Le Québec vit une mutation profonde dans la composition de sa population. Un taux de natalité en baisse, un solde migratoire net négatif et un déficit démographique anticipé à long terme sont des signaux qui ouvrent la voie à une stratégie beaucoup plus agressive d'immigration dans un proche avenir.
L'urgence de s'en préoccuper
Cette stratégie semble donc être à l'avant-plan des efforts à déployer pour que le Québec continue à se développer à la fois sur les plans économique et social. Comme les statistiques l'indiquent, l'équilibre est plus précaire au Québec comparativement à l'Ontario et à la Colombie Britannique. Au Québec, 9,4 % de la population est immigrante contre 26 % en Ontario. Entre 1991 et 1995, le Québec n'a reçu que 15 % des nouveaux immigrants arrivés au Canada. Vancouver et Toronto comptent respectivement 35 % et 42 % d'immigrants dans leur population. Au Québec, 17,8 % de la population montréalaise est immigrante, ce qui est de loin supérieur au 2,6 % de la région de la capitale nationale (Québec). Bien entendu, la problématique de l'immigration est étroitement liée à la langue. Les intentions gouvernementales en matière d'immigration stimulent donc l'entrée d'immigrants provenant des pays de la francophonie, principalement des pays de l'Afrique du Nord et de l'Afrique francophone.
Le marché du travail n'est pas épargné par un tel mouvement. En effet, les entreprises devront être à l'image d'une société pluraliste et multiculturelle. Mais la marche est haute. En effet, hormis certains secteurs où il y a pénurie et où un effort intense de recrutement à l'étranger est de mise, on observe que les immigrants se concentrent dans le secteur tertiaire et dans certains secteurs d'activité surtout traditionnelle (hôtellerie, restauration, transport, vêtement, horticulture, agriculture, etc.) où les salaires et les conditions d'emploi sont moins avantageux. Le taux de chômage de la population immigrante augmente bon an mal an. Entre 1993 et 1996, il était de 29,5 % comparativement à 14,7 % pour la période de 1976-1980. Bien entendu, ce sont les minorités visibles qui écopent encore plus, comme en fait foi le taux de chômage de 36,9 % pour les immigrants provenant de l'Afrique noire en 1996. La situation est telle que le taux de chômage des immigrants montréalais détenant un diplôme universitaire est équivalent à celui des Québécois de souche n'ayant pas complété leurs études secondaires.
Bref, si l'avenir du Québec repose en bonne partie sur une intégration intensive de la population immigrante, cela ne sera possible que si le marché du travail permet une intégration également intensive des immigrants, et ce, pour tous les niveaux de qualification et de responsabilité et pour tous les secteurs d'activité. Les approches préconisées par les organisations face à cet enjeu sont donc au cœur d'un tel défi.
Projet de recherche et de sensibilisationFace à cet enjeu de transformation de la société et des organisations, les acteurs de la région de la capitale nationale (Chambre de commerce, Université Laval, comité régional de l'ORHRI) se sont mobilisés autour de la problématique de l'intégration de la main-d'œuvre immigrante. Une recherche exploratoire a donc été menée à la fin de l'année 2001 afin de faire la démonstration des avantages pour les entreprises de mettre en œuvre des actions plus musclées face à la gestion de la diversité culturelle. Ainsi, dix-sept organisations, six organismes de soutien et douze travailleurs immigrants ont fait l'objet d'entrevues individuelles ou collectives. Les premières constatations découlant de l'analyse de ces rencontres ont permis de modéliser les comportements des organisations selon cinq approches et de cerner les principaux déterminants qui expliquent le positionnement de ces entreprises.
Les approches et les stratégies des organisations
Quand on y regarde de plus près, on peut circonscrire cinq cas de figure relativement aux stratégies d'intégration de la main-d'œuvre immigrante dans les entreprises. Cette typologie est inspirée de l'article de Cox Taylor Jr. et Joycelyn Finley-Nickelson, «Models of Acculturation for Intraorganisational Cultural Diversity» paru dans le Canadian Journal of Administrative Science en 1991.
1. Négation
Les tenants de cette approche sont caractérisés par une absence de travailleurs immigrants. Que ce soit volontaire ou non, les dirigeants embauchent exclusivement des Québécois de souche. On devine que c'est le cas pour beaucoup d'organisations québécoises.
2. Homogénéisation
Les organisations adoptant ce type de stratégie cherchent à ignorer l'importance de la diversité culturelle et l'impact possible de celle-ci sur la performance ou tout autre aspect de la dynamique organisationnelle. Toutes les situations sont gérées au travers d'une lentille monoculturelle et aucune considération n'est faite pour les perspectives et les intérêts des membres des minorités culturelles.
3. Ethnocentrisme
Les stratégies ethnocentriques cherchent à minimiser la présence de la diversité au sein de l'organisation. Dans ce cas, les organisations choisissant une stratégie de ce type tenteront de recruter le plus possible une main-d'œuvre homogène (monoculturelle), à l'intérieur des limites sociales, politiques et légales.
Il faut également souligner que certains entrepreneurs immigrants qui favorisent l'embauche exclusive des membres de leur propre communauté culturelle ont tendance à favoriser ce genre d'approche ou celle de l'homogénéisation.
4. Synergie
Les organisations qui pratiquent une approche de synergie prennent avantage de la diversité culturelle. La mixité des équipes de travail et le choc des cultures produisent des résultats intéressants. On observe la présence de telles stratégies principalement dans des entreprises qui œuvrent dans le secteur des technologies et qui ont apprivoisé la mondialisation.
Ces stratégies sont caractérisées par les organisations percevant la diversité culturelle comme un paradoxe entraînant à la fois des problèmes et des gains non négligeables.
5. Valorisation
Quelques rares dirigeants d'entreprise valorisent ouvertement la diversité culturelle de façon volontaire en favorisant l'embauche de travailleurs immigrants et en privilégiant des structures et des modes d'organisation du travail qui permettent aux personnes et aux collectifs de «grandir» au contact des différences culturelles et ethniques.
Les dirigeants d'entreprise qui valorisent cette stratégie, voire cette culture d'entreprise, mettent l'accent sur la création de nouvelles formes intégratives d'organisation unissant l'ensemble des cultures. Les deux principes à la base de cette stratégie sont l'équité et la valorisation.
Impacts et résultatsLa logique veut que les entreprises apprivoisent de plus en plus des approches proactives de gestion de la diversité. En effet, par de nombreuses actions de sensibilisation et d'éducation, les dirigeants d'entreprises œuvrant en sol québécois sont invités à se débarrasser de certains préjugés à l'endroit des immigrants et à accepter certaines différences dans le profil de leur main-d'œuvre. Par la suite, la présence de travailleurs immigrants, surtout dans des structures d'emplois plus ou moins qualifiés, soulève l'enjeu de la place que l'on veut accorder à la diversité et des avantages que l'on veut en retirer. Les approches d'homogénéisation et d'ethnocentrisme conduisent à la mise sur pied de politiques et de pratiques de gestion des ressources humaines qui assimilent ou «acculturent» les individus des communautés culturelles. On se retrouve devant une organisation du travail et des communications qui recherchent une certaine standardisation et par le fait même une certaine efficience. Finalement, les approches de synergie et de valorisation révèlent dans certaines entreprises tout le potentiel de l'innovation et de la créativité. En effet, il est reconnu que la diversité culturelle et sa gestion stimulent un potentiel qui se traduit par une plus grande performance en matière d'innovation (parfois même au détriment de l'efficience), comme en témoigne une recherche effectuée par Irlana Ho dans une grande multinationale des télécommunications (The Strategic Management of Cultural Diversity and the Impact on Work Performance : The Case of a Canadian Multinational Telecommunications Enterprise, mémoire de maîtrise, Université Laval, 1997).
Ainsi, la logique du passage d'une approche de négation vers une approche de synergie ou de valorisation de la diversité pour l'ensemble des organisations québécoises est sans doute irréaliste, mais il existe quand même une certitude : il faut bouger en ce sens.
Les déterminants : pourquoi les entreprises choisissent ces stratégiesPlusieurs facteurs influencent la prise de décision des dirigeants en matière de gestion de la diversité culturelle. Parmi ceux-ci, on retrouve l'environnement externe, le secteur d'activité, les caractéristiques individuelles des immigrants et finalement les caractéristiques intrinsèques de l'organisation (stratégie, culture, structure, pratiques). Ce dernier facteur mérite que l'on s'y attarde.
Les organisations observées dans les cas de figure 4 et 5 (synergie et valorisation) pratiquent une philosophie de gestion d'ouverture face à la diversité culturelle. Souvent ce trait de «caractère» organisationnel est appuyé par une culture organisationnelle qui fait également preuve d'ouverture, qui respecte les différences et les fait émerger. Ces organisations expérimentent des nouvelles façons de faire, des nouveaux modes d'organisation du travail et sont plus innovatrices dans la fréquence, la nature et les formes de communication.
Enfin, un certain nombre de pratiques de gestion des ressources humaines viennent soutenir une telle approche de gestion de la diversité, mais également stimuler une organisation à évoluer dans sa gestion de la diversité. Dans les entreprises de haute technologie à la recherche de main-d'œuvre rare et qualifiée, des actions musclées de recrutement à l'étranger et des mesures d'accueil, d'intégration et de rétention font l'objet d'un investissement particulier à la fois en ressources, en temps et en argent. Ces entreprises font tout pour faciliter la vie des familles, incluant les cours de français, la recherche des meilleures écoles, les services fiscaux et un emploi au conjoint. Ces immigrants ont souvent des parrains et des mentors, à l'intérieur de l'entreprise, qui voient à leur adaptation et qui voient également à l'« interinfluence » dans l'organisation. Dans certains secteurs comme l'optique et la photonique ou la biotechnologie et la recherche médicale, des entreprises délèguent conjointement des experts afin de mener des missions à l'étranger dans le but de rapatrier dans la région de Québec une masse critique de travailleurs immigrants qui constituent un bassin de main-d'œuvre pour toutes les entreprises de la région. Une telle pratique permet donc une plus grande mobilité des travailleurs dans un marché du travail régional, en plus de créer une vie culturelle dans cette région.
Mais une telle pratique est plutôt rare. La norme est beaucoup plus celle des entreprises oeuvrant dans l'économie traditionnelle et qui adoptent des approches d'homogénéisation et d'ethnocentrisme. Dans le meilleur des scénarios, ces entreprises considèrent la main-d'œuvre immigrante et l'intègrent à la vie courante de l'organisation en réglant les problèmes et les conflits au fur et à mesure qu'ils se présentent. Ces entreprises ajustent à la marge les pratiques de gestion des ressources humaines et l'organisation du travail afin d'accommoder ces travailleurs. C'est le cas des entreprises qui font des efforts de reconnaissance des acquis, car il y a souvent des problèmes de mise en valeur des diplômes étrangers. Il en va de même pour permettre la pratique de certaines religions ou pour s'adapter à certaines valeurs comme le respect de la hiérarchie.
Dans ce groupe d'entreprises, on observe également la pratique des stages comme le font la fonction publique et l'administration publique municipale. Une très forte proportion de ces travailleurs immigrants stagiaires (85 % dans le cas de la fonction publique) peuvent ainsi démontrer leurs compétences et leur savoir-être et se trouver un poste permanent à la fin de leur stage. Par contre, cette pratique ne permet pas d'éliminer les nombreux biais culturels qui se retrouvent dans les processus de sélection et les outils d'évaluation des grandes organisations et des bureaucraties de services publics. En effet, plus de 75 % des immigrants qui passent des concours échouent (Le Devoir, 15 novembre 2001), ce qui n'est pas sans rappeler que nos pratiques et outils de gestion ne sont pas adaptés aux communautés culturelles et sont, à certains égards, discriminatoires.
ConclusionLes programmes d'accès à l'égalité pour les communautés culturelles et la préoccupation récente pour une représentativité d'immigrants sur le marché du travail et dans les organisations cachent un défi majeur pour la gestion des ressources humaines au cours de la prochaine décennie, soit la gestion de la diversité. Il serait illusoire de penser que l'ensemble des milieux de travail vont se transformer par l'adoption d'une approche de synergie et de valorisation de la diversité ethnique et culturelle. Comme on a pu le constater dans cette recherche exploratoire, les entreprises innovatrices à cet égard ne sont pas légion. Cependant, elles doivent servir de phare pour les autres organisations québécoises et leurs réalisations doivent être connues et diffusées afin de devenir des sources d'inspiration et des modèles pour les dirigeants d'entreprise modernes, ouverts au monde et aux trésors qu'il recèle.
Michel Audet, CRIA, professeur au département des relations industrielles à l'Université Laval et directeur scientifique au CEFRIO
Source : Effectif, volume 5, numéro 1, janvier/février/mars 2002