Vous lisez : Gros lot, départ massif?

Dix employés d’une PME remportent un lot de plusieurs millions à la 6/49 ou au Super 7. Le scénario est à la fois heureux et problématique. Qu’arrive-t-il si tous les gagnants décident de ne pas rentrer au bureau, le lundi matin?

Le 12 juin 2004, à 1 h 30 du matin, Antonino Tringali répond au téléphone. Il a du mal à croire ce qu’un collègue de travail lui balance au bout du fil : « On a gagné! » La chance venait de sourire à cinq employés du magasin Home Depot deLaval : ils allaient sous peu se partager 12,5 millions, un généreux gros lot de la 6/49. « Je venais de me coucher, dit l’homme de quarante-trois ans. Ce fut un choc! »

Le lundi suivant, ses collègues et lui se sont présentés à la porte du magasin grande surface en limousine! Certains avec l’idée d’annoncer à leur patron qu’ils remettaient leur démission.

« Quatre personnes sont parties dans le courant de la semaine, mais personne n’a claqué la porte, assure Dominique Dupont, CRHA, directrice des ressources humaines, de Home Depot au moment de l’entrevue. L’une d’elles, dans la trentaine, a décidé de prendre une préretraite. Ça s’est passé dans la bonne humeur et de façon très élégante. »

Antonino Tringali a conservé son emploi. « Certains ont essayé de me convaincre de partir, dit-il. Mais je suis resté parce que je n’avais que quarante et un ans, que cet emploi me tient occupé et que j’avais une fille de quatorze ans aux études. »

On aime à le répéter : il paraîtrait qu’on a plus de chances d’être frappé par la foudre que de remporter le gros lot de la 6/49 (une chance sur 13 983 816) ou du Super 7 (une sur 20 962 833)! N’empêche qu’au Québec, depuis 1999, douze groupes d’employés ont vu leur billet de loterie se transformer en milliers de billets verts. Des gens à l’emploi d’une ébénisterie, d’un casse-croûte, d’une compagnie de transport, d’un foyer pour personnes âgées, d’un concessionnaire Honda, de Via Rail et de l’Institut gériatrique de Sherbrooke notamment.

Si le groupe de Home Depot ne comptait que cinq personnes, certains en comptaient plus de trente! On imagine que trente-six personnes devant se partager deux millions ne se pointent pas au bureau, les jours suivants, en lançant « Bye, bye boss »… Mais quand dix personnes remportent 17,5 millions, comme ce fut le cas en 2004, chez Quebecor World, à Rivière-des-Prairies… « Certains ont pris une retraite anticipée, d’autres ont démissionné et deux sont restés », énumère Pierre Vermette, vice-président, ressources humaines de l’imprimerie de cinq cents employés.

L’entreprise manufacturière Med-I-Pant, à Anjou, a eu droit à un scénario similaire, lorsque onze couturiers et couturières (de draps, couvertures et taies d’oreillers d’hôpitaux) se sont partagé un gros lot de dix millions en 2001. « Une seule est restée, affirme Maria Evangelista, CRHA, conseillère en ressources humaines de Med-I-Pant. Quatre sont partis tout de suite et les autres ont progressivement remis leur démission. Ils avaient entre deux et dix-neuf ans d’ancienneté. La personne qui est restée travaille ici depuis vingt-quatre ans. Elle a deux enfants aux études. »

Med-I-Pant compte près de deux cents employés. Des couturiers, pour la plupart, beaucoup d’immigrés, avec peu de scolarité, payés entre 18 000 $ et 20 000 $ (avant boni). Que la majorité des gagnants soit partis est donc compréhensible, selon Maria Evangelista. « Ce sont des employés d’une manufacture et non d’un bureau, dit-elle. Mais ce ne fut pas évident pour nous. Quand on perd dix personnes travaillant depuis plusieurs années, il faut en passer trente en entrevue. La main-d’œuvre qualifiée est rare. »

« À l’annonce du départ des quatre gagnants, on s’est retroussé les manches et on a fait de l’embauche, raconte Dominique Dupont. Cela dit, Home Depot – qui compte cent vingt-neuf employés à Laval – est un commerce de détail. Il y a donc toujours un feu roulant de gens qui partent et qui arrivent. »

Bien des facteurs déterminent si un gagnant conservera ou quittera sonemploi  : l’âge au moment du gain, la situation familiale, le type d’emploi, l’environnement de travail, le salaire, les économies, le montant investi dans un REÉR… Les conseillers à la vente, préposés aux commandes et manutentionnaires de Home Depot sont payés entre 10 $ et 15 $ l’heure. Les employés de Quebecor World reçoivent pour leur part 19,22 $ de l’heure en moyenne. « On a toujours un plan de relève, car les gens peuvent partir ou tomber malades n’importe quand, explique Pierre Vermette. Mais on ne peut remplacer facilement vingt-cinq années d’expérience. Tous nos employés sont importants et ont un rôle précis à jouer dans l’entreprise. »

Et si, pour éviter un départ massif, un employeur interdisait la formation de groupe de loterie? « On ne peut interdire une telle activité, juge Pierre Vermette. Cela pourrait ouvrir la porte à la discrimination. Et plusieurs personnes se fréquentent à l’extérieur du milieu de travail. »

« On a le droit de dépenser l’argent gagné comme on le veut, ajoute Maria Evangelista. Et les chances de gagner encore sont très minces. »

L’avocat André Sasseville, CRIA, du cabinet Langlois, Kronströn, Desjardins est aussi du même avis. « En vertu des règles du contrat d’emploi du Code civil du Québec, un employeur ne peut sanctionner l’activité personnelle d’un employé, alors qu’une telle activité n’a pas de lien avec la prestation de travail. »

De toute façon, pensent certains, il y a le risque qu’un employé soudainement millionnaire accomplisse ses tâches avec moins d’enthousiasme, que sa relation avec ses supérieurs se détériore si elle n’était pas parfaite et qu’il s’absente plus souvent. « Celui qui est resté (chez Home Depot) fait toujours un travail impeccable », assure toutefois Dominique Dupont.

Pour éviter le pire, en ce qui a trait au bon fonctionnement de l’entreprise, l’employeur doit rapidement engager le dialogue avec un groupe gagnant, selon Michèle Ragault, CRHA, psychologue industrielle chez André Filion et associés. « L’employeur doit faire preuve de beaucoup de compréhension. Il doit demander la collaboration des individus pour éviter un départ massif. Le mieux, c’est de se parler calmement, explique Michèle Ragault qui ne conseille à personne de quitter un emploi sur un coup de tête. Le fait de gagner un gros lot est un changement sur le plan économique. Et tout changement est une source de stress. Il est important de bien digérer la nouvelle. Il faut y aller étape par étape, aller voir un conseiller financier, prendre du recul. Il faut agir de façon rationnelle. Lorsqu’on quitte son emploi, on perd également un environnement social et des collègues qui, dans bien des cas, sont devenus des amis. »

« Certains gagnants ont regretté d’être partis, mentionne Pierre Vermette, de Quebecor World. Les employés ici ont un horaire de trente-six heures. Ils travaillent trois jours par semaine. Ça laisse beaucoup de temps pour vaquer à d’autres occupations.

« Un emploi est, pour plusieurs, une forme de satisfaction personnelle, ajoute-t-il. Et gagner un million aujourd’hui, est-ce que ça permet de se rendre à l’âge de la retraite ou de vivre une belle retraite? On a besoin d’avoir de bons amis qui nous donnent de bons tuyaux en placement! »

À défaut de connaître une bonne voyante!

Isabelle Massé, journaliste à La Presse

Source : Effectif, Volume 9, numéro 2, avril/mai 2006

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