Même s'il est de plus en plus admis que la préparation est l'étape la plus importante du processus de la négociation collective, on constate qu'il y a très peu de recherches scientifiques qui tentent d'en comprendre la nature et la dynamique. Bien souvent, dans les articles scientifiques et les ouvrages consacrés à la négociation, les éléments associés à la préparation sont peu développés. Nous tentons de pallier cette lacune en présentant dans ce dossier un modèle conceptuel de la préparation patronale à la négociation collective.
En outre, l'analyse des résultats exclusifs d'une enquête effectuée avec la collaboration de l'Ordre des conseillers en ressources humaines et en relations industrielles agréés du Québec nous permettra de spécifier les composantes de ce modèle. Cette enquête a été menée auprès des responsables patronaux de la préparation à la négociation collective œuvrant dans les organisations syndiquées québécoises (à l'exception des fonctions publiques).
Le modèle conceptuelOn ne retrouve pas de façon spécifique, dans la littérature, de modèle de la préparation à la négociation. On n'y expose la plupart du temps que les différentes « étapes » à franchir pour préparer une négociation collective. Toutefois, au cours des dernières années, nos recherches nous ont permis d'élaborer un modèle de la préparation à la négociation collective dont les assises théoriques sont validées empiriquement. Ce modèle a trois dimensions – technique, politique et synoptique – qui comportent chacune quatre composantes. Les composantes décrivent plus précisément les éléments propres à la préparation d'un employeur à la négociation collective.
Une définition de la préparation patronale à la négociation collective
La préparation d'un employeur à la négociation collective est une opération importante définie comme « une activité à complexité variable ponctuée de nombreux aléas, visant à recueillir et à articuler des données objectives et subjectives provenant de multiples sources d'information permettant à l'employeur de déterminer ses besoins et d'orienter ses actions à la table de négociation, afin d'atteindre ses objectifs financiers, opérationnels, stratégiques et relationnels ». Voici maintenant comment faire le lien entre la théorie et les actions des praticiens dans la négociation collective.
La préparation technique
Cette première dimension de la préparation patronale à la négociation collective concerne les éléments propres à la collecte et à l'analyse de renseignements objectifs de façon à orienter et à appuyer les revendications de négociation. Comme la dynamique de la négociation est fondamentalement basée sur un échange d'information visant à convaincre ou à contraindre l'autre partie, il n'est guère étonnant que l'on cherche, lors de la préparation, à mieux cerner les éléments factuels permettant de documenter les modifications à apporter à la convention collective. De plus, la préparation technique permet de fournir des arguments aux négociateurs pour influencer l'autre partie.
La préparation technique comporte quatre composantes: l'analyse de l'environnement externe (notamment collecte d'information sur le taux de chômage, sur l'inflation, sur les lois en vigueur, les innovations technologiques disponibles, les grands enjeux sociaux); l'analyse du secteur (par exemple comparaison de conventions collectives, détermination d'une convention de référence, étude de l'évolution du secteur d'activité, comparaison salariale avec des travailleurs non syndiqués du même secteur); l'analyse de l'environnement interne (entre autres analyse des états financiers, étude des griefs, analyse des décisions arbitrales, évaluation des coûts de la convention collective, alignement des revendications sur la stratégie d'affaires ou celle de gestion des ressources humaines); l'analyse prévisionnelle (par exemple état des ressources matérielles, financières et humaines pour la durée anticipée de la convention collective à venir).
La préparation politiqueLa préparation politique consiste en la collecte d'informations objectives ou subjectives par divers processus de consultation dans l'organisation. L'administration et la mise en œuvre d'une convention collective nécessitent l'implication de divers agents de l'employeur qui peuvent alimenter, au moment de la préparation à la négociation collective, la réflexion sur les modifications à apporter à la convention collective. Ces personnes sont souvent au cœur des processus de gestion visant à résorber les difficultés éprouvées dans l'application de cette convention. Les instances décisionnelles de l'organisation, qui donneront le mandat de négocier à l'équipe de négociation, s'avèrent ainsi des acteurs clés lors de la préparation.
Bien évidemment, des jeux de pouvoir entre les différents niveaux hiérarchiques ou factions de l'organisation peuvent teinter le choix des revendications et des stratégies de négociation. C'est pourquoi la préparation politique implique une dimension de régulation des jeux de pouvoir entre les intervenants concernés. Les responsables de la préparation chercheront également à connaître les revendications syndicales à venir et le degré de mobilisation des salariés.
Quatre composantes forment la préparation politique: la consultation des cadres des différents paliers (cadres supérieurs, intermédiaires et de premier niveau); la formation du comité de négociation; l'analyse des activités syndicales (consultation des salariés visés par la négociation pour connaître leur degré de mobilisation, lecture des tracts du syndicat, etc.); la rencontre avec les mandants afin d'obtenir un mandat de négociation.
La préparation synoptiqueTroisième dimension du modèle, la préparation synoptique permet aux responsables de la préparation de déterminer et d'articuler divers scénarios pour orienter la négociation. En effet, ces responsables cherchent à anticiper le déroulement et la dynamique de la négociation afin de maximiser leurs chances de succès. Après analyse des forces en présence et du contexte, ils peuvent faire différents choix stratégiques et tactiques. Les responsables de la préparation sont appelés dans le cadre de la préparation synoptique à: évaluer le rapport de force de l'employeur (en fonction notamment de la capacité de payer de ce dernier, de la conjoncture environnementale de l'organisation au moment de la négociation de même que de la force syndicale); élaborer la stratégie de négociation (déterminer l'importance relative des enjeux ainsi que les objectifs et les tactiques de négociation); valider le mandat et la stratégie auprès de mandants et constituer un cahier de revendications.
Le modèle présenté avec ses trois dimensions et ses douze composantes constitue l'éventail complet des éléments liés à la préparation patronale à la négociation collective. Bien évidemment, l'importance accordée à chaque aspect de la préparation variera selon la taille de l'organisation, sa complexité, le nombre de salariés visés, l'agenda de négociation ou les ressources disponibles. Même si la détermination des facteurs expliquant l'importance variable accordée par chaque employeur à chacune de ces dimensions demeure encore du domaine de l'hypothèse, il est possible d'analyser pour l'instant ce que font les employeurs dans le cadre de leur préparation à la négociation collective. À cet effet, nous présentons ci-dessous le contexte et les résultats d'une enquête portant sur les actions entreprises par les employeurs lors de leur préparation à la négociation collective.
La méthodologie de l'enquêteC'est à l'automne 2003 que nous avons demandé à des responsables patronaux de remplir un questionnaire visant à préciser les éléments propres à la préparation de leur dernière négociation collective. À la suite de cette sollicitation, 264 questionnaires nous ont été retournés, dont 232 ont été considérés valides aux fins d'analyse. L'échantillon constitué est représentatif des divers secteurs d'activité économique du Québec à l'exception d'une surreprésentation du secteur manufacturier et d'une sous-représentation du commerce de détail. Dans le cadre de cette enquête, les répondants devaient spécifier lesquelles, parmi 63 pratiques associées à la préparation patronale à la négociation collective, ils avaient réalisées lors de leur dernière préparation et quelle importance relative ils accordaient à ces activités. Aux fins d'analyse, les résultats agrégés pour chacune des dimensions ont été distribués sur une échelle de mesure allant de 0 à 100 où 0 correspond à la réalisation d'aucune de ces activités de préparation et où 100 correspond à la réalisation et à l'attribution de la mention « très importante » à toutes les activités.
Le profil des répondants
Les responsables de la préparation patronale à la négociation qui ont répondu à cette enquête ont en moyenne 43 ans (écart-type de 8,26) et 69 % d'entre eux sont des hommes. Le pourcentage de femmes (31 %) reflète la faible représentation des femmes dans les emplois reliés aux relations du travail et à la négociation collective. On remarque que aussi que l'ancienneté organisationnelle des répondants va de 0,25 et 34 années d'ancienneté, l'ancienneté moyenne étant de huit années. Par ailleurs, 55 % des répondants ont un diplôme de premier cycle universitaire et 35 % ont une formation de deuxième cycle. Ce sont principalement des diplômés en relations industrielles (80 %), alors que les autres ont été formés en administration (8,5 %), en droit (6,5 %) ou dans une autre discipline (5 %). Finalement, 57 % des répondants sont, en plus d'être coordonnateurs de la préparation, les porte-parole de l'employeur à la table de négociation.
Les résultats de l'enquête
On trouvera dans les pages suivantes les résultats obtenus pour la préparation dans son ensemble et pour chacune de ses dimensions. Les pourcentages présentés reflètent l'importance relative de chaque élément.
Préparation globale
C'est avec un score moyen de 62 % (écart-type de 13) que les répondants ont dit se préparer lors de leur dernière négociation collective. On comprend donc qu'en moyenne, les responsables de la préparation à la négociation collective se préparent très sérieusement à la négociation À titre d'exemple, on constate que le répondant ayant la préparation la plus faible obtient un résultat de 29 %, alors que le score le plus élevé est de l'ordre de 95 %. Néanmoins, comme la distribution des résultats observés respecte presque parfaitement la loi de la courbe normale, on peut affirmer que la préparation patronale à la négociation collective fait l'objet d'une attention substantielle (entre 49 % et 75 % de l'intensité maximale de notre échelle) pour plus des deux tiers des répondants. Sachant maintenant que la préparation se voit accorder une attention particulière et intense, voyons maintenant quelles sont les pratiques les plus prisées et les plus marginalisées par les responsables patronaux de la préparation à la négociation collective.
Préparation technique
L'indice agrégé de la préparation technique montre que « l'intensité » de ce type de préparation est de 50 % (avec un écart-type de 14,4). Avec un minimum de 21 % et un maximum de 91 %, on constate non seulement que l'importance accordée à la préparation technique peut varier de façon importante d'un répondant à l'autre, mais aussi que personne ne consacre aucune attention à cette dimension de la préparation globale. De la même façon, aucun répondant n'effectue toutes les activités de la préparation technique en leur accordant la mention « très importante ». Ce sont les activités associées à l'analyse de l'environnement interne qui sont les plus prisées, suivies dans l'ordre par l'analyse du secteur, de l'environnement externe et l'analyse prévisionnelle. Il est à noter que l'importance accordée à l'analyse de l'environnement interne se démarque sensiblement des trois autres composantes. Ce résultat n'est guère surprenant lorsqu'on considère le fait que, généralement, les informations internes à l'organisation sont plus facilement accessibles. Le tableau 1 présente les pratiques qui se sont révélées les plus importantes ainsi que les moins importantes.
Synthèse des pratiques de la préparation technique | |
Pratiques les moins importantes | Pratiques les plus importantes |
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Préparation politique
Les résultats propres à la préparation politique montrent que c'est cette préparation, avec sa moyenne de 70 % (écart-type de 16), qui s'avère la plus « intense » des trois types de préparation. Sans grand étonnement, la consultation des mandants et la formation d'un comité de négociation obtiennent les résultats les plus importants. Non loin de ces deux composantes, le résultat associé à la consultation des cadres des différents paliers révèle également toute l'importance qu'accordent les responsables de la préparation à cette activité. Quant à l'analyse des activités syndicales, il appert que les activités à cet égard sont relativement marginales en matière de réalisation effective et d'importance relative.
Synthèse des pratiques de la préparation politique | |
Pratiques les moins importantes | Pratiques les plus importantes |
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Préparation synoptique
Avec sa moyenne de 66 %, la préparation synoptique apparaît comme la deuxième plus importante dimension de la préparation patronale à la négociation collective. Qui plus est, avec un écart-type de 19, un minimum de 14 et un maximum de 100, elle est également celle qui montre le plus de dispersion dans les résultats observés. On peut alors comprendre que la mise en œuvre de scénarios occupe bel et bien une place importante dans la préparation des employeurs, bien que son importance puisse être perçue fort différemment d'un employeur à l'autre.
L'analyse détaillée des résultats montre que c'est la constitution d'un cahier de revendications destiné au syndicat qui s'avère la composante de la dimension synoptique la plus importante. Alors que les écrits plus traditionnels sur la négociation collective laissent entendre que l'employeur ne fait que réagir aux revendications syndicales, les résultats de notre étude laissent entrevoir au contraire que les employeurs semblent proactifs pour apporter des modifications à la convention collective. Les éléments propres à la mise en œuvre d'une stratégie de négociation, arrivant au deuxième rang, se voient également accorder une importance significative par les répondants. Pour leur part, la validation du mandat et l'évaluation du pouvoir de négociation se retrouvent presque au même niveau que la précédente composante dans les priorités.
Synthèse des pratiques de la préparation synoptique | |
Pratiques les moins importantes | Pratiques les plus importantes |
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Conclusion
L'enquête vient confirmer la validité de notre modèle de la préparation patronale à la négociation pour comprendre les actions posées par les employeurs à cet égard. Parce que les répondants de l'enquête représentent la plupart des secteurs économiques et qu'ils ont indiqué l'importance accordée par les employeurs à cette question, il nous est possible de dresser un tableau représentatif de ce que font les responsables de la préparation à la négociation collective. À ce sujet, l'analyse des résultats nous permet de réaffirmer le caractère complexe et variable de cette phase du processus de la négociation collective en plus de constater l'importance que les praticiens en relations du travail lui accordent.
La préparation politique est la dimension qui se révèle la plus importante, notamment en ce qui concerne la consultation des cadres de l'organisation, suivie de la préparation synoptique avec la préparation du cahier de revendications. Il est toutefois surprenant de constater que la dimension technique de la préparation arrive au troisième rang. Rappelons que, traditionnellement, c'est sur cette dimension que l'accent est mis dans les cours de négociation collective. Le contexte des relations du travail d'aujourd'hui nécessiterait peut-être moins d'attention à cet effet, alors que les autres aspects de la préparation deviendraient névralgiques.
Il importe aussi de rappeler que, dans la réalité de la négociation collective, le rapport de force demeure souvent l'élément le plus déterminant; il est en ce sens normal de constater toute l'importance qui est accordée à la cohésion de l'acteur patronal lors de la préparation à la négociation, la cohésion de l'acteur et l'environnement étant les éléments constitutifs du pouvoir de négociation. De plus, la littérature en relations industrielles montre comment les différents niveaux de l'organisation influencent le processus de la négociation collective, militant ainsi en faveur de l'importance de la consultation des cadres des différents paliers de l'organisation.
Finalement, l'importance accordée à la préparation du cahier de revendications patronales témoigne de l'évolution de la négociation collective où l'employeur devient un acteur proactif plutôt que de se cantonner dans son rôle traditionnel qui le faisait agir en réaction aux revendications syndicales.
Cette étude n'est que la première étape de l'analyse des résultats de l'enquête sur la préparation patronale à la négociation. Nous pourrons, dans un deuxième temps, poursuivre nos investigations en tentant d'identifier les déterminants du modèle de la préparation patronale à la négociation collective, de sorte de mieux comprendre cette phase cruciale de la négociation collective. Dès lors, nous serons non seulement en mesure de savoir qui fait quoi, mais également « pourquoi ».
Jean-François Tremblay, CRIA, professeur à l'Université du Québec en Outaouais, et Jean-Guy Bergeron, professeur à l'Université de Montréal.
Source : Effectif, volume 8, numéro 2, avril/mai 2005