«Oui, bonjour, madame la ministre? Vous avez sur la ligne un le directeur général qui voudrait négocier son congé de maternité. Et n'oubliez pas de rappeler la magistrate et madame le lieutenant-gouverneur, toutes deux semblaient très impatientes de vous parler.»
Un petit coup de fil qui vous semble absurde? Peut-être, mais il est possible et sans faute. Les femmes occupent désormais des postes qui étaient traditionnellement réservés à la gent masculine et qui donc, n'avaient pas de titres féminins. Et on le sait, la langue française ne se laisse pas bousculer facilement, alors on ne sait plus trop ce qui est correct et ce qui ne l'est pas. La féminisation des titres n'est pas une simple affaire et provoque des discussions hautement émotives. Le choix d'une employée n'est pas nécessairement partagé, ni même respecté, par les collègues de bureau, hommes ou femmes. Mais tout cela est-il une affaire de choix ?
On a parfois l'impression que chacune peut porter le titre qu'elle préfère: tel n'est pas tout à fait le cas. «On n'a pas le choix», précise Paul Roux, journaliste et conseiller linguistique à La Presse. M. Roux est aussi l'auteur du Lexique des difficultés du français dans les médias. Selon lui, le refus de féminiser mène à plusieurs aberrations grammaticales puisque l'on en vient à parler d'une femme en employant le masculin. La phrase «le ministre est enceinte» contient une bête faute d'accord. Faudrait-il dire le ministre est enceint? Quoi de plus saugrenu !
Pourtant, en employant un nom masculin, on n'a d'autre choix que d'employer un adjectif masculin. On ne peut écrire le professeur est très «heureuse», même si son nom est Sophie ! Il est donc recommandé de mentionner le nom de la personne dont il est question (en souhaitant qu'il ne s'agisse pas de Claude ou de Dominique.) ou d'ajouter madame devant le titre masculin. M. Roux se rappelle une situation particulièrement délicate alors qu'il travaillait au journal Le Soleil. Margaret Delisle était la maire de Sillery et Andrée Boucher était la mairesse de Sainte-Foy! Comme les noms des deux femmes étaient souvent réunis dans le même texte, il fallait constamment faire la distinction. Bref, rien pour simplifier les choses.
Pour le moment, plusieurs entreprises n'ont pas de politique de féminisation (ou de non-féminisation) définie. Catherine Tremblay de la Société du groupe d'embouteillage Pepsi a la délicate tâche de déterminer les titres de chacune, ce qui n'est pas toujours facile puisque plusieurs sont traduits de l'anglais. «On y va selon notre bon sens», explique- t-elle, en précisant que la compagnie privilégiera le masculin si la forme féminine comporte une connotation péjorative. Il n'y a donc pas de contrôleuse chez Pepsi. Cependant, Mme Tremblay n'hésitera pas à utiliser les titres dont la féminisation est connue de tous ; par exemple, le terme directrice est employé d'emblée. Ce qui n'est pas le cas partout.
Il n'y a aucune directrice chez Rolls-Royce Canada. Valérie Miron, conseillère en ressources humaines à la compagnie, explique que bien qu'il n'y ait pas de politique écrite, certains titres demeurent masculins. Pourquoi? «Il n'y a pas beaucoup de femmes dans le domaine de l'aéronautique et de la mécanique», explique Mme Miron. La compagnie préfère employer le terme directeure, titre qui n'est pourtant pas approuvé par l'Office de la langue française (OLF).
À la Banque Nationale, les femmes peuvent choisir de féminiser ou non leurs titres, mais les termes choisis doivent tous être français, c'est-à-dire acceptés par l'OLF. «Directeure, ça ne passe pas parce que ça n'existe nulle part», explique Suzanne Girard, qui précise cependant que si l'OLF permet un jour directeure, la Banque Nationale le permettra aussi. Mme Girard est directrice principale, dotation et équité à la Banque Nationale. Elle n'a pas hésité à féminiser son titre, ce qui n'est pas le cas de toutes les directrices de la Banque. Pas de problème, les femmes peuvent choisir tant qu'elles ne désirent pas être «directeur adjointe» ! Selon Mme Girard, certaines femmes refusent le terme directrice, car elles l'associent à la directrice d'école. «Ce qui est étrange, poursuit Suzanne Girard, puisqu'il n'y en avait presque pas, des directrices d'école !». Selon elle, les jeunes femmes scolarisées seraient plus favorables à la féminisation des termes.
À l'OLF, on prétend aussi qu'il y a encore beaucoup de femmes réfractaires à la féminisation: l'Office la suggère, mais ne peut l'imposer. Selon une terminologue de l'OLF, certaines femmes ont l'impression de perdre du pouvoir en féminisant leurs titres. Madame la directrice imposerait-elle moins de respect que madame le directeur? Citons seulement deux exemples célèbres de refus de féminisation : Phyllis Lambert fut toujours directeur du Centre canadien d'architecture et Lise Thibault n'est pas la première lieutenante-gouverneure du Québec puisqu'elle refuse ce titre pourtant recommandé par l'OLF. Il faut donc appeler Mme Thibault «Madame le lieutenant-gouverneur». Selon Paul Roux, nous sommes dans une période d'ajustements par rapport à la féminisation et dans quelques années les choses se feront beaucoup plus naturellement. Il suffit que nos oreilles s'habituent à ces nouvelles appellations et nous ne nous poserons plus de questions. Quelqu'un est-il encore réfractaire à l'utilisation des termes infirmier ou couturier?
Retour sur les bancs d'écoles
Voici quelques règles pour ne pas perdre son latin (ni sa patience!). Toutes permettent une féminisation conforme à celle recommandée par l'Office de la langue française, mais attention, dans la langue de Molière, l'exception n'est jamais bien loin. Certains titres se féminisent très simplement : ce sont les titres épicènes, ceux dont l'orthographe ne varie nullement selon le sexe du titulaire. Seul le déterminant change. Par exemple, une dentiste ou une journaliste. Quelques titres se terminant par e ont un équivalent féminin en esse. Au Québec, on utilise mairesse et, en Europe, une femme qui écrit des vers est une poétesse, un terme accepté ici qui n'est cependant pas utilisé fréquemment. Pour le mot « maître», la situation est un peu plus délicate. Dans ce cas, comme dans certains autres, la forme féminine comporte connotation péjorative. On peut donc utiliser maître ou maîtresse selon la situation.
Les choses se compliquent lorsque l'orthographe doit se transformer; les règles se multiplient. Disons simplement que les noms de titres se féminisent en général par l'ajout d'un e s'ils se terminent par é, d ou t (députée, marchande, agente). Lorsque le titre se termine par un l ou un n, il n'y a qu'à ajouter un e et à doubler la consonne s'il y a lieu. Une caporale, une colonelle; une écrivaine, une chirurgienne.
Les noms en eur font euse au féminin et les noms en teur deviennent trice. Restent les professeures et autres eures; ils proviennent simplement (.) des noms latins qui se terminent en or.
Bien sûr, toutes les règles évoquées plus haut sont truffées d'exceptions, question de rendre les choses encore plus compliquées! De quoi nous faire envier les Chinois et leurs idéogrammes! Le plus simple est de se procurer le guide Au féminin: Guide de féminisation des titres de fonction et des textes, une petite brochure facile d'utilisation qui est disponible aux Publications du Québec. On y retrouve les noms corrects et toutes les règles à suivre. On peut également contacter un terminologue de l'OLF qui répondra aux questions et réglera les problèmes spécifiques, souvent liés aux termes très nouveaux. Un service de consultation téléphonique tarifé (5$ pour 10 minutes) est offert au 1 900 565-8899.
Finalement, il faut savoir que certaines féminisations sont acceptées au Québec, mais toujours refusées en France: on se souvient de la saga «madame la ministre» au moment où les académiciens de France criaient au sabotage de la langue française. Louise Beaudoin, alors ministre responsable de la Charte de la langue française, avait répliqué que notre langue se devait d'être vivante et moderne. Maurice Druon de l'Académie française qualifiait de «déviation» l'emploi de l'expression «madame la ministre» au Québec. Marguerite Yourcenar fut la première femme admise à l'Académie. Lors de son décès en 1987, dans une lettre au journal Le Monde, les académiciens disaient regretter la mort de leur. confrère ! Va savoir ce qui est le plus dévié !
Au féminin |
Voici une dizaine de titres de fonctions. Pourriez-vous dire quel est le féminin correct de chacun ? Un briqueteur-maçon, une. Un soldat, une. Un metteur en scène, une. Un aménageur, une. Un camelot, une. Un facteur, une. Un contremaître, une. Un sous-chef, une. Un annonceur, une. Un syndic, une. |
Les réponses, selon l'Office de la langue française |
Une briqueteuse-maçonne, une soldate, une metteure en scène, une aménageuse, une camelot, une factrice, une contremaîtresse, une sous-chef, une annonceuse et une syndique. |
Stéphanie Bérubé est journaliste indépendante. Elle collabore régulièrement au quotidien La Presse, notamment à la section Arts et spectacles.
Source : Effectif, volume 2, numéro 5, novembre /décembre 1999