Vous lisez : Embauche et liens de parenté : favoritisme ou discrimination?

Plusieurs entreprises ont adopté une politique ayant pour but de restreindre ou de refuser l'embauche de toute personne qui est mariée ou qui a un lien de parenté avec un des membres du personnel. Par l'adoption de cette politique, l'entreprise souhaite prévenir le favoritisme, le népotisme et les conflits d'intérêts, réels ou apparents. À l'inverse, certaines entreprises adoptent des politiques ayant pour but d'accorder une préférence aux enfants de membres du personnel pour pourvoir certains emplois, dont les emplois d'été ou temporaires.

Dans le premier scénario, des candidats sont victimes de discrimination puisqu'un emploi leur est refusé pour le simple motif qu'ils ont un lien de parenté ou d'alliance avec un membre du personnel. Mais dans le second scénario, de nombreux jeunes qui n'ont pas la chance d'avoir un parent dans l'entreprise s'en trouvent exclus pour cette raison.

Dans un cas comme dans l'autre, ces politiques peuvent parfois contrevenir à la Charte des droits et libertés de la personne, qui prohibe la discrimination fondée sur l'état civil dans le domaine du travail. En effet, la Charte prévoit que «Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur […] l'état civil […].»

Quoique le terme «état civil» ne soit pas défini dans la Charte, la Cour suprême du Canada a clairement établi, dans l'affaire Commission des droits de la personne du Québec c. Ville de Brossard ([1988] 2 R.C.S. 279), que l'état civil comprend non seulement le statut matrimonial, comme le fait d'être célibataire, marié, séparé ou divorcé, mais inclut également les liens de parenté et d'alliance, comme le fait d'être père ou mère, grand-père ou grand-mère, fils ou fille, frère ou sœur, oncle ou tante, beau-frère ou belle-sœur, cousin ou cousine, neveu ou nièce, etc. De plus, il ne fait maintenant plus aucun doute que l'union de fait est comprise dans la notion d'«état civil» prévue à l'article 10 de la Charte (Commission des droits de la personne du Québec c. Immeuble Ni/Dia Inc., [1992] R.J.Q. 2977).

En matière de distinction, exclusion ou préférence fondée sur l'état civil, l'entreprise peut présenter une défense d'exigence professionnelle justifiée (E.P.J.), c'est-à-dire une défense fondée sur l'article 20 de la Charte, qui tient pour non discriminatoires certaines distinctions, exclusions ou préférences qui constitueraient par ailleurs de la discrimination aux termes de l'article 10, dans la mesure notamment où elles sont fondées sur les aptitudes ou qualités requises par l'emploi.

Dans l'affaire Ville de Brossard, la Cour suprême a conclu, dans le contexte d'un refus d'embauche, que l'exception prévue à l'article 20, l'E.P.J. doit s'interpréter restrictivement puisqu'elle supprime des droits. Dans cette affaire, la Ville de Brossard, essayant de bonne foi de combattre le népotisme au sein de la fonction publique, avait adopté une politique d'embauchage qui empêchait les membres de la famille immédiate des employés à plein temps et des conseillers municipaux d'être embauchés par la Ville. Cette dernière, appliquant la politique en question, avait refusé d'engager une candidate au poste de sauveteur à la piscine municipale au motif que sa mère travaillait à plein temps comme dactylographe au service de police de la municipalité. Après avoir longuement discuté de la jurisprudence pertinente, la Cour suprême a résumé ainsi le test applicable afin de déterminer si la distinction, l'exclusion ou la préférence est fondée sur les aptitudes ou qualités requises par l'emploi:

«Pour que sa politique d'embauchage soit réputée non discriminatoire, l'intimée doit démontrer [...] que cette exigence se rapporte objectivement à l'exercice de l'emploi auprès de la ville, en ce sens qu'elle est raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail.»

La Cour a précisé que la détermination de ce qui est «raisonnablement nécessaire» devait être examinée en fonction des deux questions suivantes :

«(1) L'aptitude ou la qualité a-t-elle un lien rationnel avec l'emploi en question? C'est là un moyen de déterminer si le but visé par l'employeur en établissant l'exigence convient objectivement au poste en question. [...]

(2) La règle est-elle bien conçue de manière que l'exigence quant à l'aptitude ou à la qualité puisse être remplie sans que les personnes assujetties à la règle ne se voient imposer un fardeau excessif? Cela nous permet d'examiner le caractère raisonnable des moyens choisis par l'employeur pour vérifier si l'on satisfait à cette exigence dans le cas de l'emploi en question. [...]»

Plus récemment, dans l'affaire Meiorin, la Cour suprême du Canada reformula le test applicable pour établir une E.P.J., en insistant notamment sur la nécessité

de remplir le devoir d'accommodement (Colombie-Britannique (Public Service, Employee Relations Commission) c. B.C.G.S.E.U., [1999] 3 R.C.S. 3).

Ainsi, conformément aux principes susmentionnés établis par notre Cour suprême, une politique visant à éliminer les conflits d'intérêts en restreignant l'embauche de parents sera considérée non discriminatoire si, et seulement si, on est en présence de véritables conflits d'intérêts réels ou appréhendés et s'il est impossible de composer avec les individus sans que l'entreprise ne subisse une contrainte excessive.

Par conséquent, une entreprise ne devrait pas refuser d'embaucher une personne qui a un lien de parenté avec l'un de ses employés si une telle embauche n'est susceptible d'entraîner qu'une possibilité hypothétique de conflit d'intérêts et s'il est possible de l'accommoder autrement.

Illustrations jurisprudentielles

Afin d'illustrer nos propos, voici diverses décisions de nos décideurs selon que les politiques ou décisions ont été jugées conformes ou contraires à la Charte.

  • Refus d'embauche conformes à la Charte

Commission des droits de la personne c. Hudon & Daudelin Ltée ([1994] R.J.Q. 264 (T.D.P)

Un grossiste en alimentation avait refusé d'embaucher une candidate pour occuper un poste de secrétaire de direction du vice-président exécutif au motif que son mari était un employé syndiqué travaillant comme opérateur de monte-charge dans un des entrepôts de l'employeur. Il lui avait cependant offert un autre poste de secrétaire comportant certaines conditions moins avantageuses. L'employeur fondait sa décision sur le fait que, dans l'exercice de ses fonctions, la candidate aurait eu connaissance de renseignements de nature stratégique et confidentielle qui auraient une incidence sur les conditions de travail de son mari.

Le Tribunal des droits de la personne a donné raison à l'employeur et considéré qu'il avait fait la preuve que l'absence de conflits d'intérêts se rapportait objectivement à l'emploi, compte tenu de la nature des tâches de la secrétaire de direction du vice-président exécutif. Il a considéré que l'exigence de l'absence de lien matrimonial avec un employé syndiqué était raisonnablement nécessaire pour assurer l'exécution efficace et économique du travail de secrétaire de direction. De plus, le Tribunal a pris en considération le fait que l'employeur lui avait offert un autre poste de secrétaire.

Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c. Lachine (Ville de) (R.E.J.B. 2001-25432 et R.E.J.B. 2001-24794 (C.A.)

La Cour d'appel a conclu dans une affaire où une plaignante contestait la décision de la Ville de refuser de lui accorder le poste de sauveteur parce qu'elle était la nièce du maire alors qu'un autre plaignant contestait la décision de la Ville de refuser de lui accorder le poste de journalier aux espaces verts parce qu'il était le beau-frère d'un conseiller municipal, que la politique de la Ville était légale puisqu'il n'existait aucune autre mesure d'accommodement raisonnable dans les circonstances. En effet, pour la Cour d'appel, le fait que la politique était limitée aux individus qui avaient un lien de parenté avec les élus municipaux et les directeurs généraux (par opposition à tout employé de la Ville) jumelé au fait que la politique prévoyait diverses exceptions, comme les postes temporaires octroyés par tirage au sort et ceux octroyés par un comité externe, faisait en sorte que la façon de faire de la Ville était, dans les circonstances, la moins attentatoire.

  • Refus ou favoritisme dans l'embauche contrevenant à la Charte

Dans l'affaire Ville de Brossard dont nous avons parlé plus haut, la Cour suprême a conclu qu'une politique qui empêchait les membres de la famille immédiate des employés à plein temps et des conseillers municipaux d'être embauchés par la Ville était excessive parce qu'elle interdisait complètement l'embauche de membres de la famille immédiate, alors que des moyens moins radicaux auraient pu être employés pour protéger l'intégrité de l'administration municipale. En effet, pour la Cour suprême du Canada, il n'y avait aucune justification de refuser un emploi de sauveteur à une jeune fille dont la mère travaillait au service de police de la Ville à titre de dactylographe.

Syndicat national des employés de garage de Québec Inc. (C.S.D.) c. Roy ([1987] D.L.Q. 409)

Dans cette affaire, le juge Jean Moisan s'est prononcé sur la légalité d'une clause d'une convention collective donnant préséance aux enfants des administrateurs et propriétaires de l'entreprise. Voici ses propos :

«Il est tout à fait clair, et les arbitres en étaient bien conscients, que les paragraphes b et c apparaissant sous le titre «salariés non assujettis» constitue une préférence en faveur des membres de la famille des trois administrateurs de l'entreprise, préférence qui entraîne la mutation, le déplacement ou la mise à pied, le cas échéant, des autres salariés. Cette préférence est basée sur leur état civil de fils ou de fille de l'un ou l'autre des trois administrateurs et propriétaires de l'entreprise.

Il s'agit d'une matière où, […], la charte déclare nulle et sans effet une clause comportant discrimination. L'équité et la bonne conscience du Tribunal ne peuvent y remédier ou y suppléer. »

Conclusion

D'une part, pour ce qui est des exclusions, le but est de concilier les objectifs d'une règle destinée à prévenir les conflits d'intérêts avec le respect du droit à l'égalité sans discrimination. Ainsi, pour qu'une politique ayant pour effet de restreindre la présence de parents ou de conjoints parmi les membres du personnel soit valide, elle doit être adaptée à l'emploi en question de manière à ce qu'on puisse dire qu'elle prévient :

  • les conflits d'intérêts réels ;
  • les conflits d'intérêts éventuels dont il est raisonnable de croire qu'ils pourront surgir.

À titre d'exemple, nos décideurs ont par le passé conclu au conflit d'intérêts lorsque le candidat à l'embauche aurait eu accès à de l'information confidentielle concernant les conditions de travail d'un parent, lorsque le candidat aurait été supervisé par un parent ou lorsque les comptes de dépenses du candidat auraient été vérifiés par un parent.

De plus, l'entreprise doit être en mesure de démontrer qu'il est impossible de composer avec les individus en question sans que l'organisation ne subisse une contrainte excessive. À cet égard, les décisions du Tribunal des droits de la personne dans l'affaire Hudon & Deaudelin et de la Cour d'appel du Québec dans l'affaire Ville de Lachine devraient être des sources d'inspiration pour les entreprises. La première, puisque l'entreprise avait pris l'initiative, afin d'accommoder la plaignante, de lui offrir un autre poste où elle n'était pas en conflit avec son mari et, la seconde, parce que la Ville de Lachine avait pris soin de limiter l'application de sa politique aux élus et aux membres de la direction de la Ville, en plus de prévoir certaines exceptions.

D'autre part, pour ce qui est des préférences accordées systématiquement aux enfants des membres du personnel pour pourvoir certains emplois, elles sont à éviter. En effet, l'égalité des chances veut qu'une entreprise offre publiquement ces emplois sur le fondement de critères reliés aux compétences des candidats et non sur le lien de parenté avec l'un des membres de l'entreprise.

Daniel Leduc et Marc Tremblay, CRIA, avocats en droit du travail et de l'emploi chez Ogilvy Renault

Source : Effectif, volume 5, numéro 1, janvier/février/mars 2002

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