Phénomène marginal, la sieste durant les heures de travail? Dans notre société axée sur la performance, il est en effet plutôt mal vu de roupiller au bureau, bien que plusieurs personnes admettent le faire quand même, en catimini. Des recherches sérieuses démontrent par ailleurs que la sieste peut avoir un effet bénéfique sur certaines capacités, comme la mémoire et le temps de réaction. Que doit-on en penser?
« La première chose qu'il faut considérer quand on parle de sommeil, c'est qu'il est indissociable de la veille », souligne d'entrée de jeu Roger Godbout, directeur du laboratoire de recherche sur le sommeil de l'Hôpital Rivière-des-Prairies. Ainsi, un ensemble de facteurs peuvent expliquer pourquoi les gens ont tendance à s'endormir au cours de la journée. « Si on ne dort pas bien, on sait qu'on fonctionne mal le jour, déclare le chercheur. À l'inverse, ce qu'on a fait pendant la journée va influencer notre sommeil : l'alimentation, le stress vécu, etc. »
De façon générale, l'envie de dormir est ressentie en début d'après-midi; ce que beaucoup appellent le coup de barre est un phénomène normal que tous connaissent, à des degrés divers. Un repas copieux agrémenté d'alcool peut l'accentuer, mais les principaux responsables restent les rythmes circadiens, qui oscillent sur une base de vingt-quatre heures. Parmi eux, on compte bien sûr la course du Soleil, mais il existe aussi d'autres rythmes internes contrôlés par une horloge biologique située dans le cerveau. Cette horloge régule plusieurs fonctions et fait en sorte qu'on se lève et qu'on se couche une fois par jour. Or, l'horloge biologique comporte également des rythmes de moins de vingt-quatre heures, dont un rythme de somnolence qui se manifesterait deux fois par jour : au coucher et dans la journée, soit douze heures après avoir atteint le stade du sommeil lent profond pendant la nuit. « Si on a notre maximum de sommeil lent profond à une heure, on va s'endormir vers 13 heures », explique le chercheur, également professeur titulaire au département de psychiatrie de l'Université de Montréal.
Payante, la sieste?
Plusieurs travaux de recherche ont permis à Roger Godbout d'observer des avantages certains à la sieste, et ce, même chez des gens qui normalement n'en font pas. Parmi ceux-ci, il évoque une expérience qui consistait à proposer aux sujets, en l'occurrence de jeunes adultes de 18 à 30 ans, de faire cinq siestes de vingt minutes au cours d'une journée. Ces derniers passaient un test de temps de réaction avant et après chaque sieste.
Une comparaison des résultats obtenus au cours de cette journée avec siestes à ceux d'une journée sans sieste a révélé que les gens offraient, en moyenne, une meilleure performance aux tests lorsqu'ils avaient eu l'occasion de dormir au cours de la journée. De plus, dans les cinq premières minutes du test suivant chaque sieste, les gens, encore somnolents, étaient moins rapides, mais une fois cette période d'inertie passée, ils étaient nettement meilleurs qu'au test précédant la sieste. « Il y a donc des rythmes qui font qu'on peut s'endormir, et on peut vérifier que les siestes ont un effet bénéfique; celles qui démontraient les plus grands gains de performance étant celles de midi et de 14 h », conclut Roger Godbout, qui précise toutefois que la sieste ne doit pas excéder vingt minutes pour être efficace.
Un signe de paresse?Les rythmes biologiques étant ainsi faits, il est légitime de se demander pourquoi faire la sieste en après-midi ne s'avère pas une pratique socialement acceptable dans les entreprises d'ici, tant au Québec que dans le reste du Canada. Fait intéressant, avant la Seconde Guerre mondiale, très peu de bureaux et de magasins étaient ouverts entre 13 h et 16 h. Mais l'accroissement de la demande de biens et de services qui a suivi le conflit a ouvert la voie à une production continue et donc au travail par postes et au travail de nuit (Cara Williams, Vous empêchez-vous de dormir? – Les habitudes de sommeil des Canadiens, Tendances sociales canadiennes, Statistique Canada, printemps 2001).
Or, si on se déplace vers les pays méditerranéens, notamment l'Espagne et la Grèce, ou vers les pays tropicaux, on constate l'habitude de la sieste. « C'est une question de culture, souligne Roger Godbout. Dans ces pays, la sieste est acceptée socialement. En Espagne, les magasins sont fermés tout l'après-midi, et les affaires reprennent à 17 heures et se terminent à 21 heures. L'organisation est différente d'ici, rendant la sieste plus acceptable », précise le chercheur, en précisant que, bien que notre système social ne reconnaisse pas officiellement la phase de somnolence de l'après-midi, elle n'en est pas moins efficace pour autant.
Une tendance à permettre la sieste au travail s'installait tranquillement depuis une dizaine d'années en Occident, mais plusieurs adeptes semblent abandonner cette pratique, car le préjugé voulant que cette activité soit associée à la paresse est tenace, observe Roger Godbout. « Des gens d'affaires européens disaient récemment qu'ils étaient mal vus par leurs clients et que s'adonner à la sieste au travail ne donnait pas une très bonne image, même si on constatait que c'était aussi apprécié que les salles d'exercice », explique-t-il.
Des organismes américains font actuellement la promotion des « power naps », qui consistent en de courtes siestes, plusieurs fois par jour. Roger Godbout estime cependant que l'efficacité de cette pratique est mitigée, car elle est clairement axée sur la performance. « On dit : dormez moins la nuit et faites de petites siestes à la place pendant la journée. Or, notre système est conçu pour récupérer la nuit, alors les power naps ne sont pas très respectueux de notre santé », affirme-t-il.
Quant à la possibilité d'intégrer la sieste dans des milieux de travail précis, notamment ceux où il y a une production continue, des études doivent être faites avant de se prononcer, affirme Roger Godbout. « On remarque que, dans les quarts de travail de nuit, il y a systématiquement moins d'accidents que le jour, mais qu'ils sont plus graves », souligne-t-il. Le décryptage des liens entre les stades de sommeil, les modules cognitifs (mémoire, attention, prise de décision, etc.) et les aspects physiques (force de préhension, coordination motrice, etc.) est amorcé et devrait permettre, éventuellement, de faire des recommandations.
Marie-Claude Dion, journaliste indépendante
Source : Effectif, volume 8, numéro 2, avril/mai 2005