Richard joue au hockey tous les jeudis soir. Hier, son équipe a remporté la demi-finale de la ligue des champions. Richard a célébré tard, très tard, et la bière a coulé à flots. Résultat : ce matin, il a une solide gueule de bois et pas du tout le goût d’aller travailler. Appeler son contremaître pour le prévenir de son absence?
Les vapeurs de l’alcool ont vite fait de l’en dissuader. De toute façon, n’importe qui est capable d’empiler des caisses sur une palette. On se débrouillera bien pour le remplacer. Au pire, ce sera une mauvaise note de plus à son dossier d’employé.
C’est la troisième paire de gants de protection que Linda demande au responsable, santé et sécurité ce mois-ci. Elle a égaré la première et a jeté la deuxième au rebut par mégarde. C’est pourtant son outil de travail le plus important après son couteau. Sans ses gants, elle risque de se trancher un doigt en désossant les carcasses de poulet qui défilent devant elle. C’est une chance pour elle qu’elle ne soit pas aussi distraite quand il s’agit de ses clés de voiture ou de son porte-monnaie.
De toute évidence, Richard éprouve de la difficulté à maintenir l’équilibre entre sa vie personnelle et son travail. Non seulement il ne prévient pas l’entreprise qu’il sera absent, mais il n’en mesure pas non plus les conséquences pour son employeur. Le cas de Linda est tout autre. Elle semble faire preuve d’un certain laisser-aller quant au soin à apporter à son espace de travail et à son équipement. Comme elle n’assume pas personnellement les frais de son manque de discipline, elle n’est nullement consciente des impacts sur la santé financière de l’entreprise. Chacun à leur façon, ces deux employés nuisent au bon fonctionnement et à la progression de l’entreprise. Pourtant, lors de leur embauche, ils ont tous deux démontré qu’ils possédaient les capacités professionnelles (le savoir et le savoir-faire) nécessaires pour effectuer adéquatement les tâches auxquelles on les destinait. Mais en était-il de même de leur savoir-être?
Plusieurs responsables des ressources humaines en entreprise soulignent la difficulté de retrouver chez les travailleurs d’usine l’implication nécessaire pour contribuer au processus d’amélioration et de développement de leur entreprise. On constate un désintéressement et un sens des responsabilités peu développé chez certains employés.
Des vétérans à la génération X
On serait porté à croire que cette tendance se remarque surtout chez les travailleurs plus jeunes, élevés à l’ère du « chacun pour soi ». En effet, le sentiment d’appartenance à l’entreprise est souvent moins fort chez ces derniers qui adoptent un comportement plutôt nomade sur le marché de l’emploi (quand ça ne fera plus ici, j’irai travailler ailleurs). Il n’est pas rare de voir de jeunes travailleurs quitter sans préavis un nouvel emploi sous prétexte que le travail est trop dur, trop salissant, pas à leur goût, que les horaires ne leur conviennent pas, etc.
Toutefois, le désintéressement, le manque de mobilisation et la déresponsabilisation se sont aussi insinués parmi les autres générations de travailleurs. On n’a qu’à penser à ces travailleurs plus anciens qui ne sont plus prêts à fournir l’effort nécessaire pour accroître la productivité parce qu’ils ont l’impression que c’est pour remplir les poches du patron; ou encore à ceux qui se moquent totalement du taux de rejet et qui ne s’impliquent pas du tout dans le processus de contrôle de la qualité.
Devant cette situation, l’entreprise doit faire son mea culpa. À une certaine époque, elle a effectivement entretenu l’idée que les travailleurs n’étaient que le prolongement de la machine, les confinant ainsi à un rôle d’exécutants. Cette conception aujourd’hui dépassée a eu un effet très néfaste sur la perception qu’ont encore certains travailleurs de leur rôle et de leur implication dans l’entreprise.
D’autre part, on a cru longtemps que l’engagement, la mobilisation et la motivation n’étaient que l’écho des bonnes pratiques de gestion des ressources humaines et du leadership des cadres. On a donc misé sur les comportements et les caractéristiques des bons leaders. On a conçu toute une gamme d’outils et de cours destinés aux gestionnaires et on a eu raison de le faire. Effectivement, sans être exclusif, le leadership des gestionnaires est un facteur essentiel de mobilisation. Cependant, n’y a-t-il pas un dicton qui dit que la chaîne est aussi forte que le plus faible de ses maillons? Le temps est donc maintenant venu d’outiller les autres maillons de la chaîne afin qu’eux aussi puissent faire face aux défis de la nouvelle économie.
Opération sensibilisation
De plus en plus, on tend à appliquer une gestion participative avec des structures décentralisées, des cellules de travail autonomes, l’approche kaïzen, etc. Pour cela, on doit pouvoir compter sur une main-d’oeuvre responsable, capable de travailler en équipe, autonome, apte à gérer son temps, motivée, tenace, capable de bien communiquer, disciplinée et confiante en ses capacités. En somme, des employés en mesure de saisir le pouvoir d’agir (autonomisation) qu’on est prêt à leur conférer.
Bien entendu, inculquer le sens des responsabilités à un employé n’est pas aussi aisé que de lui enseigner les techniques de base en soudage ou la conduite d’un chariot élévateur. Il s’agit en fait de le sensibiliser pour qu’il prenne conscience de son rôle au sein de l’organisation. Pour ce faire, certaines entreprises ont mis sur pied des programmes d’assiduité pour encourager la présence au travail et la ponctualité; d’autres ont élaboré des programmes de participation aux profits accompagnés de bonis afin de favoriser le respect des procédures et l’implication dans le contrôle de la qualité. Parmi toutes ces pistes de solution, une nouvelle tendance fait son chemin. Des entreprises ont en effet décidé de s’attaquer de façon plus directe à la problématique de responsabilisation des travailleurs. Elles ont donc misé sur des ateliers ayant pour objectif principal de sensibiliser les participants, particulièrement les travailleurs d’usine, à l’importance d’acquérir des comportements responsables dans l’exécution de leurs tâches.
Un projet-pilote qui a de l’avenir
Afin de valider les retombées d’un tel programme de responsabilisation, un projet-pilote, financé conjointement par Emploi-Québec et l’employeur, a été implanté dans une entreprise volontaire. Cette dernière visait notamment à sensibiliser ses employés à la qualité, à l’intérêt qui doit être accordé aux clients et à leurs exigences, au travail d’équipe, au soin à apporter à sa tenue et à son espace de travail ainsi qu’à l’importance de se présenter au travail dans un état approprié. C’est au cours de six ateliers d’une durée de deux heures chacun que le sens des responsabilités a été abordé sous le couvert de thèmes comme l’engagement, la discipline personnelle, la coopération, l’initiative et l’autonomie.
L’objectif de ces ateliers était d’amener les participants à mieux comprendre les concepts entourant le sens des responsabilités et surtout à en découvrir les applications possibles. De plus, afin d’assurer le réinvestissement dans le milieu de travail, chacun des participants était invité à établir un plan d’action personnel. Dès lors, la participation des superviseurs et des contremaîtres a été sollicitée pour accompagner les employés dans la réalisation de leur plan d’action personnel. En leur prodiguant une rétroaction régulière, ils ont permis à ceux-ci de se situer par rapport à l’atteinte de leurs objectifs et de s’ajuster au besoin.
Dès le tout premier atelier, les participants ont manifesté un vif intérêt pour la formation. Ils ont spontanément exprimé leur volonté de participer activement aux activités proposées et ils ont rapidement constaté l’impact de cette formation. Une entreprise où l’on se présente jour après jour, ce n’est pas seulement un milieu de travail, c’est aussi et surtout un milieu de vie. Il appartient donc à chacun d’en faire un milieu de vie agréable où il peut s’épanouir. Suivre une formation sur le sens des responsabilités a donné à ces employés le sentiment qu’ils pouvaient eux aussi faire bouger les choses à leur niveau et leur a permis d’amorcer un changement vers des comportements responsables et respectueux.
Devant le succès des ateliers et leurs retombées positives, l’entreprise a décidé d’étendre le programme de responsabilisation à l’ensemble de sa main-d’oeuvre de production. Déjà, plusieurs organisations lui ont emboîté le pas. Cette démarche n’est donc pas aussi marginale qu’on serait porté à le croire.
Des conditions sine qua non
Sans représenter la solution miracle, les expériences vécues jusqu’à maintenant démontrent clairement que la mise en oeuvre d’un programme de responsabilisation a des retombées positives sur la mobilisation du personnel. Ce type d’intervention est fortement souhaitable, mais des règles de base doivent être respectées pour en assurer le succès.
Tout d’abord, il est important que tous les échelons de l’entreprise adhèrent au programme de responsabilisation afin que tous, employés et cadres, participent à l’effort de mobilisation et encouragent le développement d’attitudes plus responsables. Ensuite, il faut dès le départ établir un solide mécanisme de suivi, notamment en ce qui a trait au plan d’action personnel de chacun des participants. L’implication et le soutien des cadres intermédiaires sont vitaux pour un impact de la formation à long terme.
Finalement, le programme de responsabilisation doit être appliqué auprès d’une masse critique d’employés. Ce faisant, on favorise une meilleure adhésion à la mission et aux valeurs de l’entreprise. Ceci a un impact positif sur l’engagement et le sentiment d’appartenance qui vont, à leur tour et à plus long terme, entraîner une meilleure conservation du personnel. Surtout, l’entreprise pourra désormais compter sur une main-d’oeuvre possédant les compétences nécessaires pour contribuer à l’amélioration continue, sur des employés outillés pour prendre des initiatives et proposer des solutions créatives. De plus, les employés devraient être mieux en mesure de faire face au changement, et ce, dans un esprit de coopération.
À la conquête du monde
Dans le contexte de mondialisation actuel, il est indispensable de se distinguer afin de concurrencer la main-d’oeuvre bon marché de l’Asie et de l’Amérique du Sud. Une main-d’oeuvre qualifiée, responsable et engagée peut représenter un avantage concurrentiel et permettre à une organisation de conquérir de nouveaux marchés.
On peut certainement affirmer que dorénavant, ce sont autant les attitudes professionnelles des employés que les pratiques managériales qui feront la différence entre une organisation parfaitement adaptée aux nouvelles réalités du marché et une entreprise en perte de vitesse.
La sensibilisation à la responsabilisation est certainement un moyen appréciable d’amener les employés d’une entreprise à participer activement à sa transformation, à faire d’eux de véritables agents de changement. Les avantages d’une telle démarche sont nombreux et indéniables pour l’entreprise. C’est aussi un moyen privilégié pour celle-ci de démontrer à ses employés que leur travail a un sens pour l’organisation. Ce faisant, elle contribue à renforcer leur estime personnelle et les aide à établir un meilleur rapport avec leur fonction et leurs supérieurs. La sensibilisation à la responsabilisation s’inscrit donc dans un contexte gagnant-gagnant indispensable pour que chacun des maillons de la chaîne utilise à bon escient son pouvoir d’agir, son autonomie d’action.
Lucie Couture, CRHA, coordonnatrice des services aux entreprises et de la formation continue à la Commission scolaire de Saint-Hyacinthe, en collaboration avec Yanik Arbour, conseillère en formation
Source : Effectif, Volume 9, numéro 1, janvier/février/mars 2006