L’auteure tient à remercier Thomas Geissmann, étudiant, pour son excellente collaboration à la rédaction de cet article.
Bien que la période 2004-2005 en droit de travail ne fut pas le théâtre de revirements jurisprudentiels flamboyants, certains jugements touchant des milieux de travail non syndiqués ont su capter notre attention. Les prochaines lignes seront donc dédiées à rapporter quelques décisions d’intérêt touchant à divers éléments du droit du travail.
Tout d’abord, concernant les obligations de renseignement de l’employeur précédant la conclusion d’un contrat de travail, l’affaire Lajoie c. Corp. Inno-centre du Québec[1] ne pouvait que piquer notre curiosité.
M. Lajoie a été, en 1995, reconnu coupable de deux chefs de fraude. En 1999, la Cour d’appel a ordonné un nouveau procès en déterminant que le juge de première instance avait commis des erreurs dans ses instructions aux jurés. Lajoie plaidera finalement coupable aux deux chefs d’accusation et purgera sa peine dans la collectivité. Cette saga judiciaire fut suivie de si près par les médias qu’on dit de l’histoire qu’elle était, au Saguenay, de commune renommée.
Au début de l’an 2000, la candidature de Lajoie intéresse sérieusement Inno-centre et son profil semble correspondre parfaitement aux exigences du poste, bien que son passé judiciaire soit une ombre à son dossier. Inno-centre mandate donc Morrissette pour qu’il aille rencontrer Lajoie et discuter de son passé judiciaire. L’entretien des deux hommes se déroule si bien qu’ils se quittent en sachant que l’affaire est conclue. Lajoie sera officiellement engagé le 25 mai 2000.
Ce n’est que quelques jours après l’embauche que des vérifications sont faites et qu’Inno-centre apprend que Lajoie a plaidé coupable aux deux chefs d’accusation. Se sentant trahis, les responsables d’Inno-centre remercient aussitôt Lajoie de ses services.
Lajoie allègue qu’il a été congédié sans cause juste et suffisante et Inno-centre, de son côté, prétend que Lajoie a manqué à son obligation d’information et de bonne foi et que le lien de confiance est rompu. Le Tribunal considère que, compte tenu des doutes qu’Inno-centre avait concernant le passé judiciaire de Lajoie, il lui revenait à elle, dans le cadre de son obligation de se renseigner, de fouiller la question et non à Lajoie de tout révéler. Par conséquent, le Tribunal accorde 66 153,85 $ à Lajoie pour compenser son salaire perdu.
Une autre affaire fort intéressante, Taillefer c. Air Transat[2]. Elle nous rappellera que les relations de travail employeur-employé peuvent perdurer au-delà de la fin du contrat de travail, mais cette fois, du côté de l’employeur.
En août 1996, après avoir démissionné d’Air Transat et avoir passé un court séjour chez Canadair (Bombardier), Pierre Taillefer fut embauché comme pilote par Air Canada pour une période d’essai. Il sera congédié trois (3) mois plus tard. M. Taillefer prétend que son congédiement aurait été causé par des références négatives et mensongères fournies par son employeur précédent, soit Air Transat. Taillefer réclame alors 711 411 $ à Air Transat et à Pierre Ménard, alors vice-président aux opérations et initiateur de toute cette histoire de références.
Air Canada base le congédiement de M. Taillefer sur le fait qu’il avait déjà éprouvé des difficultés lors de ses entraînements, qu’il s’était déjà écrasé sur simulateur et qu’il avait été congédié d’Air Transat. Ménard, chez Air Transat, aurait affirmé à Air Canada que Taillefer ne pouvait pas piloter un avion.
En analysant la preuve, le Tribunal en vient à la conclusion que le responsable d’Air Transat, Pierre Ménard, a commis une faute en informant, de sa propre initiative, un représentant d’Air Canada des raisons du congédiement (alors que Taillefer avait plutôt démissionné), a donc porté atteinte à la réputation de Taillefer et aurait donc dû prendre toutes les précautions nécessaires pour transmettre des informations fondées concernant le dossier de ce dernier. Cette faute mena directement au congédiement de Taillefer et devait être compensée par l’octroi de dommages et intérêts.
À ce titre, le Tribunal condamne solidairement Pierre Ménard et Air Transat à verser à M. Taillefer 126 411 $ à titre de perte de revenus, à 35 000 $ à titre de dommages moraux (incluant l’atteinte à la réputation) ainsi qu’à 10 000 $ à titre de dommages exemplaires.
En ce qui a trait à l’équivalence des postes, nous devons analyser l’affaire Sheppard c. Royal Institution for the Advancement of Learning (McGill University)[3]. Peggy Ann Sheppard était directrice des admissions à l’université McGill de 1972 à 1986. En 1986, Mme Sheppard décide de compléter une maîtrise en éducation et l’université lui octroie, à cette occasion, un congé d’études de deux ans. Il sera entendu entre les parties, à cette époque, qu’à son retour Mme Sheppard reviendrait travailler à l’université dans un poste de gestionnaire équivalent et à un salaire ne pouvant être en deçà de son salaire en tant que directrice des admissions.
Le congé d’études de Mme Sheppard se termina en 1989, mais, compte tenu des circonstances qui suivent, elle ne travailla pas à l’université après cette date puisqu’entre 1989 et 1994 les parties n’ont pu s’entendre sur une appropriate senior managerial position pour reprendre les termes de l’entente.
En 1992, McGill lui propose un poste d’Immigration and Spousal Relocation Specialist qu’elle refusa. La question fut d’ailleurs soumise à un arbitre qui confirma que ce poste n’était pas équivalent. Après que la Cour supérieure ait homologué la décision arbitrale en 1994, l’université McGill proposa à Mme Sheppard le poste de Director of International Affairs, poste qu’elle refusa également. Les parties ont alors entamé un processus de médiation, mais en vain.
Mme Sheppard prétend que McGill a violé ses obligations contractuelles et procédé à un congédiement déguisé à son égard en ne lui proposant pas de poste semblable. De ce fait, Mme Sheppard demande à la Cour de lui octroyer des dommages pour pertes pécuniaires et non pécuniaires pour un total de 2 810 543,00 $.
La Cour est d’avis que, même si le dernier poste proposé par l’université McGill n’était pas identique au poste qu’elle occupait avant son départ en congé d’études, il était déraisonnable de penser qu’elle pourrait obtenir à nouveau exactement les mêmes devoirs et responsabilités. Le poste de « Director of International Affairs » était donc approprié ou équivalent et, dans les circonstances, Mme Sheppard aurait dû l’accepter et mitiger ses dommages. En agissant de la sorte, Mme Sheppard s’est exposée à la terminaison de son emploi et son comportement est assimilable à un refus de fournir sa prestation de travail. La Cour considère donc que même si les postes n’étaient pas identiques, McGill n’avait pas procédé à un congédiement déguisé. L’action de Mme Sheppard est donc rejetée.
Encore cette année, la Cour d’appel du Québec a dû se pencher sur la question de l’évaluation des dommages moraux à la suite d’un congédiement dans l’affaire Bristol-Myers Squibb Canada inc. c. Legros[4].
Mme Legros a été embauchée par Bristol-Myers Squibb Canada inc. en mars 1999 à titre d’analyste. Sa supérieure lui reprochant son attitude et son comportement au travail, Mme Legros fut congédiée dix mois plus tard. Puisqu’elle refusa une offre de quatre semaines de préavis de la part de l’employeur en contrepartie d’une quittance complète et finale, on ne lui versa que deux semaines de préavis. Un litige survint alors entre les parties.
Le juge de première instance considéra que Mme Legros aurait dû bénéficier d’une seconde période de probation au même titre qu’une autre de ses collègues. Concluant à la mauvaise foi de l’employeur, le même juge condamna l’employeur à verser 20 000 $ en dommages moraux à Mme Legros, en plus de prendre acte de l’offre de ce dernier de verser six semaines de préavis.
Toutefois, la Cour d’appel, sous la plume de la juge Mailhot, affirme que le premier juge a eu tort d’importer du droit administratif la théorie de l’expectative légitime et que, conséquemment, Mme Legos ne pouvait exiger, à l’instar d’une de ses collègues de travail, une période de probation étant donné que la preuve ne démontre pas que cela faisait partie de ses conditions d’embauche. La juge ajoute que ce n’est pas le rôle des tribunaux d’octroyer à un salarié une nouvelle période de probation.
La juge Mailhot rappelle aussi que les parties à un contrat de travail à durée indéterminée peuvent y mettre fin en accordant à l’autre partie un délai de congé raisonnable et que ce n’est qu’en la présence d’une faute caractéristique distincte que ce délai-congé pourra être accompagné de dommages moraux, ce qui ne fut pas le cas en l’espèce. (nos soulignés)
Pour ces raisons, la Cour d’appel accueille le pourvoi et ordonne à Bristol-Myers Squibb Canada inc. de payer à Mme Legros le préavis de congé offert, mais aucune somme ne lui est accordée pour des dommages non pécuniaires. Le juge Nuss, dissident, aurait rejeté l’appel puisqu’à son avis, le juge de première instance n’a pas commis d’erreur nécessitant l’intervention de la Cour d’appel.
Il est intéressant de noter, qu’à peu près à la même période, la Cour supérieure de justice de l’Ontario rendait un jugement[5] accordant 500 000,00 $ de dommages punitifs à un salarié congédié injustement. La Cour décide également d’augmenter de 15 à 24 mois le délai-congé du salarié dû à la mauvaise foi de l’employeur dans la façon de terminer l’emploi de la salariée en appliquant les critères de l’arrêt Wallace[6] de la Cour suprême du Canada. Il restera à voir si les tribunaux québécois se laisseront un jour tenter par cette envolée du quantum des dommages non pécuniaires en matière de congédiement.
Finalement, nous ne pouvons omettre de rapporter une décision du Tribunal des droits de la personne mettant en scène des faits plus que surprenants : l’affaire Centre maraîcher Eugène Guinois Jr inc.[7] Cette trame factuelle avait ouvert la porte aux tribunaux québécois pour accorder des dommages beaucoup plus élevés qu’à l’habitude, mais ce ne fut pas le cas.
La défenderesse dans cette affaire est une entreprise spécialisée dans la culture de laitues et de carottes et qui devait faire appel aux services de recrutement de l’Union des producteurs agricoles (U.P.A.) afin de combler son manque de main-d’œuvre en engageant des employés journaliers.
Les plaignants, d’origine haïtienne, affirment que les employés de race blanche disposaient d’une cafétéria leur étant strictement réservée. Cette cafétéria était très propre et comprenait trois fours à micro-ondes. De leur côté, les travailleurs de l’U.P.A., dont la grande majorité est d’origine haïtienne, n’avaient accès qu’à un bâtiment dénommé « la Cabane verte ». Ces installations, vétustes, étaient petites, extrêmement sales et sans eau ni chauffage. Aucun vestiaire n’était mis à leur disposition et un seul four à micro-ondes, malpropre, était à leur disposition. Malgré certaines tentatives de la part des travailleurs de l’U.P.A., l’entreprise leur refuse l’accès à la cafétéria des « blancs ».
Le 8 août 2001, deux plaignants travaillent avec plus de dix autres personnes de race blanche. Alors qu’un des plaignants s’affairait à l’ouvrage, une travailleuse l’accuse d’avoir commis un geste grossier à son égard. Avant même qu’il puisse s’expliquer, la travailleuse lui répondit de « fermer sa gueule » et lui mit une poignée de carottes dans la bouche. Le contremaître a alors refusé d’intervenir et le travail s’est poursuivi. Les plaignants sont alors allés voir la responsable des ressources humaine qui leur aurait répondu : « Je commence à être tannée de vous ma gang de Noirs de Longueuil ».
Insultés, les plaignants décident de quitter et, craignant de ne pas avoir de place dans les autobus pour regagner leur domicile le soir, ils partent immédiatement après avoir averti un responsable. Les plaignants apprendront par la suite avoir été congédiés au motif de leur départ précipité avant la fin de leur quart de travail. Ils réclament des dommages moraux, exemplaires en plus de la compensation de leur perte de salaire.
Le Tribunal considère qu’il est clair que les plaignants ont été victimes de discrimination et même de harcèlement lors de l’exécution de leur travail. Que l’employeur ou ses commettants soient de bonne foi ne change rien à l’histoire. De plus, le fait que ces violations se soient répétées au cours des années ouvre la porte à des dommages punitifs en vertu de la Charte des droits et libertés de la personne. Également, le Tribunal conclut que les plaignants ont été congédiés sans cause juste et suffisante.
Par conséquent, le Tribunal accorde de 10 000,00 $ à 12 500,00 $ à titre de dommages moraux et 5 000,00 $ à titre de dommages punitifs à chacun des plaignants en plus d’indemnités équivalant à leur perte de salaire. Aussi, il est ordonné à l’entreprise de cesser toute discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique ou la couleur et de développer, en collaboration avec la Commission, une politique efficace pour contrer la discrimination et le harcèlement racial en milieu de travail.
Alors, voici qui termine notre revue de l’année 2004-2005. Bien d’autres décisions auraient pu être étudiées, mais nous avons dû nous limiter aux plus marquantes.
Karine Fournier, CRIA, avocate chez Fasken Martineau DuMoulin
Source : VigieRT, numéro 3, décembre 2005.
1 | [2004] R.J.Q. 2696 (C.S.). |
2 | [2005] R.J.Q. 788 (C.S.). |
3 | J.E. 2004-2103 (C.S.). |
4 | [2005] R.J.Q. 383 (C.A.). |
5 | Keays v. Honda Canada Inc., 2005 CanLII 8730 (Ont. Sup. Court). |
6 | Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701. |
7 | Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Centre maraîcher Eugène Guinois Jr inc., [2005] R.J.Q. 1315 (T.D.P.Q.). |