L’entreprise X se trouve dans une bien mauvaise passe, car elle est en grande difficulté financière. Malgré cette situation, le comité de direction de l’entreprise s’est voté hier une prime de fidélisation. Les membres du comité prévoient en effet rester aux commandes de l’organisation en dépit des problèmes éprouvés. Pour sa part, le vice-président, ressources humaines était absent au moment de cette réunion. Lorsqu’il apprend cette nouvelle, il ne peut pas y croire, car il doit faire deux cents mises à pied d’ici peu. Mais lui aussi recevra cette prime. Que doit-il faire?
Une prime peut-être méritée… malgré tout
Par Muriel Drolet, CRHA, présidente de Drolet, Douville
et associés inc., consultants et formateurs en management
Ce problème est très actuel et peut comporter des conséquences lourdes. surtout si un conseil d’administration doit entériner la décision prise par le comité de direction par la suite.
Dans un premier temps, posons-nous les questions suivantes : Y a-t-il eu un ordre du jour envoyé à toutes les personnes convoquées à cette réunion? Si oui, le vice-président, ressources humaines était-il au courant que ce point serait discuté? Qu’en est-il de son absence alors? Pas sérieux du tout! Sinon, de toute évidence ce point a été passé en catimini et le problème est alors de taille!
Dans un deuxième temps, lors de la fixation du plan d’action et des objectifs de l’année en cours, y a-t-il eu entente préalable sur le fait que les membres du comité de direction de l’entreprise se verront attribuer une prime de fidélisation en retour de résultats spécifiques atteints? Bien que l’entreprise soit en difficulté, il se peut que des indicateurs ayant trait à l’engagement exceptionnel aient été prévus pour ces hauts dirigeants; si c’est le cas, bien que l’entreprise X soit en difficulté financière, elle est quand même tenue de respecter ses ententes.
Il arrive qu’une entreprise en difficulté lance à son équipe de gestion un défi de créativité, de responsabilité et de fidélité tel que la survie éventuelle de l’organisation leur en est quasi totalement imputable. Qui nous dit que ces gestionnaires n’ont pas fait preuve de présence et d’efforts exemplaires en vue du redressement de cette situation, alors que le vice-président, ressources humaines, lui, se cherchait un emploi ailleurs en voyant le bateau couler?
Donc, ne sautons pas aux conclusions trop vite! Si la prime a été promise et que, lors de l’évaluation du rendement, on constate que les critères de performance sont en grande partie atteints, il se peut que cette décision soit justifiée. On doit donc rendre à César ce qui lui est dû… Mais je vous vois bien rire! Vous êtes incrédule… Vous avez peut être raison!
Ce cas est bien triste, car il existe encore des gestionnaires, fidèles, engagés et prêts à donner tout ce qu’ils peuvent pour sauver les emplois des personnes dont ils se sentent sincèrement responsables. Dans ce sens, ils sont la source de survie… et, oui, vous avez probablement raison, même s’ils y ont droit, à ce moment crucial de l’histoire de l’entreprise, ils renonceraient probablement à cette prime! Mais dans le cas qui nous préoccupe, une telle décision ne semble pas avoir été prise, allez donc savoir pourquoi. C’est peut-être l’action stratégique du vice-président, ressources humaines de trouver la réponse à ce dilemme avant de réagir, car souvenons-nous : en cas de crise, il est toujours mieux d’agir sur des éléments connus que de réagir sur des interprétations de faits!
D’abord se poser des questions…
Par Léopold Larouche, CRIA, président, Gestion-conseil Loran inc.
Notre vice-président, ressources humaines est ici confronté à une double situation. Il devra l’analyser de façon objective en s’assurant de tenir compte de ses différents enjeux, soit les questions de gouvernance de l’entreprise, de stratégie de ressources humaines et de logique d’affaires. Il devrait également se demander, dans son propre intérêt, comment une telle décision a pu être prise sans qu’il n’ait été consulté.
Au niveau de la gouvernance, le fait qu’un comité de direction puisse se voter à lui-même une forme quelconque de rémunération démontre une irrégularité certaine. Que l’entreprise soit publique ou privée, le conseil d’administration devrait normalement s’être donné les moyens de contrôler la rémunération des cadres supérieurs de l’entreprise. Les membres du comité de direction sont en conflit d’intérêts s’ils recommandent eux-mêmes un régime dont ils pourront bénéficier personnellement; il en va de la responsabilité du vice-président, ressources humaines de signaler ce vice et de recommander que le dossier soit porté à l’attention du conseil d’administration.
Ces problèmes de gouvernance et de conflit d’intérêts sont néanmoins indépendants de la question des mises à pied. La question d’éthique demeure donc entière : l’adoption d’une prime de fidélisation pour les cadres supérieurs dans le contexte déroge-t-elle aux principes d’éthique?
Le vice-président, ressources humaines devra recueillir quelques renseignements afin de répondre à deux questions :
- L’adoption du régime compromet-elle la capacité de l’entreprise à s’acquitter équitablement de ses responsabilités envers les employés mis à pied?
- Le régime de primes de fidélisation favorise-t-il le redressement de l’entreprise?
Si la prime de fidélisation ne vient pas compromettre la capacité de l’entreprise X à se comporter de façon responsable envers les employés licenciés, personne n’en sera lésé et le lien entre les deux décisions relève du domaine des apparences. Le vrai test est de savoir si les mises à pied sont judicieuses et correctement faites.
Si, à l’inverse, les mises à pied ne sont pas dans le meilleur intérêt de l’entreprise X, ou si celle-ci a l’intention de se défiler de ses responsabilités envers les employés touchés, le vice-président devrait alors faire valoir ses arguments à cet effet, indépendamment de la prime de fidélisation.
Cependant, il lui faudra aussi se renseigner sur les modalités de versement de la prime de fidélisation. On peut supposer que son versement futur sera sujet à certaines conditions, dont celle pour les dirigeants de demeurer aux commandes de l’entreprise. Le paiement de la prime sera-t-il conditionnel à l’atteinte de certains résultats contribuant au redressement de l’entreprise? La contribution de l’équipe de direction en place est-elle un élément clé de cet effort de redressement? En d’autres termes, si les modalités des primes parviennent à stabiliser l’équipe de direction et à l’inciter à ne pas déserter le navire en période difficile, la prime pourrait ultimement contribuer à sauver d’autres emplois.
L’entreprise X devrait, d’ailleurs, s’interroger sur ce qu’il convient de faire relativement aux autres employés sur lesquels il faudra compter pour passer à travers ce moment difficile. Peut-être même que l’ensemble des employés survivants devraient être couverts par un régime de rémunération conditionnelle à l’atteinte de certains résultats.
Enfin, si chacune des mesures prises pour redresser l’entreprise est légale, procède selon une bonne logique d’affaires et respecte les personnes et les institutions, il n’y a pas de problème éthique à mettre en place simultanément une prime de fidélisation et à procéder à des mises à pied. Les deux moyens visent un même but : le redressement de l’entreprise... du moins en théorie. Il est en effet possible que le régime soit bidon et qu’il avantage indûment les cadres supérieurs, sans exiger de véritable contribution au redressement en contrepartie. Si tel était le cas, bien sûr, le problème prendrait un autre aspect.
Le vice-président, ressources humaines devrait finalement se demander s’il y a un lien entre sa réaction initiale d’incrédulité et le fait qu’on l’ignore lorsque des décisions stratégiques concernant les ressources humaines
sont prises…
Source : Effectif, volume 6, numéro 1, janvier / février / mars 2003