Vous lisez : Obligation de dénonciation en milieu de travail québécois

Dans la foulée des scandales économiques, telles les affaires Enron, Worldcom et Haliburton, et des scandales publics, comme l’affaire Radwanski et le scandale des commandites, la dénonciation d’actes répréhensibles en milieu de travail, aussi appelée whistleblowing, a fait couler beaucoup d’encre.[1]

L’opinion publique, par la voix des médias, a clamé son indignation. Les actes et les comportements dénoncés ont soulevé l’ire de la population et les médias en ont fait leurs choux gras, saluant profusément le courage héroïque des protagonistes et grands défenseurs de la vérité. À preuve, les dénonciatrices dans l’affaire Enron ont été désignées « personnalités de l’année » par le magazine Times, la vérificatrice générale du Canada, Sheila Fraser, a été nommée femme de l’année au Canada pour l’année 2004[2] et le juge John H. Gomery, qui a présidé la Commission d’enquête sur le scandale des commandites, a été nommé personnalité de l’année 2005 par l’édition canadienne du magazine Times ainsi que par les sociétaires de la Presse canadienne et Broadcast News[3].

Ce type de dénonciations à caractère public a projeté à l’avant-scène des employés dénonçant la conduite répréhensible de leur employeur ou d’un de leurs supérieurs. Il y a de plus au Canada une volonté politique de protéger les dénonciateurs, comme en fait foi l’adoption par la Chambre des communes de la Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, qui établit un mécanisme législatif pour la divulgation dans le secteur public et protège les fonctionnaires qui dénoncent en toute bonne foi.[4]

Toutefois, qu’en est-il de la dénonciation entre collègues ? Alors que, dans des contextes autres que ceux que nous avons décrits ci-dessus, on use souvent de représailles contre l’employé qui dénonce une conduite répréhensible de son employeur, en revanche, on réprimande généralement le salarié qui ne déclare pas les actes fautifs d’un collègue de travail. Or, les employés ont-ils légalement cette obligation de dénonciation des autres salariés?

L’article 2088 du Code civil du Québec[5] codifie l’obligation de loyauté qui prévaut dans le cadre d’un contrat de travail :

« Le salarié, outre qu’il est tenu d’exécuter son travail avec prudence et diligence, doit agir avec loyauté et ne pas faire usage de l’information à caractère confidentiel qu’il obtient dans l’exécution ou à l’occasion de son travail.

« Ces obligations survivent pendant un délai raisonnable après cessation du contrat, et survivent en tout temps lorsque l’information réfère à la réputation et à la vie privée d’autrui. »

Cette obligation sous-tend l’idée que le salarié doit protéger les intérêts de son employeur. Au premier abord, il semble donc que le salarié doive dénoncer tout acte répréhensible qui porte préjudice à son employeur. Toutefois, imposer une obligation de dénonciation à tous les employés peut être néfaste au climat de travail et fragiliser les liens de solidarité qui unissent les employés et favorisent le maintien de relations de travail saines et harmonieuses.

De façon générale, les tribunaux d’arbitrage ne reconnaissent pas au salarié l’obligation de dénoncer un collègue contrevenant. Toutefois, les tribunaux de droit commun et les arbitres reconnaissent que l’obligation de loyauté est modulée par l’importance des responsabilités rattachées au poste de l’employé.[6] En ce sens, l’employeur est en droit de s’attendre à ce que son personnel cadre fasse preuve de plus de dévouement et de loyauté que son personnel subalterne.[7] Comme le mentionnent les auteurs Dubé et Trudeau :

« Le contenu de l’obligation de loyauté étant plus contraignant lorsque les responsabilités hiérarchiques augmentent, il nous semble évident que le cadre doive effectivement dénoncer à son employeur tout acte répréhensible commis sur les lieux du travail et dont il a connaissance. »[8]

À titre d’exemple, la Cour supérieure confirme le congédiement d’un salarié qui, occupant le poste de market sales manager, n’a pas dénoncé les manquements commis par une salariée dont il était le supérieur immédiat. Ayant agi de façon à protéger la salariée contre les actions de l’employeur, il a manqué à son obligation de loyauté.[9] Dans le même ordre d’idées, dans l’affaire Alimentation Gilbert Tremblay inc. et Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500[10], une caissière, qui a omis de dénoncer ses collègues qui accordaient des prix de faveur à certains clients, est congédiée. Selon l’arbitre André Dubois, le poste de caissière est névralgique au sein d’une entreprise d’alimentation. Après avoir confirmé que l’obligation de loyauté ne va pas jusqu’à obliger l’employé à dénoncer tout acte causant préjudice à son employeur, l’arbitre affirme que la conduite de l’employée est répréhensible puisque, en raison de la fonction qu’elle occupait, elle aurait dû dénoncer le comportement de ses collègues fautifs. Malgré tout, dans sa sentence, l’arbitre substitue une suspension au congédiement initialement imposé.

Lorsque l’employé reçoit des instructions de son supérieur qui s’avèrent frauduleuses ou répréhensibles, il n’a pas à les remettre en question s’il agit de bonne foi. Ainsi, des employés qui, se pliant aux ordres de leur contremaître, ont livré des matériaux à la résidence de ce dernier en se servant des camions de la compagnie, n’ont pas l’obligation de dénoncer cet écart de conduite du contremaître à l’employeur. En effet, un salarié ne peut être tenu responsable des déviations administratives qui ne relèvent pas de lui et pour lesquelles l’autorité de la décision ultime ne lui a pas été formellement déléguée par ses supérieurs. L’obligation de dénoncer un supérieur hiérarchique qui commet une infraction à la discipline n’est pas explicitement ni implicitement stipulée dans le contrat de travail.[11] Pareillement, il n’incombe pas à la secrétaire de dénoncer à l’associé principal d’un cabinet d’avocats les instructions frauduleuses du directeur du cabinet. En effet, il lui serait difficile de discuter les ordres reçus de son supérieur; ce serait même inconcevable.[12]

Les tribunaux d’arbitrage ont élargi le champ d’interprétation de l’obligation de loyauté. Par exemple, bien qu’un salarié témoin d’une infraction à un règlement d’entreprise ne soit pas absolument tenu de dénoncer ses collègues, il doit par contre, de par son obligation de loyauté envers l’employeur, donner l’exemple et refuser de contribuer de quelque façon à la perpétration de l’infraction ou d’y être associé, ne serait-ce qu’en apportant son aide au salarié qui s’apprête à enfreindre un règlement, en particulier lorsque les salariés travaillent sans supervision immédiate.[13] Dans l’affaire Provigo Distribution inc. (Maxi St-Léonard) et Syndicat international des travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500[14], un employé est congédié pour avoir participé à un réseau de vol de marchandises dans un dépanneur. La preuve est contradictoire et ne peut être concluante quant à la participation de ce dernier au vol. Malgré tout, l’arbitre statue ainsi :

« Même si l’arbitre peut admettre que Jean Lajoie [l’employé] n’était pas tenu de dénoncer ses compagnons de travail, il n’en demeure pas moins qu’il devait se dissocier de leur comportement fautif pour éviter d’être impliqué dans le complot du groupe. »[15]

Une fois que l’employé a signalé à l’employeur une situation particulière impliquant un de ses collègues, il doit, même s’il n’a pas l’obligation de dénoncer ses collègues, aider l’employeur à remplir son obligation de protéger les personnes en cause.[16] Une dénonciation partielle emporte donc l’obligation de prêter son concours à l’employeur dans la tenue de son enquête.

En effet, bien que le contrat de travail n’implique pas nécessairement l’obligation de dénoncer un collègue, il implique l’obligation de collaborer avec l’employeur dans le cadre d’une enquête. Comme le soulignent les auteurs Bernier, Blanchet, Granosik et Séguin, l’employé doit dire la vérité s’il est interrogé par un supérieur :

« Le salarié a non seulement l’obligation de coopérer à toute enquête entreprise par l’employeur, mais il a également l’obligation de dire la vérité lorsque questionné par les représentants de l’employeur et ce, même s’il doit, pour ce faire, dénoncer un collègue de travail. Un mensonge visant à couvrir un autre salarié est jugé inexcusable par les tribunaux d’arbitrage. »[17].

Par exemple, dans l’affaire Bombardier inc. (division du transport en commun) et Métallurgistes unis d’Amérique, local 4589[18], l’arbitre reconnaît que l’employé n’avait pas l’obligation de dénoncer la confession de vol qu’il avait reçue d’un collègue, puisqu’il n’occupait pas un poste d’importance dans l’entreprise. Toutefois, l’employé a manqué à son obligation de loyauté en affirmant qu’il ne savait pas qui avait commis le vol. Cette obligation a été reconnue dans la jurisprudence arbitrale.[19]

Au sens de l’article 2088 du Code civil, l’obligation de dénonciation devrait concerner tout acte répréhensible causant préjudice à l’employeur. Ceci pourrait donc inclure tout autant les crimes et les fautes déontologiques que les manquements aux règlements d’entreprise.

Une seule loi aborde explicitement l’obligation de dénonciation dans le cadre de relations de travail. Il s’agit de la Loi sur la police[20], article 260, qui établit ce qui suit :

« Tout policier doit informer son directeur du comportement d’un autre policier susceptible de constituer une faute disciplinaire ou déontologique touchant la protection des droits ou la sécurité du public ou susceptible de constituer une infraction criminelle. Cette obligation ne s’applique pas au policier qui est informé de ce comportement à titre de représentant syndical.

« De même, il doit participer ou collaborer à toute enquête relative à un tel comportement. »

En faisant un survol des débats parlementaires qui ont précédé l’adoption de cette disposition, on constate que l’obligation a été codifiée dans le but de rendre plus transparentes et plus efficaces les enquêtes portant sur les policiers. Cette disposition qui vise à combattre la loi du silence est une première dans nos annales législatives. Bien qu’elle ne puisse à elle seule enrayer le mutisme, érigé pour ainsi dire en système, elle fait partie d’un ensemble de mesures qui visent à briser cette mentalité voulant qu’on se couvre entre collègues, peu importe les circonstances, et qui sert plutôt bien les auteurs d’actes répréhensibles. Le législateur reconnaît ici les particularités de la profession de policier, qui repose sur des règles déontologiques strictes et spécifiques et qui doit projeter une image publique d’une absolue transparence.

En conclusion, l’obligation de dénonciation n’est pas imposée en toutes circonstances aux employés par l’entremise de l’obligation de loyauté codifiée à l’article 2088 du Code civil du Québec. Il importe de déterminer l’importance des responsabilités inhérentes aux fonctions de l’employé ainsi que la conjoncture dans laquelle ont été posés les gestes reprochés, qui module l’obligation.


Marie-Claude Perreault, CRIA
, avocate associée, Vicky Lemelin, avocate et Jonathan Lacoste-Jobin, stagiaire du cabinet Lavery, de Billy

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 8, mai 2006.


1 Voir par exemple Cantin, I. et J.M. CANTIN. La dénonciation d’actes répréhensibles en milieu de travail ou whistleblowing, Cowansville, Yvon Blais, 2005.
2 Boucher, J.C. La dénonciation en milieu municipal, Cowansville, Yvon Blais, 2005, EYB2005DEV806.
3 John Gomery accumule les honneurs, radio-canada.ca, lundi 26 décembre 2005 [http://www.radio-canada.ca/nouvelles/National/2005/12/26/002-gomery-LeJohn2005.shtml].
4 Au moment d’écrire ces lignes, la Loi n’est toutefois pas encore en vigueur et ne le sera que lorsque le gouvernement en fixera la date.
5 L.Q., 1991, c. 64.
6 D’ailleurs, pour déterminer le caractère du devoir de loyauté existant entre un employeur et un employé, il faut considérer le contenu de la charge de l’employé et non son titre : N.F.B.C. National Financial Brokerag Center Inc. c. Investors Syndicate Ltd. [1986] R.D.J.164 (C.A.).
7 Bernier, Linda, Blancher, Guy, Granosik, Lukasz et Éric Séguin. Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs de travail, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2005, n° 14.005.
On peut aussi se référer aux affaires suivantes : Union des agents de sécurité du Québec, métallurgistes unis d’Amérique, section locale 8922 et Union des employées et employés de la restauration, métallurgistes unis d’Amérique, section locale 9200, D.T.E. 94T-537 (T.A.); Bombardier inc.–Canadair et Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, loge d’avionnerie de Montréal, section locale 712, D.T.E. 97T-1076 (T.A.); Corp. Urgences-santé et Rassemblement des techniciens ambulanciers du Québec (F.S.S.S.-C.S.N.), D.T.E. 2000T-865 (T.A.); Entreprise Raymond Hamel Inc. et Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 500, D.T.E. 88T-815 (T.A.).
8 Dubé, L. et G. Trudeau. « Les manquements du salarié à son obligation d’honnêteté et de loyauté en jurisprudence arbitrale », dans Études en droit du travail à la mémoire de Claude D’Aoust, Yvon Blais, Cowansville, 1995, p. 111.
9 Pierro c. Allstate Insurance Co., D.T.E. 2003T-966 (C.S.), appel rejeté AZ-50345745.
10 D.T.E. 2003-T-559 (T.A.).
11 Kirkland (Ville de) et Syndicat des employés municipaux de la ville de Kirkland, D.T.E. 91T-1112, [1991] T.A. 855 (A Déom).
12 Trudeau c. Pépin Létourneau Claude Larouche, D.T.E. 2003T-1151, J.E. 2003-216 (C.S.).
13 Brasserie Molson-O’Keefe ltée et Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries, section locale 1999, D.T.E. 97T-1233.
14 D.T.E. 92T-713 (T.A.).
15 Ibid., p. 25.
16 Lasalle (Ville de) et Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 323, SA 96-09087 (J.-G. Clément).
17 Bernier, L. Les mesures disciplinaires et non disciplinaires dans les rapports collectifs du travail, supra note 7, n° 14.528. Voir également Embouteillage T.C.C. ltée (Coca-Cola) et Union des routiers, brasseries, liqueurs douces et ouvriers de diverses industries, local 1999, D.T.E. 91T-689
18 D.T.E. 91T-1311 (T.A.)
19 Par exemple : Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’Hôpital Maisonneuve-Rosemont et Hôpital Maisonneuve-Rosemont, A.A.S. 91A-311 (T.A.); Olymel, société en commandite, établissement de St-Simon et Syndicat des travailleurs d’Olympia (C.S.N.), D.T.E. 2002T-1053 (T.A.) requête en révision judiciaire rejetée J.E. 2004-464.
20 L.R.Q., chapitre P-13.1.
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