Vous lisez : Vivre la perte d'un collègue - Le suicide en milieu de travail

Un lundi matin qui s'annonce joyeux. et la nouvelle frappe les employés telle une tonne de brique: pourtant si calme, l'un de leurs collègues s'est enlevé la vie vers la mi-janvier. Le personnel est atterré, les patrons, pris au dépourvu. Les jours qui suivront n'auront surtout rien d'une semaine ordinaire. Comment faut-il réagir au suicide d'un collègue de travail?

Cette dernière question, Jean-Yves Hinse pourrait y répondre pendant des heures. Vice-président des ressources humaines au réseau TVA, il a vécu de très près la crise qui a ébranlé l'entourage du journaliste Gaétan Girouard, qui s'est enlevé la vie au début du mois de janvier. «C'est la plus grosse crise que j'aie vécue. On a vu beaucoup de personnes en détresse, des gens en pleurs, en crise.» L'ambiance se fait lourde, très lourde. Et les cartes se brouillent lorsqu'on découvre que la vedette avait rédigé une lettre de départ. «Les gens voulaient voir son contenu, histoire d'en comprendre les causes. Ils cherchaient des réponses.»

«La réaction la plus fréquente, c'est un mélange de choc, de questionnement et de culpabilité, confirme Brigitte Lavoie, directrice de Suicide-Action Montréal, le principal organisme d'intervention en suicide de la métropole. Les gens veulent savoir pourquoi la personne a fait ça et repenseront à la dernière fois où ils l'ont vue, à son comportement» En fait, cette réaction a un nom: c'est le «J'aurais donc pu, j'aurais donc dû», bref, le sentiment de ne pas avoir vu venir le geste, d'avoir omis de dépister un comportement anormal, une attitude différente. 

«Le choc vient de l'incompréhension, précise France Poitras, qui travaille au bureau montréalais de la firme nationale des consultants Shepell. C'est l'élément surprise. La personne avait l'air en contrôle, et, du jour au lendemain, se suicide. Ça ne cadre pas vraiment avec ce qu'ils ont vu quelques jours auparavant.» Mais ces premières interrogations peuvent aussi déboucher sur un autre sentiment, tout aussi dommageable celui-là : la colère. «Les gens ne cessent de se dire: "On aurait pu t'aider si tu étais venu nous voir"», affirme le psychologue Normand Martin, qui ouvre au programme d'aide aux policiers du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal.

La direction de TVA ne perd pas de temps. «En trois heures, nous avons réuni les services de cinq psychologues, trois à Montréal et deux à Québec, puisque le journaliste était en poste dans la vieille capitale», raconte Jean-Yves Hinse, manifestement encore ébranlé par les événements. «Quelques jours plus tard, on a entamé des séances de debriefing de deux heures avec les gens de JE et une autre pour ses collègues de travail qui travaillaient plus étroitement avec lui. Les gens ont pu s'exprimer, poser des questions sur le suicide. Chaque personne avait un morceau du puzzle. On a été en mesure de constater que la personne vivait un problème particulier.»

Si ces séances de ventilation s'avèrent utiles, voire essentielles, elles donnent lieu à un autre problème : celui de la comparaison. C'est que certains collègues ont tendance à confronter leur vécu à celui de la personne qui s'est enlevé la vie. «Ça suscite des peurs, il y a certains collègues qui ont déjà pensé à ça ou fait des tentatives, alors qu'on n'en savait rien. Ça vient réveiller des souvenirs ou des craintes», explique France Poitras. «Certains se sont interrogés par rapport à leur propre gestion du stress. Les psychologues qui sont venus les premiers jours ont permis aux gens de faire sortir ça», ajoute Jean-Yves Hinse.

L'important, affirment l'ensemble des psychologues et responsables de programmes d'aide, c'est en effet d'en parler ouvertement. «Il faut réunir les gens le plus rapidement possible afin de leur annoncer la nouvelle. Sauf si l'un des collègues connaissait très bien la personne, dans lequel cas c'est lui qu'il faut rencontrer en premier lieu», précise Brigitte Lavoie. Autrement dit, les employés ne méritent pas d'apprendre la nouvelle autrement que par une voie officielle, les rumeurs étant très dommageables à la santé d'un milieu de travail.

Mais la seule réunion n'entraîne pas nécessairement un climat propice à la confidence. La clé, en fait, c'est quelque chose qui ressemble à une intimité recoupée d'entraide. «Il faut créer un réseau de soutien, ajoute Normand Martin. C'est un incident qui remet les gens en question dans leur identité, sur le plan fonctionnel et émotionnel. C'est pourquoi il est important de bien expliquer les choses et de laisser aux gens la chance de parler.»

Si les plus démonstratifs exprimeront sans gêne la détresse qui les assaille, d'autres s'isoleront, comme s'il fallait vivre la douleur en privé. Tout dépend de la culture de l'entreprise et du climat de travail. Sur le chantier naval de la Dominion-Bridge, à Lévis - dont le siège social s'est réfugié sous la protection de la loi de la faillite en août dernier -, ça semble être le silence, dit-on. De la fin des années quatre-vingts jusqu'en 1995, environ 2 700 employés y travaillent, mais les finances se détériorent depuis un bon bout de temps. Le point le plus bas survient lorsque ce chiffre s'effondre à environ 65, au milieu de la présente décennie. Les employés le prennent très mal. «Tout le monde s'inquiétait. Les gars se posaient plein de questions mais n'en discutaient pas. C'était délicat, raconte le président du syndicat des travailleurs du chantier naval, Richard Gauvin. On a un programme d'aide multivolet depuis 1992 et les gens s'en sont beaucoup servis à certains moments, mais on a quand même assisté à cinq ou six suicides depuis 1994.»

«Les intervenants professionnels nous ont souligné, même demandé, indique Jean-Yves Hinse, d'être plus vigilants avec certains employés, c'est à dire ceux qui avaient de la difficulté à s'exprimer», dit-il, évoquant les personnes les plus réservées, qui ne tenaient pas nécessairement à étaler leurs états d'âme pour faire leur deuil. «Dans les rencontres de coordination que nous avons eues avec les gestionnaires de la salle des nouvelles et certaines personnes des ressources humaines, on s'est assuré de faire le tour des différentes personnes les plus fragiles et on s'assurait que chacune d'entre elles soit prise en charge.»

La facilité - ou la difficulté - qu'ont les employés à s'exprimer après un suicide s'explique plutôt logiquement. Une conférence donnée lors du congrès annuel de l'Association américaine de suicidologie, en 1991, avait souligné les facteurs risquant le plus d'alourdir le choc des collègues de travail après un tel incident. Il y a tout d'abord la culture d'entreprise, c'est à dire le climat de travail dans lequel baignent les employés au quotidien: a-t-on affaire à un milieu de travail chaleureux où l'entraide est de mise, ou bien à une entreprise plus macho où la force de caractère détermine tout de A à Z? Le lieu de l'incident joue également un très grand rôle; le suicide d'un employé est d'autant plus troublant s'il se produit dans la salle de bain du cinquième étage. Enfin, on retrouve le poste qu'occupait l'employé au sein de l'organisation, ainsi que le rôle qu'il jouait auprès de ses collègues. Était-ce un commis ou un vice-président? Un concierge ou le directeur des relations publiques? Avait-il des fonctions pédagogiques?

Peu importe, personne n'aime en parler. Évident, puisque le suicide constitue l'un des tabous les plus coriaces. «Ça a pris un gros dix mois avant que les gens puissent commencer à en parler.» Interviewée sous le couvert de l'anonymat, une directrice des ressources humaines d'un cégep raconte que c'est exactement ce qu'elle a vécu, il y a quelques années, lorsque l'un de ses propres employés, qui possédait une bonne vingtaine d'années d'ancienneté, a mis fin à ses jours. La région étant très petite et le milieu de travail tricoté serré, la nouvelle avait eu le temps de suivre le cours du bouche à oreille bien avant qu'elle puisse l'annoncer aux employés. «Les gens ont été atterrés par la nouvelle, en état de choc, poursuit-elle. J'ai fait venir des gens du CLSC pour une intervention d'urgence. On a regroupé les employés et on les a invités à discuter de l'incident avec ces intervenants et avec les gens du programme d'aide du cégep. J'ai rencontré la famille de la personne à plusieurs reprises, et on a même célébré une messe sur place pour aider les gens à faire leur deuil.»

Avant ce deuil complété, toutefois, il faut penser pratico-pratique : que fait-on des affaires personnelles du collègue? Faut-il laisser son bureau intact? Est-il déplacé de vouloir nettoyer son espace pour l'offrir à quelqu'un d'autre? Y a-t-il un temps d'attente raisonnable à respecter? «Une chose est sûre, c'est qu'il n'est pas bon de laisser les effets en place pendant un an, dit Normand Martin. Ce sont des choses qui peuvent se discuter, et ça doit se faire dans le respect et la délicatesse.» Bref, la vie doit suivre son cours, et le deuil, se faire. «L'important, c'est de ne pas effacer sauvagement le souvenir de la personne. Certains préfèrent accrocher une photo quelque part dans le bureau, question de se le rappeler de bonne humeur, souriant. En fait, comme s'il était encore un peu présent, poursuit-il. Parce que la vie du bureau continue.»

Secteurs à risque et périodes

«On ne fait que commencer de constater l'impact du suicide en milieu de travail.» Les propos de la directrice du Centre de prévention du suicide à Québec, Lilianne Allard, sonnent juste. Les études sur le suicide en milieu de travail se faisant rarissimes, il n'est pas facile de cibler les industries à risque. Le milieu de la construction est-il plus susceptible d'entraîner la détresse chez ses travailleurs que celui des médecins ? Rien n'est moins sûr.

Une chose est certaine, toutefois, c'est que les industries qui carburent au stress, à l'isolement et à la compétition présentent un risque de détresse psychologique - duquel peut découler le suicide - beaucoup plus élevé que la moyenne. Le métier de policier, par exemple, est non seulement stressant, mais exige de ses ambassadeurs de quartier d'être constamment forts, en contrôle, sûrs d'eux-mêmes. Cette façade a cependant quelque chose de pervers. Si, à la longue, le mur tient toujours, l'intérieur se désagrège lentement. C'est que le policier doit en quelque sorte tout refouler: émotions, craintes et appréhensions. «Les policiers apprennent à développer une carapace. Ils n'évoquent leurs problèmes ni en famille, ni dans le vestiaire», signale le psychologue Normand Martin, du programme d'aide aux policiers du Service de police de la Communauté urbaine de Montréal.

Dans la même veine, une étude rendue publique lors du congrès de l'ACFAS, à l'été 1998, a démontré le même genre de problème chez les infirmières. Si habituées sont-elles à prodiguer des soins à de purs étrangers qu'elles en viennent à réprimer leurs propres angoisses existentielles.

D'importants changements dans l'entreprise peuvent aussi influencer le comportement d'une personne, voire contribuer à faire déborder le vase. Le cas de l'employé de cégep, tel que raconté par la directrice des ressources humaines anonyme, s'inscrit dans cette catégorie. Bien que d'autres facteurs issus de sa vie personnelle étaient également en cause, il avait vu sa tâche de travail presque doubler à la suite d'une restructuration majeure dans l'établissement. Les changements étaient prévus depuis plusieurs mois. Mais peu après la fin des vacances, donc tout juste avant le retour des étudiants, il passe à l'acte.

Si l'alourdissement des tâches d'un employé risque de le décourager, une menace de mise à pied - l'avenir incertain de la compagnie - le rendra également nerveux, éternellement inquiet. Un autre exemple : l'usine de la General Motors, à Boisbriand, dont l'avenir est tout sauf rose. Les modèles Firebird et Camaro ne jouissant plus de l'appui des acheteurs, la direction de GM, à Détroit, ne sait plus trop quoi faire. Et les employés rongent leur frein. «On voit quatre à cinq suicides par année», confie le responsable du programme d'aide aux employés, Jean-Pierre Saint-Jacques. «Depuis un an, c'est le bordel, on est complètement débordé. Ça nous prend deux jours pour faire notre semaine. Certaines personnes nous arrivent en pleurs, disant que les choses ne vont plus ni à la maison ni au travail. Ce ne sont pas tous des comportements suicidaires, mais il faut quand même faire attention.»

La situation n'est guère différente sur le chantier naval de la Dominion Bridge, à Lévis, où de récentes bonnes nouvelles peinent à faire oublier les années d'enfer vécues par les employés depuis plus de cinq ou six ans. «En ce qui concerne les suicides, il s'agissait le plus souvent de personnes qui venaient de perdre leur droit aux prestations d'assurance-chômage», explique le président du syndicat des travailleurs du chantier, Richard Gauvin. Il demeure important de souligner qu'un suicide ne s'explique pas toujours par un facteur seulement. Il y a très souvent des facteurs reliés à sa vie personnelle. Parce que cette vie, insistent les psychologues et spécialistes en intervention, ne se passe pas qu'au travail...


Réunions et prévention

«J'ai vu des gestionnaires qui disaient vouloir envoyer des employés dans une pièce fermée, afin qu'ils en parlent et qu'ils règlent ça là, raconte le vice-président aux ressources humaines de TVA, Jean-Yves Hinse. Le moins que l'on puisse dire, c'est que ça, c'est une mauvaise réaction.»

Même en famille, le tabou entourant le suicide n'est pas facile à démanteler. Imaginez maintenant comment réagissent les collègues de travail - qui vivent des relations plutôt amicales que familiales - lorsqu'un de leurs confrères y succombe. Le bon déroulement des premières heures, voire des premiers jours, est crucial. La grande majorité des entreprises contactées ont fait appel à des boîtes de consultants - qui peuvent mettre sur pied des programmes d'aide ou de prévention faits sur mesure - pour encaisser le coup des premiers instants.

Alors que certaines compagnies vont tenir à avoir deux ou trois psychologues sur place - tout dépend de l'ampleur de la crise -, d'autres auront recours à un service de consultation sur appel. Ainsi, l'employé peut discrètement appeler l'un des psychologues et fixer un rendez-vous s'il ressent le besoin de partager ses problèmes.

Cette formule s'applique aussi à la prévention, ce qu'a compris le Service de police de la Communauté urbaine de Montréal. Les gens du programme d'aide aux employés ont mis sur pied une ligne d'écoute, Policiers-ressource, qui permet aux policiers de ventiler leurs problèmes au téléphone ou même en personne. «Les personnes-ressources sont des policiers qui ont eux-mêmes vécu une situation difficile et qui souhaitent venir en aide à des collègues qui passent par le même chemin», explique le psychologue Normand Martin, du programme d'aide aux employés du SPCUM.

Ce n'est pas tout. Le SPCUM a également décidé de prendre les devants en matière de prévention. Les gens du programme d'aide ont ainsi fait la tournée des unités, histoire d'enrayer le tabou entourant la détresse et le suicide. Le seul programme du genre en Amérique du Nord pour les policiers. «On a offert de la formation à l'intention des gestionnaires et des délégués syndicaux afin de leur inculquer des techniques d'intervention préventive. Pas à cause d'une vague de suicides, mais parce qu'il est toujours mieux d'être proactif», poursuit Normand Martin.

Le milieu syndical a quant à lui mis au monde un réseau d'entraide, celui des «délégués sociaux», qui regroupe près de 2000 employés de tous les secteurs à la grandeur du Québec, tous aptes à détecter un comportement de détresse majeure ou suicidaire. «L'idée est de permettre à la personne en détresse de trouver le plus près d'elle-même la ressource qui va lui permettre non pas de trouver la solution finale, mais de cheminer», explique Jean Sylvestre, qui travaille au service de l'éducation de la Fédération des travailleurs du Québec, mais qui a aussi coordonné le réseau pendant de longues années.


Quelques chiffres

Histoire d'avoir l'heure juste sur le suicide, qui demeure tabou malgré les efforts des organismes de prévention et d'intervention, les chiffres servent parfois de seul baromètre. Les statistiques avancées par l'Association québécoise de suicidologie, lors de la semaine thématique en février, indiquent que 80 % des suicides sont commis par des hommes. Au Québec, pas moins de trois hommes s'enlèvent la vie chaque jour. Depuis les 20 dernières années, le taux de suicide chez les hommes a augmenté de 78 %, en regard d'une hausse de 28 % chez les femmes. Selon les statistiques de 1995 du gouvernement du Québec, trois suicides sur quatre surviennent généralement avant l'âge de 50 ans.

Notons qu'à l'échelle mondiale, le Québec subit, avec 18,1 suicides pour 100 000 personnes par année, l'un des taux les plus élevés de tous les pays industrialisés. Mais le coroner en chef de la province, Pierre Morin, s'est récemment réjoui du fait que ce chiffre avait recommencé à descendre, après 1 445 suicides en 1995 et 1 478 en 1996.


Signes avant-coureurs

La plupart des gens qui connaissent un collègue ont eu le premier réflexe de refaire le fil des derniers événements pour mieux comprendre les causes du suicide. Voici quelques signes avant-coureurs - des comportements ou des paroles - fréquents.

La personne s'isole et parle de moins en moins.

Elle néglige parfois sa tenue vestimentaire. Des policiers, par exemple, pourraient ne pas cirer leurs souliers.

La personne continue de travailler mais, contrairement à ses habitudes, est beaucoup trop calme; cela peut survenir lorsque sa décision vient d'être prise.

Elle lance des propos empreints de désespoir, comme «Je ne suis plus capable», «J'ai le goût de partir», «J'ai le goût de tout laisser tomber», ou, tout simplement, «J'ai le goût de m'enlever la vie».

François Desjardins

Source : Effectif, volume 2, numéro 2, avril  / mai 1999

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