Vous lisez : Pierre Marchand: le patron malgré lui.

On n'a qu'à mettre les pieds à MusiquePlus pour réaliser à quel point cette télé est différente. Le rythme effréné qui anime les nouveaux bureaux de la rue Sainte-Catherine correspond tout à fait à l'image que projette la station alternative. Les sons tonitruants surgissent d'un peu partout, les jeunes réalisateurs crient aux uns de se dépêcher, les autres arrivent en coup de vent et se positionnent devant la caméra, tenant encore à la main la carte qui leur dira où en est rendu le programme de la journée. Le visiteur qui attend peut voir sur les nombreux écrans ce qui se passe en fait sous ses yeux. À MusiquePlus, le quotidien est étourdissant, la vie se passe en accéléré et en direct.

L'arrivée de MusiMax qui loge au deuxième étage de la même bâtisse a augmenté les effectifs de la boîte qui atteignent aujourd'hui quelque 145 employés. On se demande comment Pierre Marchand, le directeur général des deux stations, peut bien réussir à s'y retrouver parmi tout ce monde qui court dans toutes les directions.

Pourtant, le monsieur est calme, posé. Tranquillement, il raconte l'histoire de sa télévision, surpris qu'on l'ait approché pour parler de relations de travail, lui qui avait émis de sérieuses réticences à l'instauration du syndicat il y a presque deux ans. Si MusiquePlus est l'autre télévision, Pierre Marchand est l'autre patron; celui dont tous les employés de communication rêvent: à la fois flegmatique et charmant. Il croit encore et toujours à la passion et encourage la relève depuis le premier jour: la moyenne d'âge de ses employés est de 25 ans! Pourtant, la vie n'est pas toujours rose dans cette ruche de créativité: il doit composer avec un taux de roulement très élevé, des artistes aux ego plus grands que nature et une distance qui s'est établie contre son gré entre les employés et l'auguste PDG qu'il est devenu. Pierre Marchand est un patron malgré lui dans cette boîte à images qui s'adapte doucement à ses nouvelles dimensions.

Rencontre avec un homme qui a su faire face à la musique.

Le climat de travail est bien particulier à Musique Plus-MusiMax; il y a une grande interaction entre les employés et il y a peu de cloisons pour diviser tout ce beau monde. Comment le directeur général fait-il pour s'y retrouver?

Il existe toujours une hiérarchie, mais je ne voulais pas trop la faire sentir. Je n'ai jamais souhaité devenir le patron. D'ailleurs, je n'aime pas le mot patron, je trouve que ça fait ancien comme terme! Mais un bateau doit aller dans la bonne direction, avoir une vision au loin et ne pas heurter des icebergs. C'est mon travail de voir ce qui s'en vient.

C'est ce qu'on appelle un capitaine!

Oui, mais ce n'est qu'un nom qu'on a donné à un rôle. Chacun a son rôle et ses responsabilités. La société a fait en sorte que le titre de chaque personne est important. Pour moi, ces titres ne veulent rien dire; je sais ce que je fais et je sais ce que j'attends des autres. Ce bateau-là, je sais exactement où je veux l'amener et j'ai besoin de tout le monde pour le faire. La notion de hiérarchie existe par la force des choses, malheureusement. Au début de MusiquePlus, en 1986, j'avais beaucoup de plaisir à être sur le même plancher que les autres, à pouvoir parler aux gens en tout temps et j'avais une proximité que l'explosion de la boîte a fait disparaître. Il y a un an encore, dans les anciens locaux, mon bureau était sur le même plancher, un peu en retrait, mais j'étais tout de même parmi les autres. Depuis le déménagement, je suis au 3e étage et je sens une différence de perception. Je n'ai pas changé, mais je suis désormais à l'étage de l'administration, à l'étage du tapis! Une perception comme celle-là est négative; moi je considère que c'est important pour un directeur de rester près des gens.

L'expansion de l'entreprise a aussi fait en sorte que vous devez vous préoccuper d'une gestion de personnel, chose qui se faisait tout naturellement il y a une douzaine d'années, alors que la trentaine d'employés vivaient pratiquement les uns sur les autres. Comment s'est faite cette transition de copain à patron?

Tout d'abord, mon but, ce n'était pas de devenir gestionnaire. Quand j'ai débuté en télévision, je voulais changer le monde. Je me disais que je devais faire quelque chose qui passerait à l'histoire. Lorsque j'ai lancé MusiquePlus, je ne me voyais pas comme un «boss»; je me voyais comme un chef d'équipe. Aujourd'hui, une grande partie de mes efforts est consacrée à la gestion du personnel et à l'administration. La gestion du personnel demeure ce qui demande le plus de temps et représente ce qui est le plus complexe puisque l'être humain est lui-même fort complexe. Ça demande du temps et de la psychologie. En plus, ici, on négocie avec des artistes! C'est pour cela qu'il faut savoir s'entourer de gens stimulants qui savent également stimuler les autres. Gérer tout ce monde prend énormément de temps et c'est aussi plus compliqué de faire une gestion de personnel plus jeune que de diriger des gens expérimentés. C'est sûr qu'il y a du temps que nous pourrions utiliser pour faire de la création qui passe à gérer les gens. Chez nous, c'est chaque directeur de département qui s'occupe de ses ressources humaines. Il ne faut pas se le cacher, des fois, c'est épuisant. Il y a des gens qu'il faut prendre par la main; en général, le syndicat est fait pour ce monde-là.

Justement, vous avez émis des réserves lors de l'arrivée du syndicat en 1996. Pourquoi?

À l'époque où nous avons commencé, nous étions une petite unité. Avec notre expansion, le besoin de sécurité s'est fait sentir chez certaines personnes. On a donc demandé la création de cette protection qu'on appelle le syndicat. Derrière ce regroupement, les gens se sentent plus en sécurité. C'est évident que nous sommes tous un peu inquiets de nature, mais je pense que les gens qui ont un taux d'insécurité moins élevé sont plutôt embêtés par un syndicat. Les personnes qui savent s'affirmer d'elles-mêmes n'ont pas besoin d'un syndicat. Je ne suis pas anti-syndicaliste, mais je ne comprends pas ce que ça apporte de plus, sauf bien sûr dans une situation où l'employeur exploite l'individu. On a déjà vu de tels cas dans la société, mais à MusiquePlus, il n'y a jamais eu de problèmes semblables. J'ai toujours été très demandant, mais en étant exigeant et très rigoureux, j'ai réussi à former plein de monde et à faire exploser du talent. C'est sûr que le syndicat a l'avantage de mettre une certaine rigueur dans une structure, mais il a aussi le désavantage de créer une lourdeur à la machine. Chez nous, un des aspects positifs qu'il a apporté est que tout soit plus clair pour tout le monde. Par exemple, nous ne faisions pas l'affichage des postes. Ici, puisque tout le monde se connaît, on sait très bien à l'interne qui peut remplir quelles fonctions. Les gens qui veulent monter dans l'entreprise et qui désirent apprendre des choses nouvelles ont une grande latitude. Parce qu'il y a un grand sentiment de proximité entre les gens, il y a aussi beaucoup d'entraide.

Au début, j'ai pris la requête pour la création d'un syndicat d'une façon très personnelle. Je pensais que c'était contre moi puisque j'avais encore l'impression de faire partie de la gang. Je me suis rendu compte par la suite que je ne pouvais pas mettre tous les torts sur mes épaules: la réalité, c'est qu'on a grossi.

Vous misez beaucoup sur la formation que les nouveaux employés peuvent acquérir ici même, à Musique Plus-MusiMax: les jeunes cheminent en même temps que l'entreprise. Quelle importance accordez-vous à la formation académique ?

En général, la formation en télévision et en communication est très mauvaise. On y apprend toutes sortes de choses qui ne représentent pas la réalité. Quand je rencontre des gens en entrevue, je ne cherche pas nécessairement quelqu'un qui a beaucoup d'expérience. Je pense que j'ai une façon de faire de la télévision qui ne ressemble pas à celle des autres. D'ailleurs, les années ont prouvé que MusiquePlus a réussi à développer son style et ça, ce n'est pas uniquement le résultat du travail de Pierre Marchand ; c'est celui de toute une équipe. Au début, si j'étais allé chercher des gens qui avaient dix ans d'expérience pour faire la caméra, l'éclairage ou le montage, je ne serais jamais arrivé à ces résultats. Il aurait fallu désapprendre à ces gens-là leur façon de travailler pour leur montrer ce que je croyais être une façon de faire beaucoup plus créative. À ce moment, je cherchais des gens de ma génération. Quand tu as 26 ou 27 ans, tu ne regardes pas pour engager des gens de 45 ans. Mais d'abord et avant tout, je cherchais des gens qui avaient une passion. Je ne voulais pas des gens qui se cherchaient des jobs. Je voulais du monde pour qui MusiquePlus serait une continuité de leurs vies. Même s'ils n'avaient pas passé beaucoup de temps derrière les caméras. Si je sentais du potentiel, j'investissais.

Ce qui a valu à plusieurs de vos choix d'être mis en doute sur la place publique.

À Musique Plus, chaque animateur a son créneau et il faut découvrir un créneau spécifique pour chacun. Si j'essaie de trouver la personne qui correspond à la masse, je vais toujours me tromper. Le meilleur exemple que je puisse donner est Sonia Benezra. Lorsque nous avons mis Sonia en ondes la première fois, nous avons reçu un nombre incalculable de lettres et de téléphones. Même les gens du milieu se plaignaient ! Mais elle a su développer son créneau. Quand au départ il y a le talent et la passion, le reste se développe et c'est mon travail de le faire. Abeille Gélinas a été critiquée énormément. Pourtant, le samedi matin, les jeunes de 12 ans regardent Musique Plus à cause d'Abeille. Jamais je ne refuserai que des jeunes de 10 ou 12 ans regardent Musique Plus; bien au contraire.

Et pourquoi engager tant de jeunes, si jeunes?

Moi, je crois aux générations qui grandissent. Je fais partie des baby-boomers, de la génération qui est en contrôle. Il faut ouvrir la porte aux autres: d'autres ont de la voix, d'autres ont quelque chose à dire. Quand The Beatles et Elvis sont arrivés, il y avait toute une génération avant eux qui ne voulait pas les accepter, parce qu'elle avait peur du mouvement. Moi, je n'ai pas peur de ça; je n'ai pas peur que le monde parle. Je ne crois pas au phénomène de la génération X. C'est justement un terme donné par les baby-boomers et les médias en manque de sensationnalisme. Il n'y a rien de plus dommageable que ça: c'est dire aux jeunes que la vie est quelque chose de négatif. Or c'est faux. La vie, c'est positif si nous ouvrons des portes. Je pense que les jeunes doivent être ceux qui font tourner la planète. Il faut simplement leur ouvrir nos portes.

Avoir tant de jeunes a également l'effet pervers de provoquer un grand taux de roulement (on parle de 25 % !). Ça ne fait pas un peu mal au cour de voir partir ces gens dans lesquels vous avez tant investi?

Est-ce que nous serions aussi innovateurs aujourd'hui si Sonia Benezra était encore à MusiquePlus à présenter des clips? Pour nous, un taux de roulement si élevé est normal. Nous sommes à l'avant-garde. Si nous voulons être à l'avant du train, nous ne pouvons donc pas être à l'arrière en même temps. Nous amenons des nouvelles modes et des nouveaux courants chez les gens, c'est donc normal qu'il y ait du changement. Je ne dis pas qu'il faille changer tout le monde tout le temps; la preuve: Claude Rajotte est toujours chez nous. Ce que je trouve plus difficile par contre, c'est d'investir des années sur quelqu'un qui part au moment où il est vraiment prêt à faire plus pour nous. Et ceux qui partent ne le font pas parce qu'ils n'aiment plus la station, c'est que les autres réseaux les achètent à beaucoup plus gros prix. Malheureusement, c'est un simple jeu d'argent.

Stéphanie Bérubé

Source : Effectif, volume 1, numéro 3, juin/ juillet / août 1998

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