Il semble que le phénomène de la dénonciation en milieu de travail ait pris beaucoup d’ampleur au cours des dernières années. Les médias nous ont en effet rapporté plusieurs cas où des pratiques douteuses au sein d’entreprises ont été dénoncées par des employés. Citons notamment les scandales impliquant Enron ou WorldCom. Pourtant, ce phénomène n’est pas nouveau et a fait l’objet de nombreuses décisions qui nous permettent de dégager les droits et obligations des salariés en matière de dénonciation.
Dans cet article, nous traiterons tout d’abord de la dénonciation interne dans l’entreprise. Nous analyserons dans cette partie l’obligation du salarié de dénoncer un collègue de travail ainsi que l’obligation de participer à une enquête interne. Ensuite, nous étudierons la dénonciation externe, soit le phénomène du whistleblowing et les protections contre les mesures disciplinaires offertes aux salariés-délateurs.
La dénonciation à l’intérieur de l’entreprise
Depuis l’entrée en vigueur du Code civil du Québec[1] en 1994, le devoir de loyauté d’un salarié envers son employeur est codifié et s’impose dans toutes les relations du travail. Cette obligation implique qu’un salarié doit agir dans le meilleur intérêt de son employeur et éviter de lui porter préjudice.
L’obligation de dénoncer un collègue de travail ou un supérieur
En vertu de l’obligation de loyauté, l’employeur peut-il s’attendre à ce que ses employés lui dénoncent tout méfait ou acte illégal?
En règle générale, la jurisprudence arbitrale n’oblige pas le salarié à dénoncer un collègue de travail. Une telle obligation irait à l’encontre de la solidarité élémentaire entre les travailleurs et compromettrait sérieusement le maintien de la paix sociale dans l’entreprise. Toutefois, il ne s’agit pas d’un principe absolu, car dans certaines circonstances, un employé sera tenu de dénoncer des activités illégales ou malfaisantes.
Certains facteurs sont susceptibles de déterminer l’étendue de l’obligation de dénoncer. La nature des fonctions exercées par le travailleur est un critère déterminant. Par exemple, un employé cadre d’un haut niveau hiérarchique, devra en toutes circonstances rapporter à l’employeur tout méfait dont il a connaissance. De façon complémentaire, tout salarié dont les responsabilités incluent la gestion d’argent ou de fonds devra faire part à l’employeur des soupçons qu’il entretient envers ses collègues.
D’autre part, un employé n’a normalement pas l’obligation de dénoncer son supérieur. Dans l’affaire Ville de Kirkland[2], le tribunal s’est dit d’avis que la dénonciation d’un supérieur par des employés subordonnés comporte des risques sérieux qui peuvent mener à leur congédiement. Conséquemment, les salariés ne peuvent avoir l’obligation de le dénoncer. L’arbitre ajoute que cette obligation n’est pas comprise, ni implicitement, ni explicitement, dans le contrat de travail.
Bien qu’un salarié n’ait pas l’obligation de dénoncer un collègue, il doit s’abstenir de participer aux actes frauduleux de ses compagnons et, s’il ne veut pas faire l’objet de la même sanction, se dissocier complètement de leur comportement.
L’obligation du salarié de participer à une enquête
Le devoir de loyauté impose à tous les salariés certaines obligations, dont celles de coopérer à l’enquête et de dire la vérité. Un manquement à ces aspects du devoir de loyauté justifie l’imposition de mesures disciplinaires.
Lorsqu’il est interrogé relativement à des actes répréhensibles, le salarié se doit de partager toute l’information dont il dispose.
Coopérer à l’enquête menée par l’employeur est une chose, encore faut-il lui donner les bonnes pistes. C’est pourquoi l’obligation de collaborer inclut également celle de dire la vérité, et ce, même si l’employé doit, à ce moment-là, dénoncer un collègue de travail.
La dénonciation de son employeur à un tiers
La dénonciation de son employeur sur la place publique est souvent le point de départ d’un scandale qui peut être fatal pour l’employeur, comme le démontrent certains exemples provenant de nos voisins du sud. Il s’agit encore une fois d’un aspect de l’obligation de loyauté du salarié qui englobe la protection de la réputation de l’employeur. Il n’est pas question d’un devoir absolu, mais il existe certaines circonstances particulières où le salarié serait justifié de dénoncer son employeur.
Le cas du whistleblowing requiert une attention particulière, car il nécessite une analyse tripartite. D’abord, l’employeur peut s’attendre à ce que son salarié respecte son obligation de loyauté. Ensuite, le salarié, en vertu de son droit à la liberté d’expression, peut réclamer le droit de dénoncer un comportement qu’il juge frauduleux ou illégal. Finalement, l’intérêt public exige que soit divulgué un comportement fautif de l’employeur. La légitimité de chacun de ces droits rend la question d’autant plus complexe qu’il faut les évaluer les uns par rapport aux autres et déterminer lequel doit être prépondérant selon la situation.
Le salarié peut dénoncer toutes sortes d’actes, pourvu qu’il soit motivé par la bonne foi et non par un désir de vengeance. Les sujets sont d’autant plus variés qu’ils dépendent du jugement du salarié, de ce qu’il juge être illégal ou frauduleux. On peut penser, par exemple à :
- la fraude ou l’évasion fiscale;
- les abus de système;
- la mise en marché de produits dangereux;
- la négligence de l’employeur;
- les conflits d’intérêts;
- l’existence d’un danger pour la santé et sécurité des travailleurs;
- l’employeur pollueur.
Le devoir de dénonciation
Dans ce cas, comme dans le cas de la dénonciation d’un collègue de travail, le salarié n’a jamais le devoir de dénoncer son employeur. Dans les faits, si le salarié fait des déclarations spontanées sans avoir bien réfléchi à son geste, il pourra en subir les conséquences. Un salarié qui se précipite pour faire des déclarations devant les médias, sans en vérifier la véracité ou avoir au moins averti l’employeur de l’existence du problème, prend le risque de se voir infliger une sanction disciplinaire.
Le salarié doit d’abord et avant tout avoir épuisé les différents recours internes qui sont disponibles pour régler le problème. Il doit prendre des précautions raisonnables pour s’assurer que les informations qu’il s’apprête à divulguer sont exactes. La divulgation volontaire de fausses informations constitue une faute grave donnant ouverture à une sanction disciplinaire. Dans le cas d’informations confidentielles, l’un des seuls motifs possibles autorisant leur divulgation serait la protection de la vie, de la santé ou de la sécurité du public.
La raison de la dénonciation et la méthode choisie pour le faire sont également des facteurs déterminant dans l’évaluation du manquement du salarié. Ainsi, si l’employé agit par dépit, par vengeance ou dans l’intention de nuire, l’arbitre devra conclure à une faute plus grave. De plus, l’employé doit choisir de façon responsable les canaux qu’il utilise. Il est souvent plus avisé pour un employé de contacter la police s’il soupçonne son employeur de malversation que de donner une entrevue au bulletin de nouvelles de 18 heures!
Le préjudice subi par l’employeur doit également être évalué. Il s’agit d’un critère servant tant à l’évaluation de la gravité de l’atteinte à la réputation de l’employeur que de la faute commise par le salarié. Le salarié pourra justifier la dénonciation de certaines informations, si celles-ci sont importantes ou d’un certain intérêt pour le public.
La protection contre les mesures disciplinaires
Pour maintenir l’efficacité de certains types de dénonciation, il existe déjà en matière de droit du travail des mécanismes protégeant les dénonciateurs. La Loi sur les normes du travail[3] et la Loi sur la santé et la sécurité du travail[4] protègent le salarié contre les mesures disciplinaires pouvant lui être imposées par l’employeur, par suite de la communication de renseignements à la Commission des normes du travail ou à la Commission de la santé et sécurité du travail. Il existe d’autres mécanismes voués à la protection des salariés.
Le Code civil du Québec énonce le devoir de loyauté et de discrétion de l’employeur à son article 2088. Il inclut également une clause d’exonération en matière de responsabilité civile. L’article 1472 pose le principe suivant :
« Toute personne peut se dégager de sa responsabilité pour le préjudice causé à autrui par suite de la divulgation d'un secret commercial si elle prouve que l'intérêt général l'emportait sur le maintien du secret et, notamment, que la divulgation de celui-ci était justifiée par des motifs liés à la santé ou à la sécurité du public. »
Cet article permet la divulgation d’un secret commercial à certaines conditions. Il est vraisemblable de croire que, si le salarié n’est pas responsable civilement de cette divulgation, l’arbitre de griefs pourra éventuellement en déduire qu’elle ne justifie pas, non plus, une mesure disciplinaire.
En plus de ce qui précède, les fonctionnaires fédéraux bénéficient depuis le 25 novembre 2005 de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles[5] qui prévoit notamment un mécanisme de dénonciation des actes répréhensibles et une protection pour les divulgateurs.
Des modifications récentes au Code criminel[6] ajoutent une nouvelle infraction visant spécifiquement les employeurs. Ainsi, l’employeur qui impose à un salarié des mesures disciplinaires tels le congédiement, le déplacement ou la rétrogradation, pour l’empêcher de divulguer à une personne dont les attributions comportent le contrôle de l’application d’une loi fédérale ou provinciale certains renseignements concernant une situation potentielle d’infraction à la législation, s’expose à des accusations criminelles.
Conclusion
Les entreprises veulent généralement être informées des actes répréhensibles qui sont commis par leurs employés ou administrateurs. Certaines grandes entreprises ont même instauré des mécanismes de dénonciation en ayant notamment recours à des firmes spécialisées pour répondre aux appels des dénonciateurs à qui on garantit l’anonymat. Les syndicats s’opposent généralement à ce type de système qui risque selon eux, d’engendrer un climat de méfiance parmi les employés. On souhaite une meilleure protection des dénonciateurs sans pour autant inciter à la délation.
La question de la protection des dénonciateurs a récemment été abordée par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Merk[7] où le plus haut tribunal du pays avait à se prononcer sur la portée d’une disposition de la Labour Standards Act de la Saskatchewan qui visait à protéger les employés des représailles exercées contre ceux qui dénoncent des conduites illicites. Bien qu’on ne retrouve pas de disposition similaire dans la législation québécoise, la décision de la Cour suprême nous est utile, puisqu’elle réitère certains principes généraux applicables en matière de dénonciation. La Cour suprême a notamment rappelé le principe voulant qu’en règle générale un salarié doit d’abord tenter d’obtenir un « redressement à l’interne » et non recourir immédiatement aux autorités policières ou à une autre autorité publique, lorsqu’il constate un acte possiblement fautif ou illégal de la part de son employeur.
La recherche de l’équilibre entre la protection des dénonciateurs, le devoir de loyauté des employés et l’intérêt public est l’approche favorisée par les tribunaux spécialisés en droit du travail et a été confirmée par la Cour suprême du Canada. Il sera intéressant de constater comment les tribunaux réagiront aux nouveaux mécanismes de dénonciation implantés dans les grandes entreprises, eu égard à la recherche de cet équilibre.
Annie Pagé, CRIA, avocate et Virginie Vigeant, avocate du cabinet Heenan Blaikie
Source : VigieRT, numéro 8, mai 2006.
1 | Code civil du Québec, L.Q. 1991, c. 64. |
2 | Kirkland (ville de) et Syndicat des employés municipaux de la ville de Kirkland, D.T.E. 91T-1112, André Déom, arbitre. |
3 | L.R.Q., c. N-1.1. |
4 | L.R.Q., c. S-2.1. |
5 | L.R.C. (2005), ch. 46. |
6 | Code criminel, L.R.C. (1985), ch. C-46. |
7 | Merk c. Association internationale des travailleurs en ponts, en fer structural, ornemental et d’armature, section locale 771, 2005 CSC 70. |