Vous lisez : Dans une organisation, quand haute performance se conjugue avec conflit – Le mâle alpha

On entend souvent affirmer que les habiletés relationnelles sont un facteur déterminant du succès des individus. On dira par exemple qu’on embauche une personne pour ses connaissances techniques, mais qu’on la met à la porte en raison de problèmes relationnels.

Cela dit, les choses se complexifient lorsqu’un employé qui ne brille pas par son tact performe remarquablement dans son organisation… Le mâle alpha pose un dilemme à son organisation en raison de sa performance individuelle exemplaire doublée d’effets relationnels collatéraux négatifs qui créent potentiellement (certains diront généralement) des conflits pouvant nuire au succès de l’équipe.

Des revues anglophones prestigieuses (Harvard Business Review, Executive Excellence, Sales and Marketing Management) destinées aux praticiens consacrent de plus en plus d’articles à ce type particulier de cadres. Il s’agit de cadres très intelligents, vifs d’esprit, confiant et ambitieux, qui présentent un dilemme de fond à plusieurs organisations. Notre article soulève l’enjeu que posent ces acteurs très talentueux qui ont aussi, malheureusement, une personnalité abrasive qui peut créer et alimenter des conflits avec leurs collègues. Plusieurs expressions les désignent : « champion », « étoile », « mâle alpha », « jeune loup », « top dog », « young turk », « carriériste », « maverick » (« franc-tireur » porteur de déviance), « prima donna ». Pour traiter de cette problématique, nous pourrions choisir hâtivement de mettre l’accent sur des employés cadres en début de carrière; cependant, nous souhaitons que nos propos suscitent la réflexion sur tous les cadres intermédiaires, car il est évident que ce problème ne se limite pas aux jeunes recrues fringantes qui amorcent leur carrière.

Ce qu’est le mâle alpha
Les mâles alpha se démarquent des autres et leur visibilité est un indicateur de leur différence. Et si différence il y a, c’est donc que d’autres profils existent, profils qui interagissent nécessairement avec eux. À cet égard, le livre à succès de Lynch et Kordis, La stratégie du dauphin, présente trois profils : les carpes, les requins et les dauphins. Pour l’essentiel, les carpes sont des acteurs qui croient ne jamais pouvoir être vainqueurs. Craignant tout projet, car ils ont la certitude que cela mènera à l’échec, ils se répètent sans cesse un discours de victime et opposent généralement une résistance passive à tout changement. En revanche, les requins sont des acteurs qui croient aussi en cette idéologie du gagnant-perdant (comme les carpes), mais ils sont compétitifs, très combatifs et déterminés à gagner quel qu’en soit le prix. Ils tirent profit de la plupart des projets auxquels ils peuvent participer. Face à leur entourage, ils se disent selon Lynch et Kordis : « D’abord, j’essaie de les vaincre et si je n’y parviens pas, j’essaie de me joindre à eux ». Les dauphins, quant à eux, se démarquent par leur ingéniosité, leurs idées novatrices, leur maturité relationnelle de même que leur idéologie voulant que tout scénario soit potentiellement gagnant-gagnant, peu importe la situation. Contrairement aux requins, ils misent systématiquement sur la solidarité, la coopération, la responsabilité de tous et l’innovation collective au bénéfice de l’organisation dans son ensemble.

On aura compris que le profil des requins correspond à celui des mâles alpha. L’explication du discours de ceux-ci, telle qu’elle est présentée par Lynch et Kordis, laisse entendre tout d’abord que le jeu du mâle alpha est principalement centré sur son parcours professionnel. Ensuite, nous comprenons que le mâle alpha tente, lorsqu’il le juge à propos, de tirer son épingle du jeu en s’intégrant en apparence au groupe. C’est ce que certains pourraient appeler une affaire de marketing de sa personne. Le mâle alpha, capitalisant et jouant politiquement sur sa visibilité, tentera au moment opportun de se montrer à ses pairs sous un éclairage avantageux, notamment si cela implique de jouer stratégiquement la carte de l’esprit d’équipe et de se fondre momentanément au groupe. N’y a-t-il pas un proverbe qui dit qu’il faut tendre la voile selon le vent?

Encore plus intéressant est le constat que la typologie de Lynch et Kordis (tout comme d’autres typologies du même ordre d’ailleurs) suggère que le jeu des requins est d’une certaine manière alimenté par celui des carpes (en fait ils s’alimentent probablement l’un et l’autre). Ce qu’il est important de retenir ici, c’est que le dilemme que le mâle alpha pose à son organisation n’est pas totalement occasionné par cet employé : lorsqu’il y a conflit, est-on seul ou ne nous faut-il pas un vis-à-vis pour qu’il y ait justement cette tension à résoudre? À ce propos, nous déplorons que les articles qui nous montrent des cas pratiques sur les mâles alpha passent sous silence la contribution des pairs au conflit. Selon nous, reconnaître que le conflit n’est pas le résultat de l’action d’une seule personne est capital : cette prise de conscience nous permettra de cibler les mêmes personnes pour la recherche commune de solution.

Mâle ou femelle?
Mais avant de poursuivre, il y a lieu de se demander si les mâles alpha sont uniquement des hommes. En fait, l’expression « mâle alpha » réfère à une recherche intéressante, menée il y a quelques années par un couple de chercheurs, Ludeman et Erlandson, pour la Harvard Business Review. Bien que l’expression puisse porter à penser qu’il s’agit uniquement d’hommes, les études menées à ce jour supportent l’idée que ces étoiles performantes qui se démarquent dans leur milieu de travail peuvent être autant des femmes que des hommes. L’expression « mâle alpha » sous-entend simplement une personnalité difficile, une attitude agressive, dominatrice, intimidante, impatiente et sur-confiante que le stéréotype associe à tort ou à raison aux hommes. En réalité, l’expression est androgyne et ne devrait pas nous empêcher de reconnaître que ce dilemme du mâle alpha peut être posé à la fois par les hommes et les femmes talentueux qui ont des comportements abrasifs occasionnant des conflits regrettables dans les organisations.

Comment aborder le dilemme…
Le professionnel de la gestion des ressources humaines peut envisager ce dilemme de différentes façons selon son appréciation du ou des conflits et, par ailleurs, sa perception des appuis politiques que détient le cadre talentueux. Par exemple, il peut être dans la situation la plus encourageante possible, soit celle où la direction partage heureusement son interprétation : on s’entend qu’il y a un problème relationnel à régler et qu’il faut le gérer de manière sans doute ingénieuse, car les conséquences du départ de l’employé peuvent être tout autant négatives que le statu quo. Le professionnel a alors l’avantage de pouvoir d’entrée de jeu travailler dans le même sens que la haute direction.

Cependant, le gestionnaire des ressources humaines peut aussi se trouver dans une autre situation : celle où il tente d’amener l’employé talentueux à prendre conscience du conflit et à s’ajuster, alors qu’au même moment, celui-ci profite orgueilleusement de la reconnaissance que lui donnent ses appuis hiérarchiques supérieurs. Trop souvent malheureusement, les hauts dirigeants hésitent longuement avant de se départir d’un employé très productif… Le premier objectif du gestionnaire est alors de s’assurer que la haute direction comprend bien le point de vue de l’équipe en interaction avec l’employé talentueux. Nous reprendrons cette piste de solution à la fin de l’article. Cela dit, retenons aussi qu’il n’est pas nécessaire que le conflit soit ouvert pour que l’esprit d’équipe s’en ressente. Pensons aux carpes dont nous parlions précédemment. Avec celles-ci, beaucoup de conflits peuvent être latents et ne pas provoquer de discussions musclées, mais la personnalité abrasive de l’employé talentueux pourra être à la source d’un climat de méfiance et de ressentiment, ce qui est tout aussi préjudiciable au succès collectif.

Attitude de la haute direction
On reconnaît toute la complexité du dilemme posé par le mâle alpha lorsqu’on sait que plusieurs hauts dirigeants ont malheureusement trop souvent une reconnaissance positive de la trajectoire professionnelle de cet acteur. Cette reconnaissance est d’autant plus positive que certains hauts dirigeants sont eux-mêmes des mâles alpha qui se reconnaissent dans le parcours rapide de cet employé talentueux. Ils perçoivent sa trajectoire professionnelle comme étant à l’image du tempo des activités internes de l’organisation, positive parce que jalonnée de bonnes réalisations et encourageante quant aux résultats qui seront produits. Alors que ce mâle alpha est mal aimé et souvent littéralement honni par ses pairs (il y très souvent consensus), il n’est pas rare que la haute direction le perçoive comme un employé indispensable à l’organisation (sa « moyenne au bâton » est surprenante, les objectifs sont atteints avec diligence). Bien sûr, le problème s’aggrave lorsque la direction décide de promouvoir ce cadre performant à un poste à responsabilité plus élevée.

Ouvrons ici une petite parenthèse d’importance : l’écueil que le dilemme représente est de croire sans trop réfléchir que tout succès individuel reconnu par la haute direction contribue systématiquement à la réussite organisationnelle. Selon nous, il n’y a pas toujours adéquation; pour soutenir notre point de vue, nous nous référons à une étude scientifique menée par les chercheurs Groysberg, Nanda et Nohria en 2004. Cette étude fascinante porte sur mille analystes financiers chevronnés si performants que leur réputation a franchi les murs de leur organisation. Cette visibilité leur a valu, pour certains, de se faire repérer par des chasseurs de têtes. Les auteurs en arrivent à une conclusion surprenante. Après leur changement d’emploi, l’étude démontre qu’au service de leur autre employeur, leur performance a baissé au point d’influencer à la baisse la valeur en bourse de l’action de leur nouvelle organisation :

« Top performers quickly fade out after leaving one company for another. The results were striking. After a star moves, not only does her performance plunge, but so does the effectiveness of the group she joins – and the market value of her new company. Moreover, transplanted stars don’t stay with their new organizations for long, despite the astronomical salaries firms pay to lure them from rivals. Companies cannot gain a competitive advantage or successfully grow by hiring stars from outside. Firms shouldn’t fight the star wars, because winning could be the worst thing that happens to them. »

Est-ce que ces employés hyper performants sont tous des mâles alpha? L’étude ne le confirme pas, mais notre intention est surtout ici de mettre en lumière le fait que le succès individuel ne contribue pas toujours au succès organisationnel. Selon nous, c’est sur ce plan précis que le professionnel de la gestion des ressources humaines aura le plus de fil à retordre, parce qu’il s’agit de convictions profondes de la direction à propos de la substantielle et systématique contribution à valeur ajoutée du mâle alpha au succès de l’organisation.

Selon le type d’organisation…
Il faut dire aussi que le type d’organisation est un élément important à considérer. Autrement dit, les choses ne seront pas les mêmes selon que l’organisation est du secteur public (où le principe de l’égalité est une valeur forte) ou qu’elle est du secteur privé (secteur dans lequel on retrouve le plus souvent une méritocratie avec sa dérive potentielle d’une compétition interne entre pairs). Selon nous, le dilemme posé par le mâle alpha a plus d’acuité dans les organisations privées où la reconnaissance se fait principalement au mérite, et encore davantage dans le cas de firmes-conseils qui sont des pépinières de professionnels pugnaces et fortement ambitieux.

À l’opposé et de manière générale, l’organisation du secteur public a l’avantage de ne pas avoir à endiguer les risques d’une compétition malsaine. À ce propos, voici un proverbe indien que nous a déjà raconté un conférencier venu d’Orient : selon ce proverbe, les commerçants vendant des crabes frais les entreposent dans des caisses de bois qui sont délibérément non couvertes, pour permettre aux crabes de s’oxygéner correctement et d’être donc meilleurs à la consommation. Mais notre intérêt pour cette histoire est le suivant : aucun crabe ne peut se sauver parce qu’aussitôt qu’un d’entre eux tente de s’élever au-dessus de la mêlée, les autres le pincent pour le ramener dans le groupe. Cette métaphore distrayante nous laisse imaginer que certains contextes peuvent avoir la capacité naturelle d’endiguer l’émergence de conflits. Mais au-delà de cette histoire indienne, et quoique l’organisation publique nous semble a priori plus à l’abri du dilemme posé par le mâle alpha, nous pensons que nulle ne peut être totalement protégée de ce genre de problème. La raison est tout autour de nous : les organisations d’aujourd’hui éprouvent de plus en plus leur capacité à innover et à exceller. En outre, le rythme accéléré qui se généralise de plus en plus peut, à tort, soutenir une reconnaissance mal avisée des mâles alpha qui mettent de l’avant des résultats quantitatifs visibles et qui séduisent littéralement la haute direction.

Il y a des années, Levinson publiait un quiz très sérieux dans la Harvard Business Review, qui portait précisément sur les employés au tempérament abrasif. Son quiz comporte treize questions qui permettent à chacun de jauger son « potentiel alpha ». L’exercice est de se poser à soi-même ces questions. L’idéal est aussi de mettre à profit son conjoint, ses pairs, ses amis, et même, si possible, ses subordonnés. Chacun répondra selon son interprétation de la personne en situation d’interaction avec les autres.

Quiz de Levinson
  1. Faites-vous preuve de condescendance lorsque vous formulez une critique? Dites-vous par exemple en parlant d’autres membres du personnel que vous « allez les remettre à leur place » ou « leur apprendre le respect »?
  2. Devez-vous toujours avoir le plein contrôle? Doit-on toujours obtenir votre approbation?
  3. Lors des réunions, consacrez-vous trop de temps à présenter vos observations?
  4. Êtes-vous prompt à attaquer quelqu’un sur un point?
  5. Sentez-vous toujours le besoin d’argumenter? Est-ce que les discussions se transforment rapidement en disputes?
  6. Les gens hésitent-ils à aborder un sujet avec vous? S’abstiennent-ils de dire ce qu’ils pensent? Lorsqu’une personne donne franchement son opinion, considérez-vous que ses observations sont stupides?
  7. Est-il important pour vous de posséder les symboles du statut et du pouvoir?
  8. Avez-vous l’habitude de vous soustraire habilement à vos responsabilités?
  9. Êtes-vous réticent à laisser d’autres personnes avoir les mêmes privilèges et avantages que vous?
  10. Lorsque vous parlez de vos activités, abusez-vous du « je »?
  11. Vos subalternes vous admirent-ils parce que vous êtes solide et compétent ou parce qu’au sein de l’entreprise ils se sentent solides, compétents et soutenus?
  12. Les gens vous décrivent-ils, à votre étonnement, comme une personne froide et distante, alors que ce que vous souhaitez en fait, c’est qu’ils vous apprécient?
  13. Vous considérez-vous plus compétent que vos collègues, votre patron? Vous comportez-vous de façon à le leur laisser savoir?

Selon Levinson, si une personne répond par l’affirmative à trois questions ou plus, elle a des chances d’être abrasive pour son entourage. Et si elle répond oui à plus de six questions, on peut dire avec une bonne certitude que son tempérament est abrasif. Cela dit, les questions prises séparément ne témoignent pas d’un problème en soi.

On peut trouver ce quiz intéressant ou non. Mais nous le savons tous, il reste que tout conflit requiert l’élaboration d’une solution personnalisée au contexte. Voici quelques axes de développement importants pour décider d’une intervention convenable.

Règles d’or

  • Bien évaluer le pouvoir officiel et officieux du mâle alpha avant d’entreprendre tout plan d’action.
  • S’assurer de l’appui de la haute direction avant toute chose et faire valoir les enjeux auprès d’elle.
  • Documenter tous les événements qui témoignent des problèmes relationnels entre le mâle alpha et son entourage (se doter d’indicateurs de mesure pouvant soutenir son dossier).
  • Avoir une politique organisationnelle claire qui concerne le respect mutuel.
  • Gérer le dossier de manière neutre et confidentielle.
  • Faire contribuer tous les employés impliqués dans le conflit.

Haute direction

  • Évaluer le risque que prend la haute direction en récompensant sans réserve un mâle alpha simplement parce que les chiffres qu’il amène sont impressionnants. N’y a-t-il pas là un risque que le message soit interprété comme si l’organisation cautionnait un comportement abrasif?
  • Clarifier la définition du succès individuel et la définition du succès de groupe que les hauts dirigeants veulent se donner.
  • Réévaluer les dispositifs de communication servant à transmettre la définition du succès individuel et du succès de l’organisation établie par la haute direction.

Mâle alpha

  • Évaluer de la manière la plus précise possible les conséquences du départ du mâle alpha sur le succès collectif.
  • Revoir les critères d’évaluation pour rendre compte de l’importance réelle accordée aux habiletés de négociation ou de persuasion (convaincre ses pairs de ses idées). Peut-on faire en sorte qu’une partie de l’évaluation soit subordonnée à l’évaluation des pairs ?
  • Évaluer la possibilité de déplacer l’employé performant dans la structure organisationnelle pour qu’il ait le moins de contacts possible avec les pairs.
  • Évaluer le tact ou la maturité relationnelle du supérieur immédiat.

Pairs et autres employés impliqués

  • Outiller les pairs pour qu’ils puissent réagir d’une façon plus affirmée devant le male alpha.
  • Clarifier les rôles et responsabilités de chaque employé afin d’éviter les chevauchements de responsabilités ou les zones d’ombre qui sont autant de terreaux fertiles rapidement investis par le mâle alpha pour agrandir son cercle d’influence et alimenter la construction de son succès.

Jacqueline Dahan, CRHA, boursière aux études doctorales de l’université de Sherbrooke, département de management

Source : Effectif, volume 9, numéro 3, juin/juillet/août 2006

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