Le phénomène des agences de location de personnel
En règle générale, les relations du travail supposent l’interaction de deux intervenants, à savoir un employeur et un travailleur. Le travailleur offre, contre rémunération, ses services à un employeur qui, pour sa part, fixe les conditions de travail et veille à la discipline. Il s’agit alors d’une relation bipartite. Toutefois, lorsqu’une entreprise confie la gestion de ses ressources humaines à une agence de location de personnel, nous entrons dans une relation tripartite. Comme le note la Cour suprême dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire[1], ces agences occupent une place grandissante sur le marché du travail. Elles jouent en quelque sorte le rôle d’intermédiaire en louant à des entreprises les services d’employés qu’elles recrutent.
Problématique
L’utilisation d’une agence de location de personnel peut évidemment poser des difficultés quant à savoir qui est le véritable employeur. À cet égard, la Commission des lésions professionnelles (CLP) a récemment rendu plusieurs décisions[2],[3] dans des dossiers soulevant tous la même question fondamentale en vue d’établir qui doit déclarer la masse salariale à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) et qui se voit imputer les coûts reliés aux lésions professionnelles : qui, de l’agence de location de personnel ou de l’entreprise cliente, est le véritable employeur d’un travailleur?
Dans les cas récemment étudiés par la CLP, il s’agit d’entreprises spécialisées à qui une agence offre de les décharger de tout ce qui relève de la gestion du personnel. Un contrat à cet égard intervient alors entre les parties. Les employés sont mis à pied par les entreprises clientes et réembauchés, s’ils le désirent, aux mêmes conditions par l’agence. Des représentants de l’agence sont alors dépêchés dans les entreprises clientes afin de s’occuper, en tout ou en partie, du recrutement, de l’embauche, des horaires, de la compilation des heures travaillées, de la paie, des vacances, de la discipline et des liens avec les tiers (CSST, assurance-emploi, saisie de salaire, normes du travail, pension alimentaire, attestation de revenus). Les représentants de l’agence déterminent même à l’occasion les besoins de la dotation en personnel, les conditions de travail à l’embauche et négocient les augmentations de salaire.
La CLP a donc eu à clarifier les critères pertinents aux fins de déterminer qui est le véritable employeur dans le contexte particulier de l’application de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP).
Paramètres privilégiés par la CLP pour déterminer le véritable employeur
1) | La CSST reconnaît les agences de location de personnel D’abord, la CLP relève que les agences constituent une réalité dans le monde du travail, réalité que la CSST elle-même reconnaît puisqu’elle élabore des unités de classification visant cette sphère d’activité dans le Règlement concernant la classification des employeurs[4]. De plus, la CLP note que le recours à ces agences est généralement fait de bonne foi. La fourniture de main-d’œuvre est une activité commerciale légitime et légale. Il est ainsi légitime que des clients y aient recours. Au surplus, la CLP précise que les contrats qui interviennent entre les entreprises clientes et les agences sont présumés valides et opposables aux tiers. Par ailleurs, la CLP précise que l’article 5 de la LATMP[5] n’a pas pour but d’établir qu’une agence de location de personnel est en tout temps l’employeur du travailleur dont elle offre les services. Cette disposition prévoit cependant que, lorsque ce statut d’employeur est confirmé par la preuve, la location de personnel par cette agence ne lui fait pas perdre un tel statut. |
2) | La location de personnel peut être à court ou à long terme Désireuse de répondre à un argument souvent invoqué en regard de la détermination du véritable employeur, la CLP déclare que la location de personnel peut aussi bien être à court qu’à long termes, compte tenu que le Règlement concernant la classification des employeurs ne précise aucunement que la location doit être temporaire pour répondre aux prescriptions réglementaires. |
3) | Puisque la LATMP diffère du Code du travail, il y a lieu d’apporter certaines nuances à la jurisprudence qui découle de l’application du Code du travail La CLP constate que la LATMP propose des définitions des termes « travailleur » et « employeur » qui diffèrent de celles qu’on retrouve dans le Code du travail. Elle est donc d’avis qu’il faut apporter les nuances qui s’imposent à la jurisprudence élaborée suivant le Code du travail. |
4) | L’étude du contrat de louage de services de personnel Il est nécessaire de vérifier qui sont les parties au contrat de louage de services et quels sont les objets de celui-ci, spécialement s’il s’agit d’un contrat écrit. Il y a également lieu d’examiner s’il reflète la réalité ou s’il constitue un écran visant à masquer une relation contractuelle différente. |
5) | L’identification de la partie qui exerce le plus grand contrôle sur tous les aspects du travail Concernant la question principale de la détermination du véritable employeur, la CLP reprend les propos de la Cour suprême énoncés dans l’arrêt Ville de Pointe-Claire. Elle fait valoir que, puisqu’il serait illogique qu’un client qui retient les services d’une agence pour la location de personnel temporaire se retrouve l’employeur de ces employés simplement du fait qu’il contrôle les tâches qui doivent être effectuées au jour le jour, il y a lieu d’apporter des nuances à la notion de « subordination juridique » traditionnellement appliquée par le Tribunal du travail en ce qui concerne la détermination du véritable employeur au sens du Code du travail, et de privilégier la notion de « subordination juridique ». En réalité, les critères de contrôle du travail quotidien et d’intégration dans l’entreprise sont certes importants mais par trop réducteurs, et ne devraient pas être utilisés comme critères exclusifs aux fins de la détermination du véritable employeur. Parmi les éléments qui doivent être évalués en regard de la « subordination juridique élargie » figurent non seulement le recrutement, la sélection, la formation, la rémunération et la discipline, mais aussi l’intégration en entreprise, la continuité d’emploi et le sentiment d’appartenance des salariés. Cette approche plus globale et plus souple a pour but d’identifier « la partie qui exerce le plus grand contrôle sur tous les aspects du travail », selon la situation factuelle particulière à chaque cas. |
6) | La rémunération La rémunération est aussi un des éléments à analyser. La CLP doit rechercher qui assume la rémunération du travailleur et vérifier si cette situation est conforme aux liens réels qui unissent les différents intervenants. |
7) | La notion d’établissement La CLP observe que la notion d’établissement revêt une certaine importance, mais qu’il faut se garder de conclure que ce seul concept confère en tout temps la qualité d’employeur à l’entreprise cliente au motif que le travail est accompli dans l’établissement de cette dernière. En réalité, la CLP relève que, dans tous les cas de location de personnel (à court ou à long terme), les personnes dont les services sont loués exécutent leur travail à l’établissement du client. Conférer une trop grande emprise à ce critère reviendrait à annihiler les agences en tant qu’employeurs. De plus, l’article 2 de la LATMP indique que l’employeur utilise les services d’un travailleur « aux fins » de son établissement et non pas « dans » son établissement. Une telle formulation suppose qu’un travailleur puisse travailler ailleurs que dans l’établissement de son employeur, du moment que son travail sert « aux fins » de l’établissement de ce dernier. Le critère de l’établissement doit donc être soupesé comme tous ceux mentionnés précédemment : il ne peut, à lui seul, orienter le débat et sceller le sort d’une entreprise. |
8) | Une analyse globale Enfin, la CLP rappelle qu’aucun des éléments n’est, à lui seul, absolu ou déterminant, mais que, pris ensemble, les éléments peuvent permettre au tribunal de départager le rôle dévolu à chacun des acteurs engagés dans une relation tripartite et de statuer sur le bien-fondé des contestations dont il est saisi. |
Application des critères
Comme suite à l’analyse de ces critères, la CLP en est venue à la conclusion que l’agence de location de personnel est le véritable employeur lorsque cette dernière :
- s’occupe, sans ingérence de la part de l’entreprise cliente, du recrutement, de la sélection et de l’embauche des employés nécessaires à la production, par l’intermédiaire de ses représentants dans l’entreprise cliente, à même sa banque de candidats ou à même celle qui est constituée par les demandes d’emploi déposées directement chez les entreprises clientes;
- prend en charge la préparation des horaires de travail, la compilation des heures travaillées, la préparation et la distribution des paies, l’autorisation des vacances, la détermination des conditions de travail, l’établissement des mesures disciplinaires et les relations avec les tiers (notamment la gestion des accidents du travail);
- assume la rémunération des employés et voit directement à tous les aspects reliés à leur vie professionnelle;
- met en place, dans les entreprises clientes, une structure créant une étanchéité entre les travailleurs des agences de location de personnel et les entreprises clientes.[6]
La CLP précise également que le paiement des primes d’assurance concernant les équipements et des primes concernant les travailleurs n’est pas un élément déterminant. Il peut, de fait, s’avérer normal et plus avantageux pour l’entreprise cliente de payer directement ces frais, sans pour autant devenir le véritable employeur.
Dans certains dossiers, la CLP prend en compte le fait que la CSST a reconnu l’agence comme étant l’employeur véritable pour en arriver à une même conclusion.
Appliquant le même raisonnement, la CLP conclura toutefois que l’agence de location de personnel n’est pas le véritable employeur lorsque :
- cette agence, avec l’arrivée de ses représentants dans l’entreprise cliente, n’amorce aucun processus de sélection du personnel et se contente de transférer le personnel en place sous sa gouverne;
- l’embauche subséquente est l’affaire de l’agence par l’intermédiaire de ses représentants dans les entreprises clientes, mais les cadres des entreprises clientes s’occupent également du recrutement en rencontrant les candidats, en étant présents lors de la collecte de renseignements et en sollicitant des personnes directement;
- un cadre de l’entreprise cliente s’immisce directement dans les conditions de travail reconnues aux employés en donnant notamment son avis sur les augmentations individuelles réclamées par les travailleurs et en devant les approuver pour que celles-ci soient reconnues;
- un cadre donne aux employés des directives relatives au travail à accomplir, à la façon dont il doit être effectué et leur fait part de son mécontentement lorsque le travail n’est pas exécuté à sa satisfaction;
- la formation est sous la responsabilité de l’entreprise cliente puisque cet aspect n’est pas couvert par le contrat intervenu avec l’agence;
- il existe une confusion quant à la hiérarchie dans l’entreprise cliente;
- les entreprises clientes assument elles-mêmes le paiement des comptes de dépenses des travailleurs dont la masse salariale est déclarée par l’agence et ces entreprises versent la paie de vacances due aux employés lors de la cessation des activités des travailleurs dont les services sont loués par l’agence.[7]
Conclusion
À la lumière des récentes décisions de la CLP, il ressort que, lorsque les entreprises clientes ne s’immiscent pas et n’interviennent pas dans les relations de travail, et qu’elles se limitent à payer les services offerts par les agences de location de personnel, elles ne sont pas les véritables employeurs des travailleurs dont les services sont loués.
En revanche, la conclusion contraire s’impose si l’entreprise cliente, malgré les contrats existants entre les travailleurs et l’agence d’une part, et malgré le contrat de services intervenu entre elle et l’agence d’autre part, conserve la mainmise sur son personnel et continue d’exercer « le plus grand contrôle sur tous les aspects du travail des employés ».
Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy
Source : VigieRT, numéro 6, mars 2006.
1 | Ville de Pointe-Claire c. Tribunal du travail, [1997] 1 R.C.S. 1015. |
2 | Décisions voulant que l’agence de location de personnel soit le véritable employeur : Les Viandes Guy Chevalier inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-204; Fondrémy inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-208; Rebuts solides canadiens, (CLP 2005-12-12); Immeubles Jacques Robitaille inc., (CLP 2005-12-12); Centre de valorisation de verre du Québec (Unical), (CLP 2005-12-12). |
3 | Décisions voulant que l’agence de location de personnel ne soit pas le véritable employeur : Aliments Danac inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP 209; Nostrano inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-207; Abattoir Ste-Julienne ltée, (CLP 2005-12-12); Récubec inc., (CLP 2005-12-12); Uni-Viande inc., (CLP 2005-12-12). |
4 | Règlement sur la nouvelle détermination de la classification, de la cotisation d’un employeur et de l’imputation du coût des prestations, R.R.Q. c. A-3.001, r.2.01.1. |
5 | « L’employeur qui loue ou prête les services d’un travailleur à son emploi demeure l’employeur de ce travailleur aux fins de la présente loi ». |
6 | Voir notamment : Les Viandes Guy Chevalier inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-204 et Fondrémy inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-208. |
7 | Voir notamment : Aliments Danac inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-209; Nostrano inc. et Service de personnel Antoine inc., CLPE. 2005LP-207. |