Vous lisez : Travailleurs autonomes : un régime de protection collective?

Le droit du travail, tel qu’on le connaît aujourd’hui, repose sur les assises de la stabilité d’une société salariale où l’emploi, plus souvent qu’autrement, est défini à partir d’une relation de subordination entre le donneur d’ouvrage et le travailleur. Les lois du travail, plus précisément le

Code du travail[1], reflètent cet état de fait. Le régime de protection collective qu’offre le Code du travail ne s’adresse pas aux travailleurs autonomes. Généralement, ces travailleurs en marge de notre société salariale ne bénéficient d’aucune protection sociale. Ils sont laissés à eux-mêmes.

Toutefois, il existe au Québec un régime de protection collective conçu spécialement pour un type de travailleurs autonomes : les artistes. La Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma[2] encadre les relations entre les artistes et les producteurs ou associations de producteurs. Le régime proposé par cette loi confère à l’artiste une identité juridique de travailleurs autonomes. Il établit un cadre juridique différent de ce que propose la législation traditionnelle en matière d’emploi. Ce régime de relations du travail offre une protection à la fois individuelle et collective. Plus précisément, il procure aux artistes la possibilité de se faire représenter par une association syndicale en vue de négocier des conditions de travail minimales et il offre aussi la possibilité de négocier individuellement des conditions de travail plus avantageuses que celles qui sont comprises dans l’entente collective. Ce régime est généralement méconnu en relations industrielles, c’est pourquoi nous procéderons à un survol de ce régime particulier. Dans un premier temps, nous présenterons un historique de la mise en place du régime. Nous décrirons ensuite le cadre juridique proposé par la Loi sur le statut de l’artiste ainsi que les différents mécanismes de protection qu’elle contient. Et finalement, nous présenterons le cœur du régime, c’est-à-dire l’imbrication de la négociation collective et individuelle par l’entremise des ententes collectives.

Historique et mise en place d’un cadre juridique applicable aux artistes québécois
Le régime de relations du travail des artistes s’est enraciné progressivement depuis le début des années 1900[3]. Il découle de la détermination et du pouvoir de mobilisation des artistes en vue d’améliorer leurs conditions de travail. Contrairement aux travailleurs salariés, les artistes jouissent d’une grande autonomie dans leur travail et offrent leurs services à plusieurs producteurs. Souvent considérés comme des marginaux au sein de la société, ils le sont également dans leurs rapports d’emploi. La structuration de leur régime s’est déroulée à contre-courant des valeurs traditionnelles en matière d’emploi. La formation d’une première association syndicale (Union des artistes) en 1937 donna aux artistes un outil important afin de revendiquer l’implantation de règles de travail adéquates. L’Union des artistes s’est constituée en vertu de la Loi sur les syndicats professionnels de 1924[4]. Entre autres, cette loi procurait à l’association incorporée le droit de négocier une entente de travail sous la forme d’un contrat civil. La négociation collective se déroulait sur une base strictement volontaire, elle n’obligeait aucunement l’employeur à négocier avec l’association de travailleurs. C’est dans cette perspective que l’Union et d’autres associations d’artistes se sont établies dans le paysage des relations du travail au Québec.

Plus les années passaient et plus le régime implanté se structurait en marge des pratiques en matière d’emploi. Les associations d’artistes réussissaient à négocier sur une base volontaire des conditions de travail minimales, mais elles permettaient également aux artistes de négocier des conditions plus avantageuses avec les producteurs au moyen de contrats individuels de travail. Avec l’adoption du Code du travail, les associations d’artistes se retrouvèrent dans un vide juridique. Désormais, le Code obligeait l’employeur à négocier avec les associations accréditées de salariés et instaurait des mécanismes juridiques facilitant ainsi l’application d’un régime collectif de travail. Les associations d’artistes ne pouvaient bénéficier de cette protection collective puisqu’elles ne regroupaient pas des salariés, au sens du Code du travail, mais plutôt des travailleurs autonomes qui entretenaient des rapports d’emploi avec plusieurs donneurs d’ouvrage (producteurs). Le régime traditionnel proposé par le Code n’était pas constitué pour les inclure. C’est dans ce contexte que l’Union des artistes et d’autres intervenants affirmèrent au début des années 1980 que les lois traditionnelles en matière d’emploi étaient mal adaptées à leur réalité. Une intervention gouvernementale devenait une priorité pour les artistes et leurs associations syndicales. En 1980, des recommandations relatives à la condition de l’artiste furent proposées dans une résolution de l’UNESCO[5]. Cette résolution que le Canada a signée recommandait l’intervention de l’État afin d’offrir aux artistes une protection adéquate quant à leurs conditions de travail et à leur protection sociale. Cette résolution ainsi que le lobbying des artistes et de leurs associations respectives ont amené les gouvernements provincial et fédéral à se pencher sur la problématique des artistes en matière de relations du travail. Plusieurs interventions législatives furent faites par les gouvernements. L’implantation d’une première loi en 1987, la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma a pour objectif d’encadrer et de structurer les rapports d’emploi entre l’artiste et le producteur ou l’association de producteurs. Par la suite, furent adoptées en 1988 la Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs[6] et en 1992, avec l’intervention du fédéral, la Loi concernant le statut de l’artiste et régissant les relations professionnelles entre artistes et producteurs au Canada[7].

La Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma est à notre avis la plus significative dans l’élaboration et la mise en place d’un régime de négociation collective puisqu’elle oblige les parties à négocier une entente collective régissant les conditions de travail des artistes. Notre présentation se concentrera sur le cadre juridique ainsi que sur l’imbrication de la négociation collective et individuelle proposés par cette loi.

Le cadre juridique conféré par la Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma
Cette loi est calquée sur l’image du système de relations du travail qui existait avant son adoption en 1987. L’intention du législateur n’était pas de créer un régime juridique, mais plutôt d’encadrer un système déjà existant dans le paysage québécois. Elle vient légaliser le régime mis en place par les associations d’artistes et les producteurs en définissant certains mécanismes de relations du travail et en conférant aux parties des pouvoirs et des obligations.

La particularité de cette loi réside dans le fait qu’elle s’adresse uniquement aux artistes œuvrant à titre de travailleur autonome dans certains domaines des arts. Elle exclut expressément le travail d’un artiste-salarié régi par le Code du travail ou par un décret de convention collective[8]. L’article 1 de la Loi définit et clarifie son champ d’application. Elle s’adresse principalement « aux artistes et aux producteurs qui retiennent leurs services professionnels dans les domaines de la production artistique tels que la scène y compris le théâtre, le théâtre lyrique, la musique, la danse et les variétés, le film, le disque et les autres modes d’enregistrement du son, le doublage et l’enregistrement d’annonces publicitaires ». Cette loi confère à l’artiste un statut professionnel de travailleur autonome. L’artiste étant défini comme « une personne physique qui pratique son art à son propre compte et qui offre ses services, moyennant rémunération, à titre de créateur ou d’interprète, dans un domaine visé par la loi[9] ». D’ailleurs, il est précisé à l’article 6 que « pour les fins de l’application de la présente loi, l’artiste qui s’oblige habituellement envers un ou plusieurs producteurs au moyen de contrat portant sur des prestations déterminées, est réputé pratiquer un art à son propre compte ». Donc, la Loi garantit une identité juridique à l’artiste en tant que travailleur autonome et lui permet une liberté de négociation individuelle quant à son contrat de travail. L’artiste possède ainsi la liberté de négocier et d’agréer les conditions de son engagement par un producteur. L’artiste et le producteur liés par une même entente collective ne peuvent toutefois négocier une condition moins avantageuse qu’une condition prévue par cette entente[10].

Comme tout régime collectif de travail, la Loi procure une reconnaissance légale aux associations d’artistes et de producteurs afin de faciliter l’établissement des règles. L’association d’artistes a droit à la reconnaissance si elle est un syndicat professionnel et qu’elle rassemble la majorité des artistes dans un secteur de négociation reconnu et défini par la Commission de reconnaissance des associations d’artistes et des associations de producteurs. De même qu’une association de producteurs peut aussi avoir le droit à la reconnaissance si elle satisfait aux conditions énumérées par la Loi. Cette reconnaissance légale permet à l’association syndicale de négocier et d’agréer des conditions de travail minimales d’embauche pour les artistes qu’elle représente dans un secteur de négociation énuméré à l’article 1 de la Loi. La Loi sur le statut de l’artiste oblige les parties à négocier avec diligence et bonne foi[11]. Tout comme le Code du travail, cette disposition a pour objet d’obliger les parties à rechercher la conclusion d’une entente collective. Depuis la mise en vigueur de la Loi, les associations d’artistes peuvent maintenant obliger les producteurs à négocier des ententes collectives de travail. Rappelons qu’auparavant, ces ententes étaient négociées sur une base strictement volontaire. La Loi donne ainsi aux associations d’artistes le pouvoir de négociation nécessaire à l’établissement d’un régime collectif de travail. De plus, à défaut d’entente ou en cas de mésentente, une des parties peut demander l’intervention d’un médiateur ou d’un arbitre auprès de la Commission de reconnaissance[12]. La décision arbitrale a le même effet qu’une entente collective. Cette disposition s’inspire largement de celle proposée par le Code du travail.

Bien que le régime de relations du travail des artistes diffère considérablement de celui des rapports collectifs encadré par le Code du travail, la Commission de reconnaissance détient des pouvoirs et des fonctions similaires à ceux de la Commission des relations du travail en matière d’accréditation. Elle intervient sur le plan des procédures de reconnaissance des associations d’artistes et de producteurs. La Commission de reconnaissance est l’organisme chargé principalement de l’application de la Loi sur le statut de l’artiste. Cependant, elle possède également la compétence pour statuer sur toutes autres questions relatives à l’application de Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs. La Commission de reconnaissance veille à ce que les dispositions de la Loi soient respectées par les parties concernées. C’est pourquoi les articles 56 et suivants de la Loi sur le statut de l’artiste confèrent à la Commission des fonctions et des pouvoirs qui lui sont propres. La Commission a quatre fonctions principales : reconnaître les associations d‘artistes et associations de producteurs compétentes à négocier des ententes collectives de travail, définir les secteurs de négociation ou les champs d’activité pour lesquels une reconnaissance peut être accordée, désigner un médiateur, un arbitre de différends ou un arbitre de griefs aux fins de l’application de la loi et donner son avis au ministre de la Culture et des Communications sur toutes les questions relatives à l’application de la Loi et sur les diverses mesures visant à protéger le statut professionnel de l’artiste. La Commission détient aussi des pouvoirs d’enquête nécessaires à l’exercice de sa mission.

Donc, la Loi sur le statut de l’artiste offre un cadre juridique qui permet la mise en place des différents mécanismes de protection collective nécessaires à l’implantation d’un régime de relations du travail. D’ailleurs, comme nous avons pu le constater, certaines de ses dispositions s’inspirent du Code du travail. Cependant, la particularité de la Loi réside dans la reconnaissance d’une liberté de négociation individuelle que détiennent les artistes à titre de travailleurs autonomes. La Loi prévoit donc une coexistence entre l’entente collective négociée par les associations syndicales et le contrat de travail de l’artiste, ce qui est tout à fait inhabituel dans un régime collectif de travail.

L’imbrication de la négociation collective et de la négociation individuelle d’un contrat de travail
Dans les rapports collectifs de travail traditionnellement établis par le Code du travail, le contrat de travail et la convention collective ne peuvent pas coexister. D’ailleurs, plusieurs intervenants en relations industrielles croient que leur coexistence permettrait à l’employeur de briser par le moyen individuel du contrat de travail la mobilisation nécessaire à l’action collective. La liberté contractuelle du salarié devient inutile, puisqu’il bénéficie des avantages de la protection collective par l’entremise de la convention collective. Dans une perspective de protection collective, la possibilité pour les salariés de négocier individuellement des conditions de travail sous la forme d’un contrat de travail est une option difficilement réalisable. Le Code du travail n’encourage aucunement cette forme de négociation et propose plutôt les avantages de la négociation collective.

Par contre, chez les artistes, cette coexistence est nécessaire au développement des relations du travail. L’action collective du syndicat devient le pilier de la négociation individuelle. Les ententes collectives négociées offrent au pigiste des conditions minimales d’embauche qui s’appliqueront à l’ensemble du secteur, mais elles permettent aussi une flexibilité et une souplesse dans la négociation des contrats individuels d’engagement. D’ailleurs, la négociation individuelle fait partie d’un droit qui est d’une part reconnu par la Loi sur le statut de l’artiste, mais également par les ententes collectives en vigueur. En effet, l’article 24 alinéa 7 de la Loi précise que « la reconnaissance d’une association d’artistes confère le droit de négocier une entente collective, laquelle doit prévoir un contrat-type pour la prestation de services faites par les artistes qu’elle représente ». En ce sens, toute entente collective doit obligatoirement contenir un modèle de contrat pour la prestation de travail des artistes. Dans la pratique, l’engagement d’un artiste s’effectue par un contrat préétabli dans l’entente collective. L’association d’artiste oriente la négociation individuelle en édictant des règles précises dans les ententes collectives relatives à l’engagement des artistes qu’elle représente. Toute entente individuelle négociée par les parties doit généralement être acheminée à l’association d’artiste qui gère et administre les contrats d’engagement sous sa tutelle. L’association syndicale devient donc responsable du contrat de travail négocié et conclu en vertu des ententes collectives.

En ce sens, la négociation individuelle tombe sous l’égide de l’entente collective. D’ailleurs, en cas de mésentente ou de non-respect du contrat de travail, l’artiste peut bénéficier de la procédure de grief prévue dans l’entente collective. Ceci est tout à fait innovateur en droit du travail, puisque le contrat individuel de travail bénéficie de la même protection que le contrat collectif. De cette façon, le contrat d’engagement s’imbrique dans l’entente collective. Advenant un litige, l’association d’artistes devient maître du grief et doit représenter l’artiste concerné. Cette coexistence a été conçue pour répondre au besoin d’une protection collective des artistes quant à leurs conditions de travail, mais aussi à une autonomie contractuelle dans leur rapport d’emploi. L’imbrication de l’entente collective et de la négociation individuelle d’un contrat d’engagement officialise le statut professionnel de l’artiste en tant que travailleur autonome. C’est ce qui donne au régime de relations du travail des artistes sa particularité et son essence.

En conclusion, l’instauration d’un régime de protection collective pour les travailleurs autonomes risque d’être un sujet de plus en plus présent dans le milieu des relations industrielles. Nous croyons que le régime de relations du travail des artistes québécois est un modèle très intéressant à étudier dans l’élaboration d’un éventuel régime pour certains types de travailleurs autonomes. La présence d’une négociation collective et la possibilité pour les artistes de négocier individuellement des conditions de travail plus avantageuses sont des pistes intéressantes à exploiter pour la création d’un éventuel régime conçu pour les travailleurs autonomes. Toutefois, il ne faut pas oublier que le régime de relations du travail des artistes découle d’une longue évolution et d’un besoin très particulier des artistes québécois. Avant de mettre en place un tel régime pour d’autres types de travailleurs autonomes, il faudrait tenir compte de la spécificité du milieu, des besoins en matière de relations du travail des travailleurs autonomes concernés et de la volonté de ceux-ci de bénéficier d’une protection collective. Finalement, nous croyons que le modèle de relations du travail des artistes québécois va continuer à inspirer les chercheurs et certains groupes de travailleurs autonomes puisque ce régime occupe une place particulière dans le paysage des relations industrielles au Québec.

Mélissa Dussault, CRIA, conseillère en relations de travail à la Société des auteurs de radio, télévision et cinéma

Source : VigieRT, numéro 5, février 2006.


1 Code du travail, L.R.Q., c. C-27.
2 Loi sur le statut professionnel et les conditions d’engagement des artistes de la scène, du disque et du cinéma, L.R.Q., c. S-32.1.
3 Caron Louis. La vie d’artiste, Les éditions Boréal, 1987.
4 Loi sur les syndicats professionnels, L.R.Q., c. S-40.
5 Unesco. Recommandations relatives à la condition de l’artiste, Rapport de la Commission du programme IV à la 37e plénière, le 27 octobre 1980.
6 Loi sur le statut professionnel des artistes des arts visuels, des métiers d’art et de la littérature et sur leurs contrats avec les diffuseurs, L.R.Q., c. S-32.01.
7 Loi concernant le statut de l’artiste et régissant les relations professionnelles entre les artistes et les producteurs au Canada, L.C, 1992, c, 33.
8 Loi sur le statut professionnel des artistes de la scène du disque et du cinéma, art.5.
9 Id., art.2.
10 Id., art.8.
11 Id., art.30.
12 Id., art.31 et 33.
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