Cupidon ne chôme jamais. Encore moins pendant les heures et sur les lieux de travail. Malheureusement pour les employés unis, les collègues du bureau et le patron, ses flèches sont parfois empoisonnées.
Le producteur d'une station de télé montréalaise quitte la réalisatrice adjointe avec qui il sort depuis près d'un an, mais surtout avec qui il travaille tous les jours depuis un an. N'en pouvant plus d'avoir son «ex» dans les parages, la dame se déniche un emploi à Toronto. Loin des yeux, loin du cour. La surprise sera grande lorsqu'elle apprendra qu'il sort en catimini avec une autre collègue depuis un mois!
Une scène du prochain téléroman de Réjean Tremblay sur le merveilleux monde de la télévision? Pas tout à fait. L'anecdote est rangée dans le classeur des faits vécus! Imaginez, vous rompez mais vous ne cessez de croiser votre «ex» dans les corridors du bureau, à la cafétéria.
Plusieurs l'admettent : les relations amoureuses impliquant deux employés du même bureau «finissent mal en général», pour citer Catherine Ringer du couple les Rita Mitsouko. «Les histoires d'amour au travail qui se soldent par un mariage et cinq enfants sont rares, admet Renaud Bouchard, conseiller de la Société-Conseil Ostra. Souvent, un des membres du défunt couple finit par quitter son emploi.»
Si encore ce type de relation n'impliquait que le couple. Lorsque des tourtereaux se séparent, les employés autour sont rarement dispensés des suites de la liaison. Le grand boss et le directeur des ressources humaines ont bien des raisons d'être sur le qui-vive! Un avocat rapporte le cas d'un cabinet montréalais qui a vu ses employés se scinder en deux clans lorsque est venu le temps d'élire un nouvel associé. Ils devaient choisir entre deux collègues qui avaient eu une relation avec la même dame. «La femme d'un des avocats l'a quitté pour son collègue, confie-t-il. Lorsque est venu le temps de passer à l'élection, les gens ne se basaient plus sur les compétences des avocats, mais sur leur vie privée. La crise a duré presque six mois. Un des avocats a été invité à partir.»
Personne n'est à l'abri d'une relation qui tourne mal. Les histoires d'amour en milieu de travail peuvent faire beaucoup de vagues. Les plus redoutées? Celles qui impliquent un supérieur et une subordonnée. ou vice-versa.
Plusieurs dirigeants en ressources humaines prient d'ailleurs pour qu'elles ne se produisent pas. Imaginez une directrice qui doit évaluer ses employés et qui accorde une excellente note à son copain. Même si l'homme mérite la note parfaite, la situation peut engendrer des doutes et des conflits entre la patronne et les autres employés.
Et qui dit conflit dit baisse de productivité, détérioration de l'ambiance de travail et des relations entre employés. Pour éviter les dégâts, certaines entreprises tentent de décourager la formation de couples au sein d'un même service. Par entente verbale, la plupart du temps. Par écrit? Rarement, du moins au Québec.
Selon une étude menée l'an dernier aux États-Unis auprès de directeurs en ressources humaines, 13 % ont admis avoir une politique écrite au sein de leur entreprise et 14 %, une entente verbale. Les raisons invoquées ? La peur que la séparation mène à du harcèlement sexuel (88 %), qu'un des deux ex-amoureux se venge (75 %) et qu'il y ait une baisse de rendement au bureau (46 %).
Au nombre des entreprises qui ont une politique écrite ici : des cabinets d'avocats. Rares sont les organisations qui vont admettre haut et fort avoir une politique défavorisant les relations entre deux collègues de travail. «Une telle politique irait à l'encontre de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, dit Me Pascal Rochefort, du cabinet Stikeman Elliott. Une entreprise ne peut interdire aux gens de développer des relations amoureuses au sein de l'organisation de l'entreprise.» [Voir encadré]
«Mais les cabinets veulent se protéger, poursuit un autre avocat. Ils établissent alors des politiques pour contrer le harcèlement sexuel.» C'est que lorsque le délaissé agresse sexuellement son ex-conjointe ou inversement, il peut arriver que la personne agressée traîne en cour non seulement l'agresseur mais aussi l'employeur. Il y a de quoi vouloir se protéger!
Le nombre d'entreprises qui prennent le temps de rédiger un tel règlement a beau être minime, les directeurs de ressources humaines ne prennent pas la chose à la légère. «Nous ne décourageons ni n'encourageons ce type de relations», affirme Robert Granger, directeur des ressources humaines de Communications Quebecor. «Il n'y a pas une entreprise qui va favoriser de telles relations, renchérit Philippe Boulard, chef divisionnaire adjoint aux relations du travail de Bell Canada. Les chances que des relations conflictuelles se développent sont plus élevées que le contraire. Elles relèvent toutefois de la vie privée des employés. Je vois mal comment nous pourrions établir une politique qui couvre tous les types de cas, car chaque situation est particulière. Lorsque nous intervenons, c'est parce que ces conflits peuvent affecter le rendement au bureau. Il est important pour nous que l'employé accomplisse ses tâches correctement. La vie privée ne doit donc pas entraver le travail de ses collègues. Si c'est le cas, nous nous assoyons avec lui pour tenter de trouver une solution. Nous lui rappelons que Bell fait affaires avec un programme d'aide aux employés (P.A.E.).»
Autrement, il est rare que l'on intervienne en cas de rupture si tout se déroule sans anicroche sur les lieux de travail. Tant que les ex-conjoints et leurs collègues gardent le moral. Mais lorsque la déprime s'installe.
«Il m'arrive de rencontrer des gens très déprimés, confie Claire Sylvestre, consultante en ressources humaines spécialisée depuis une quinzaine d'années dans la planification et l'évaluation des programmes d'aide aux employés. Ils veulent faire le deuil d'une personne qu'ils voient tous les jours. C'est angoissant pour eux. Et c'est une situation qui accapare beaucoup le directeur du service de ressources humaines !»
Mme Sylvestre rapporte le cas d'un homme qui multipliait les coups de téléphone à son ex-conjointe jusqu'à la menacer de mort si elle n'acceptait pas de reprendre la liaison. «Le vice-président en ressources humaines a d'abord déplacé l'homme à un autre étage, pour finalement exiger qu'il prenne congé pour une période indéterminée et qu'il consulte un psychiatre, raconte-t-elle. C'est un cas extrême, mais tout peut arriver dans les grandes entreprises.»
Mais qu'on soit dans une petite ou une grande entreprise, c'est d'abord le domaine dans lequel les employés évoluent ainsi que leur attitude qui dictent les conséquences d'une éventuelle union. Le vice-président d'une agence de publicité qui compte une trentaine de personnes sort depuis quelques mois avec une de ses employées, de 17 ans sa cadette. Une situation sujette à problèmes, conclurez-vous ? Dans leur cas, la décision de sortir ensemble a entraîné davantage de questionnement chez la femme impliquée dans la relation que de commentaires désobligeants de la part des collègues. «Avant de m'engager avec lui, j'ai attendu d'être bien sûre de mon coup, dit la jeune dame. À cause de la différence d'âge, du fait que nous travaillons dans le même bureau et qu'il soit mon patron. J'avais peur que les autres employés craignent que j'aie des passe-droits. J'ai pensé à tout le monde sauf à moi.»
Mis à part le fait qu'on frappe aujourd'hui à la porte du bureau du vice-président lorsque sa copine s'y trouve, par crainte de déranger, rien n'a vraiment changé dans les relations avec les employés. Ils semblent même s'être rapprochés du patron! «Certains blaguent sur notre différence de taille, dit la dame, qui est beaucoup plus grande que sa douce moitié.»
Et comment Monsieur vit-il la situation? «Je me fous de ce que les gens pensent!, lance-t-il. Je n'ai pas de comptes à rendre à personne. L'attitude que les employés ont avec toi est celle que tu projettes. Si tu n'en fais pas de cas, les employés l'acceptent plus facilement. Il est normal que des couples se forment au bureau. On y passe tellement d'heures.» Inutile de dire que l'optimiste du couple n'envisage pas le pire si la relation devait se terminer un jour. «Je redoutais davantage le souper de Noël chez le beau-père!»
Reste qu'il vaut mieux prévenir que guérir. La solution pour éviter les dérapages? «Un bon directeur en ressources humaines devrait toujours s'assurer que les employés aient recours à un programme d'aide aux employés de qualité, mentionne Claire Sylvestre. Ils usent du service de leur plein gré et leurs visites demeurent confidentielles. Un tel programme peut aider la personne affectée à développer la force nécessaire pour se détacher de l'autre. Le changement d'emploi ou le renvoi d'un des membres du défunt couple n'est pas la meilleure solution. Qui mérite le plus de partir?»
L'implantation d'un P.A.E. a quelque chose de rassurant pour les employés. «Le tiers des visites est attribuable à des problèmes familiaux ou de couple», note Claire Sylvestre.
Autre suggestion : ne pas garder la relation secrète trop longtemps. Lorsque Sylvie Brunet, directrice, Communications et marketing pour la région du Québec de ScotiaMcLeod, a uni sa destinée il y a trois ans avec le directeur de la succursale principale de ScotiaMcLeod, elle n'a pas tardé à dévoiler la nouvelle à son supérieur. «Nous voulions toutefois nous assurer avant que notre relation n'était pas une passade, précise-t-elle. Nous lui avons finalement annoncé la nouvelle un mois et demi plus tard.»
La dame ne cache pas qu'elle était craintive quant à sa liaison. «Nous savions que nous courions un risque, confie-t-elle. Je redoutais les conflits, car mon travail exige que je communique souvent avec mon copain. Je ne voulais pas non plus perdre ma crédibilité. Surtout que je n'avais pas fait mes preuves encore.»
Le tout s'est cependant passé sans anicroche. Par chance, le milieu des valeurs mobilières est plus réceptif à de telles relations. «Beaucoup de couples de conseillers travaillent ensemble, constate Sylvie Brunet. C'est parfois la meilleure façon de concilier boulot et maison.» À quand la garderie au bureau?
Le respect des droits et libertés des amoureux |
Adopter verbalement ou par écrit une politique décourageant les relations amoureuses entre deux employés d'un même bureau vient à l'encontre de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne. Selon l'article 10 de celle-ci: «Toute personne a droit à la reconnaissance et à l'exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l'orientation sexuelle, l'état civil, l'âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l'origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l'utilisation d'un moyen pour pallier ce handicap. Il y a discrimination lorsqu'une telle distinction, exclusion ou préférence a pour effet de détruire ou compromettre ce droit.» |
Isabelle Massé
Source : Effectif, volume 2, numéro 1, janvier / février/ mars 1999