec[14], l’arbitre de grief vient préciser l’intensité de l’obligation incombant à l’employeur d’assurer un milieu de travail exempt de harcèlement en vertu de l’article 81.19 alinéa 2 LNT. Il conclut que la LNT impose à l’employeur de prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique et de le faire cesser dès qu’il en est informé, et ce, indépendamment de sa source (collègues de travail, représentants de l’employeur ou tiers).

La teneur de cette responsabilité de l’employeur a récemment fait l’objet de précisions. Un arbitre rappelait que l’identification du problème par l’employeur ne devrait pas uniquement découler des informations communiquées par le syndicat. Ainsi, lorsqu’un grief est déposé, l’employeur doit, dans le cours normal des relations du travail, faire enquête auprès de son personnel de gérance afin de déterminer quelles sont les circonstances entourant le dépôt du grief[15].

Conclusion
Jusqu’à présent, les décisions rendues par la CRT en matière de harcèlement psychologique suivent la jurisprudence élaborée par les tribunaux d’arbitrage et les cours supérieures. Ainsi, on continue de reconnaître le droit de l’employeur de diriger son entreprise sans que cela ne constitue du harcèlement psychologique, pour autant qu’il exerce ce droit de manière raisonnable.

Il est d’ores et déjà possible de constater, par l’analyse des décisions rendues par la CRT, que cette dernière exige une preuve étoffée du plaignant sur chacun des allégués de harcèlement psychologique avant de conclure à sa présence. Ainsi, le seul fait d’affirmer qu'on fait l’objet de harcèlement psychologique ne suffit pas; encore doit-on en faire la preuve par des exemples probants de gestes et de comportements hostiles ou non désirés.

Marie-Claude Perreault, CRIA, avocate associée, Isabelle Marcoux, avocate du cabinet Lavery, de Billy et Pierrick Bazinet, étudiant

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 11, octobre 2006.


1 L.R.Q. c. N-1.1.
2 Le harcèlement psychologique – deux ans de pratique à la Commission des normes du travail, juin 2006, en ligne à http://communiques.gouv.qc.ca
3 Article 81.20 LNT.
4 Bourque et Centre de santé des Etchemins, D.T.E. 2006T-314 (C.R.T.).
5 Neal Bangia et Nadler, Danino S.E.N.C., 2006 QCCRT 0419 (C.R.T).
6 Ibid., p. 31.
7 Ibid., p. 28.
8 Ganley et 9123-8014 Québec inc. (Subway Sandwiches & salades), D.T.E. 2006T-170 (C.R.T.).
9 Louise Hilaregy et 9139-3249 Québec inc. (Restaurant Poutine La Belle Province), D.T.E. 2006T-550 (C.R.T.).
10 D.T.E. 2006T-380 (C.R.T.).
11 Marois et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, D.T.E. 2006T-245 (C.R.T.).
12 Marois et Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, D.T.E. 2006T-694 (instance de révision, C.R.T.), p. 9.
13 Syndicat des employés municipaux de Matane et Matane (Ville de), D.T.E. 2006T-52 (T.A.).
14 Syndicat des employées et employés de métiers d’Hydro-Québec, section locale 1500 (SCFP-FTQ) et Hydro-Québec, D.T.E. 2006T-302 (T.A.).
15 Métallurgistes unis d’Amérique, local 9414 et Les outillages K & K ltée, AZ-50386612 (T.A.).
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