« Le conflit est comme l’eau : une trop grande quantité cause des dommages aux individus et aux propriétés; une trop faible quantité produit un paysage sec, désert, sans vie et sans couleur. Nous avons besoin d’eau pour survivre; nous avons besoin d’un certain niveau de conflit pour nous épanouir et grandir. » (Cathy A. Costantino et Christina Sickles Merchant dans Designing conflict management systems: a guide to creating productive and healthy organizations, 1996)
Quand on y regarde de près, bien des situations appréhendées de harcèlement en milieu de travail découlent d’un conflit qui n’a pas été géré ou qui ne l’a pas été efficacement. En conséquence, se munir d’une politique de prévention du harcèlement, c’est déjà très bien; concevoir un système intégré de gestion des conflits, c'est encore mieux!
Selon l’Ordre des psychologues du Québec, plus de 48 % des consultations auprès de ses membres sont liées au milieu de travail dont les conflits font partie du quotidien :
- pression du temps, de l’argent, de la productivité et des autres obligations personnelles, familiales et sociales;
- interaction entre plusieurs générations qui ne partagent pas les mêmes perspectives, sinon les mêmes valeurs, en ce qui a trait au sens du travail, à l’autorité, à la discipline et à l’engagement;
- exigences du travail, abus de toutes sortes, difficultés d’adaptation et charges émotives qui en découlent; manque de ressources, de sens et de reconnaissance; et bien sûr… difficultés de communication avec les patrons ou les collègues! Comme l’écrit l’auteur français Bernard Werber : « Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous avez envie d’entendre, ce que vous entendez, ce que vous comprenez, il y a dix possibilités qu’on ait des difficultés à communiquer. »
La préoccupation grandissante à l’égard des nombreuses conséquences des différends en milieu de travail a déclenché un intérêt énorme à explorer, au sein de certains organismes et ministères fédéraux, depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, d’autres façons de faire pour mieux prévenir, régler, résoudre, gérer ou transformer les situations de conflits. D’ailleurs, depuis la législation de 2005 sur la modernisation de la fonction publique fédérale, ils doivent tous mettre en œuvre un système intégré de gestion des conflits. Un système intégré fait place à la fois à l’exercice du pouvoir, au recours à différents mécanismes axés sur les droits, tels les griefs et les plaintes, ainsi qu’à l’offre active des modes davantage axés sur les intérêts des parties en cause, comme la facilitation, la médiation, le coaching en matière de conflits, les évaluations de besoins de groupe et la brochette d’interventions possibles pour rétablir la communication au sein d’une équipe.
Les objectifs d’un système intégré de gestion des conflits
Les objectifs poursuivis par un système intégré de gestion des conflits peuvent être multiples. On reconnaît le plus souvent les objectifs suivants.
La promotion d’un milieu de travail sain et responsable
Les efforts consacrés d’abord à l’information sur les exigences comportementales de l’organisation et les services de soutien disponibles, puis à la sensibilisation aux effets des conflits sur les individus et sur l’organisation et, enfin, au développement des compétences en matière de savoir-faire et de savoir-être en milieu diversifié ont un impact positif sur l’habilitation des employés à faire face eux-mêmes à leurs différends et contribuent à leur prévention.
La gestion des coûts et des impacts des conflits
On ne peut se le cacher, bien que le conflit se révèle souvent positif et utile pour clarifier des enjeux et accroître le niveau de créativité, il peut aussi représenter des coûts particulièrement élevés pour l’entreprise lorsqu’il n’est pas géré de manière efficace : coût des salaires liés à sa résolution et coût de ses effets sur la motivation, la productivité, la santé, l’absentéisme, le maintien à l’emploi et l’image de marque de l’entreprise, lorsque celle-ci demeure aux prises avec des conflits récurrents et résurgents. Les mesures de résolution près de la source pour mettre fin à des comportements indésirables et empêcher que ces conflits n’escaladent et ne polarisent les effectifs constituent autant de mécanismes permettant de ramener rapidement le niveau espéré d’efficacité personnelle et organisationnelle.
La transformation durable de la culture et la réduction des possibilités de conflits dans l’avenir
Les mesures de prévention permettront d’agir sur les causes plus systémiques de conflits et les interventions faisant appel aux modes alternatifs vont développer un sens de l’autodétermination et des habiletés qui contribueront à la modification en profondeur des attitudes, à l’établissement de relations durables entre les individus et à une meilleure cohésion de l’équipe de travail.
Les éléments d’un système intégré de gestion des conflits
Même si, à ce jour, seules des organisations de bonne taille se sont mises à la table à dessin, les éléments dont il faut tenir compte, pour la conception et la mise en œuvre d’un système intégré de gestion des conflits, relèvent davantage des habiletés de leadership et de gestion que du mystère. Quels sont donc ces éléments?
Besoins réels et engagement profond
Un diagnostic réalisé grâce à une bonne consultation auprès des gestionnaires, des employés et des partenaires va renseigner sur les différends les plus courants, récurrents et incapacitants au sein de l’organisation, sur leurs causes et les parties impliquées, sur leur fréquence, leur durée, leurs coûts et leurs conséquences, sur le degré de satisfaction à l’égard des recours et modes de résolution usuels, sur le niveau actuel de confort et de compétence des acteurs à l’égard du conflit et donc sur l’opportunité et la teneur du changement nécessaire. Bien sûr, l’engagement envers ce changement devra être ressenti dans toute l’organisation avant d’entreprendre l’instauration du système et de rechercher l’appropriation de ses membres.
Intégration, harmonisation et institutionnalisation
Il faut essentiellement que cette initiative puisse établir des liens avec les systèmes en place, la culture et les valeurs de l’organisation et soutenir ses objectifs d’affaires. Il faut également prévoir que cette intervention soit en mesure de complémenter d’autres initiatives de transformation, comme la gestion des compétences ou la gestion du rendement, ou d’être soutenue par elles.
Simplicité, flexibilité, économie, satisfaction et durabilité
Le système doit être volontaire et facile d’accès pour tous les employés et tous les types de différends. Les procédures doivent être conviviales et pouvoir être adaptées pour permettre la résolution du conflit, d’abord directement avec les personnes concernées; en effet, celles-ci sont davantage en mesure d’échanger leurs points de vue et de faire comprendre leurs intérêts respectifs, de rétablir une relation de confiance et d’en arriver à une solution mutuellement satisfaisante et durable sur le fond des choses. Cette étape doit nécessairement avoir lieu avant que les personnes concernées requièrent l’appui d’un gestionnaire supérieur pour les aider à résoudre leur conflit ou même avant qu’elles recourent, à grands frais, à l’affirmation de leurs droits à un autre palier hiérarchique ou devant une autre instance.
Responsabilisation maximale et développement des compétences
On n’insistera jamais suffisamment, le conflit appartient aux personnes concernées et il exige que ces dernières soient directement sensibilisées à ses effets et à la nécessité de s’impliquer dans sa résolution grâce au dialogue et à la collaboration. Les employés qui contribuent à une communication basée sur les intérêts ou qui participent à un processus de facilitation ou de médiation menant à la résolution d’un conflit jouissent d’une opportunité extraordinaire d’apprentissage et de croissance qui leur évite toute prise en charge par les autres à l’avenir. Dans cette veine, une organisation fédérale a même fait de la gestion des différends une compétence organisationnelle servant à la sélection, au développement et au maintien en emploi des membres de son effectif, ce qui constitue une initiative particulièrement innovatrice de prévention, mais aussi de développement du leadership.
Assurance et soutien
Pour faire confiance à ces mécanismes, les employés ont besoin d’un minimum d’assurance : l’assurance d’abord qu’ils sont libres de recourir au mode le plus approprié de résolution de leurs conflits, qu’ils peuvent compter sur un traitement impartial et compétent par un intervenant offrant des services de facilitation ou de médiation, que leurs droits d’employés, comme l’accompagnement ou la représentation, et enfin que les besoins de confidentialité seront respectés. Pour s’engager dans une telle initiative de responsabilisation, les employés comme leurs gestionnaires ont besoin aussi d’un minimum de formation et d’un soutien continu en matière de communication. Enfin, pour assurer le succès global de l’initiative, l’entreprise doit aussi pouvoir compter sur une gestion de mise en œuvre, un plan de communication, des mécanismes d’évaluation et des suivis efficaces.
Les avantages des modes alternatifs de résolution des conflits
Plusieurs organisations, particulièrement les entreprises syndiquées, disposent déjà d’une variété de mécanismes axés sur les droits, tels les griefs et les plaintes formelles ou informelles. La Loi modifiant la Loi sur les normes du travail et d’autres dispositions législatives (loi 143) est venue ajouter des formes de recours pour faire face aux situations de harcèlement psychologique. Afin de concevoir un système intégré de gestion des conflits qui leur permettra d’éviter que leurs employés aient recours à une organisation externe comme la Commission des normes du travail pour résoudre des milliers de plaintes, il ne reste donc plus aux entreprises qu’à entrevoir d’offrir à l’interne certains mécanismes alternatifs de résolution des conflits. Qu’est-ce donc qui rend les modes alternatifs de résolution des conflits aussi attrayants? Les avantages de ces modes, notamment la médiation, la facilitation, le coaching ou les différentes interventions en groupe, sont nombreux lorsqu’ils sont soutenus par de bons programmes de prévention :
- la plupart des conflits se règlent en quelques heures ou en quelques jours, surtout lorsqu’ils sont pris en charge rapidement, ce qui contribue à une économie de temps et d’argent pour les personnes concernées et les intervenants; plusieurs organisations établissent en effet le coût de l’enquête sur les plaintes de harcèlement ou du traitement de griefs en plusieurs paliers à cinq ou dix fois le coût d’une médiation du même différend;
- les procédures sont plus simples et conviviales que les nombreux paliers de règlement de griefs ou les tribunaux d’arbitrage;
- les parties au conflit peuvent librement faire entendre et comprendre leurs besoins et intérêts profonds, sinon leur vécu émotif, tout en demeurant responsables de trouver elles-mêmes les solutions les plus appropriées et en maintenant un bon contrôle sur les résultats, contrairement à un processus laissant la décision exécutoire à une tierce partie; par la même occasion, elles sont sensibilisées aux effets de leurs comportements, de leur type de communication et des conflits en général sur les autres et sur l’organisation;
- le dialogue facilité par l’intervenant permet d’aller vraiment au cœur des problèmes et de prévenir ainsi leur récurrence, mais il contribue aussi à rétablir le lien de confiance nécessaire à la poursuite de relations professionnelles basées sur une nouvelle collaboration;
- la satisfaction des parties est plus grande, les apprentissages s’impriment en permanence et les compétences acquises peuvent être transférées à d’autres contextes;
- la guérison des blessures psychologiques se révèle durable et les employés sont en mesure de recouvrer leur santé et l’organisation la sienne.
Les modifications apportées à la Loi sur les normes du travail, en juin 2004, ne représentent donc pas seulement une contrainte additionnelle, mais bien une opportunité extraordinaire, pour les entreprises, de pousser plus loin l’obligation qui y est faite de prévenir le harcèlement psychologique en tentant d’agir sur les causes des conflits sous-jacents, ponctuels ou systémiques, en plus de favoriser des interventions précoces qui risquent de faire moins mal à l’organisation et aux gens concernés.
Fernand Bélair, CRHA, médiateur, Résolumed
Source : Effectif, volume 9, numéro 3, juin/juillet/août 2006