Vous lisez : Les négociations collectives dans les secteurs public et parapublic : une histoire qui se répète

Le Québec vit à nouveau son psychodrame collectif: les négociations collectives dans les secteurs public et parapublic. Grève de plus de trois semaines dans les hôpitaux, boycott des règles administratives par certains, mesures de harcèlement par d'autres, grèves du zèle et respect intégral des conventions collectives par plusieurs, menace de bloquer la circulation de la part de quelques-uns, menace aussi de lois spéciales; bref, ces négociations amènent leur rituel de tactiques plus ou moins imaginatives. Depuis plus de trente-cinq ans, la belle province revit ces moments de tension où la population, allant des petits bouts de chou de la maternelle jusqu'aux malades chroniques, ne cesse de répéter que c'est elle en fin de compte qui est prise en otage à cause de négociations auxquelles elle n'est que très indirectement partie prenante.

Socialement et économiquement, ces négociations représentent toujours une problématique d'envergure. D'abord, tant pour ce qui est de l'énergie exigée que des coûts directs et indirects, c'est un processus qui draine énormément de ressources. Qu'on pense par exemple au temps de préparation, aux coûts des libérations syndicales, aux frais de location de bureaux, aux frais de déplacement, aux honoraires des négociateurs, etc. Il s'agit d'un processus qui engloutit des dizaines de millions de dollars et qui s'échelonne toujours sur quelques années. Il va sans dire également que c'est un processus qui accapare nos politiciens et qui détourne leur attention des autres priorités. Quand, par exemple, il y a une grève appréhendée, on peut croire que toute l'attention des principaux ministres est absorbée par ces événements. D'ailleurs, dans l'histoire passée, certains gouvernements ont été défaits par suite de ces négociations. Il y a de quoi se préoccuper. 

Mais cette problématique devient encore plus importante quand on pense que, derrière les nombreuses tables de négociations, il y a aussi plus de 400 000 employés directement ou indirectement concernés. Ces employés, de surcroît, ouvrent souvent dans des secteurs essentiels et névralgiques. La santé et l'éducation, par exemple, sont d'une importance cruciale. Toute mesure de pression exercée dans ces secteurs ne peut que toucher la population. Et même si dans l'esprit du législateur, l'éducation n'est pas considérée comme un service essentiel, il n'en va pas de même aux yeux des parents. 

Si les coûts du processus même sont élevés, l'enjeu financier prend véritablement tout son sens quand on pense aux impacts de ces négociations. Près de la moitié du budget de l'État est versée en salaire, c'est un ordre de grandeur. Évidemment, même sans ces négociations, nos impôts ne seraient pas réduits de cinquante pour cent. Reste que les conséquences financières de ces négociations sont énormes. Chaque pourcentage d'augmentation accordée a un effet considérable sur le budget gouvernemental. 

Au-delà aussi des salaires directs, les nombreuses autres clauses des conventions collectives ont aussi un prix. Le rapport maître-élèves par exemple, le fardeau de tâches ou encore les normes de sécurité d'emploi ne sont pas budgétairement neutres. Ces clauses se paient, ou en dollars ou en qualité de service. 

D'une certaine manière aussi, ces négociations nous obligent toujours à faire face à des choix de société et souvent à la hiérarchisation des droits. La présente ronde en est un bel exemple. Vers quoi la société doit-elle porter ses choix? Où voulons-nous mettre nos priorités? Est-il préférable de baisser les impôts et, en ce sens, de se rapprocher de la tendance nord-américaine, ou doit-on remettre de l'argent dans le système de santé pour raccourcir les listes d'attente? Ou encore, est-il préférable d'abaisser en éducation le rapport maître-élèves et d'investir dans les services d'aide aux élèves en difficulté ou plutôt de réduire la tâche des infirmières? Et s'il y a grève, disons dans l'éducation, où arrête le droit des enseignants d'exercer ce moyen de pression légalement reconnu et où commence le droit des enfants, tout aussi reconnu, de recevoir une instruction appropriée? 

Face donc à ces négociations, on entend périodiquement le concert de critiques blâmant le gouvernement de laisser se détériorer ou pourrir la situation ; accusant les syndicats d'égoïsme et d'irresponsabilité; ou encore répétant que le système ne fonctionne plus et qu'il faudrait décentraliser les négociations. Mais qu'en est-il précisément de ce système? Comment en sommes-nous arrivés là? Comment expliquer ces fronts communs? Est-ce que ce front de 1999, dont on dit qu'il a du plomb dans l'aile, est différent des précédents? Ne devrait-on pas décentraliser ce système pour éviter ce chaos potentiel? Voilà quelques-unes des questions auxquelles ce texte tentera de répondre. 

L'origine des fronts communs 

L'obtention du droit de grève 

Pour comprendre la situation actuelle, rien ne vaut un rappel historique. Le présent front commun, en effet, n'est que l'aboutissement et la conséquence logique d'une série de décisions et d'actions prises tant par les gouvernements que par les syndicats, dès le début de l'actuel régime de négociations gouvernementales. 

Ce régime, on s'en souvient, a pris naissance en 1964 dans l'ère de la révolution tranquille. Fait à noter, contrairement à aujourd'hui où, un peu partout, on s'acharne à vouloir atteindre le déficit zéro, à réduire si possible les dettes gouvernementales accumulées et enfin à procéder à des réductions de taxes et d'impôts, la situation était toute autre lors de cette révolution tranquille. L'État, et particulièrement l'État québécois, était perçu comme un moyen ou un levier de notre développement social et économique. Ce n'était pas simplement l'État protecteur, garant des droits individuels et collectifs, mais bien l'État moteur de ce développement; l'État à l'avant-garde et non pas à la remorque. C'était la période des grandes réformes gouvernementales et de la création de différents instruments plus ou moins étatiques. 

Qu'on pense par exemple, pour illustrer ce cadre de référence, à la Loi sur l'assurance hospitalisation en 1960. Qu'on songe également à la formation dans le secteur de l'éducation, en 1961, de la Commission royale d'enseignement (Commission Parent) suivie, trois ans plus tard, de la création du ministère de l'Éducation. Dans le domaine économique, c'est la nationalisation de l'électricité, la mise sur pied de la Société générale de financement (1962), la création de SIDBEC (1964) et de la Société québécoise d'exploration minière (SOQUEM) l'année suivante. C'est également la naissance de la Régie des rentes du Québec (RRQ) et de la Caisse de dépôt et de placement, en 1965. Fait à noter, en luttant contre le patronage et le gaspillage ainsi qu'en revendiquant de meilleures conditions de travail pour attirer une main-d'ouvre plus qualifiée, le syndicalisme était aussi vu dans une certaine mesure comme un facteur de modernisation de l'appareil gouvernemental. 

C'est donc dans ce contexte que le gouvernement décide de modifier ses lois du travail et d'augmenter les droits des salariés en particulier dans les secteurs public et parapublic. En juin 1963, le gouvernement Lesage dépose une première version du Code du travail. Quatre versions plus tard et après avoir fait l'objet de deux comités d'étude, le nouveau Code entrera finalement en vigueur l'année suivante, accordant aux employés des services publics, incluant les hôpitaux, sensiblement les mêmes droits qu'aux employés du secteur privé. 

L'année suivante, le Code du travail sera amendé pour y inclure les enseignants. Quant aux fonctionnaires, une loi spéciale votée également en 1965 (Loi de la fonction publique) leur accordera fondamentalement les mêmes droits bien que, dans ce dernier cas, le champ du négociable ait été plus restreint. 

Avec cette nouvelle loi, mises à part certaines dispositions dans le cas où la santé et la sécurité seraient en danger ou l'éducation d'un groupe d'élèves compromise, on transpose au secteur public les principes des rapports collectifs du travail du secteur privé, à savoir l'unité de négociation correspondant aux salariés ou groupes de salariés d'un établissement, l'exclusivité de représentation par établissement, l'obligation de négocier de bonne foi dans un certain rapport de force économique et la convention collective conçue comme un traité de paix à durée déterminée. On aura cependant tôt fait de se rendre compte de la difficulté d'application de ces principes dans le secteur gouvernemental. 

Les premières négociations: déjà l'amorce d'une centralisation 

Forts de ces nouveaux droits, les employés entreprennent donc leur première véritable négociation dans ce nouvel encadrement juridique. Évidemment, on ne parle pas de front commun. Selon la philosophie du Code, les négociations doivent être décentralisées. En pratique toutefois, la réalité nous éloigne vite de la négociation locale. Regardons d'abord le secteur de la santé. 

La CSN, par l'intermédiaire de sa Fédération nationale des services, est très présente dans les hôpitaux. Les administrations hospitalières, essentiellement religieuses, ont par le passé favorisé la venue d'un syndicalisme catholique et québécois - la CTCC qui deviendra plus tard la CSN - au détriment des syndicats pancanadiens ou américains. La majorité des conventions de ses syndicats se terminent stratégiquement le même jour, soit le 31 décembre 1965. Déjà en juin, les délégués de la FNS adoptent une convention type devant être appliquée provincialement. Du côté des hôpitaux cependant, l'accueil à la «provincialisation» des négociations est peu favorable. Déjà privées d'une certaine autonomie depuis l'adoption de la Loi de l'assurance hospitalisation, ces administrations refusent d'accélérer le processus de centralisation. 

Devant ce qu'ils tiennent pour de la lenteur ou des difficultés dans les négociations, les syndicats demandent simultanément la conciliation déclenchant par le fait même, selon la loi du temps, le compte à rebours pour l'obtention du droit de grève. Le vote de grève est accordé à 97 %. On fixe la date du débrayage au 15 juillet. La négociation vient, de fait, de se centraliser. 

La veille du débrayage, le gouvernement unioniste, élu un mois auparavant, nomme un médiateur mais sans le succès escompté. Le lendemain, les premiers employés débraient suivis dans les jours suivants de la majorité de leurs collègues. En tout, 139 hôpitaux sont touchés. Quelque 35 000 grévistes sont dans la rue. Comme quoi le phénomène des grèves dans les hôpitaux n'est pas récent! 

L'ampleur et le caractère dramatique des événements amènent le premier ministre même à tenter d'en arriver à une entente. L'Assemblée nationale, appelée alors le Parlement, est convoquée en session spéciale. Entre-temps est accordée une injonction ordonnant le retour au travail dans une vingtaine d'institutions pour malades chroniques et mentaux. Finalement, le 3 août, le gouvernement décide de mettre en tutelle les hôpitaux. Le tuteur signera la convention collective expirant le 30 juin 1968. Et voilà pour l'autonomie locale et la décentralisation des négociations. 

Du côté de l'éducation, les négociations sont aussi en principe décentralisées, chaque syndicat négociant avec sa contrepartie, la commission scolaire. D'ailleurs, contrairement à la CSN, la CEQ ne veut en aucune façon étendre les négociations au niveau provincial. La stratégie de percer des brèches et de créer une surenchère lui apparaît plus payante et, de fait, donne de bons résultats. Ces premières négociations sont marquées par certaines grèves, des injonctions et, entre autres, par la condamnation de treize dirigeants du Syndicat des professeurs de l'État du Québec à vingt jours de prison pour avoir bravé une injonction. 

Ces grèves ici et là, les règlements qui en découlent, les sentences arbitrales imposées ailleurs et d'une façon générale plusieurs des conventions signées mettent de la pression sur le gouvernement qui doit répondre de ces débrayages et indirectement assumer en partie les coûts. C'est ainsi qu'en avril 1966, le gouvernement libéral soumet de nouvelles règles budgétaires proposant une échelle salariale aux fins de subvention aux commissions scolaires. Ce gouvernement est défait en juin, mais l'Union nationale qui prend la relève conserve le principe en rendant l'application encore plus restrictive. Cette fois, les offres salariales déposées par les commissions scolaires et les demandes d'arbitrage doivent être approuvées par le ministre de l'Éducation. 

Ces normes gouvernementales ont pour effet, dans certains cas, de faire plafonner les offres salariales et parfois même d'inciter les commissions scolaires à retirer leur offre déposée aux tables de négociation. La riposte s'organise. Entre novembre 1966 et février 1967, 15 000 enseignants se mettent en grève. Parmi ces conflits, on doit particulièrement noter la grève de l'Alliance des professeurs de Montréal qui se prolongera durant cinq semaines et qui se terminera par une loi spéciale. 

Bousculé par les événements, le gouvernement adopte à la mi-février le célèbre «Bill 25» ou la Loi assurant le droit de l'enfant à l'éducation et instituant un nouveau régime de convention collective dans le secteur scolaire. Celle-ci force le retour au travail, prolonge les conventions collectives jusqu'au 30 juin 1968 et impose une nouvelle échelle salariale. Mais peut-être plus important encore, cette loi centralise les négociations par l'établissement d'un nouveau régime de rapports collectifs. À toutes fins utiles, l'employeur devient la Fédération des commissions scolaires. 

Fait anecdotique, le premier ministre d'alors, Daniel Johnson, conclut ces négociations par des remarques qui, trente ans plus tard, font encore partie du discours gouvernemental. Il dira :

«Certaines de ces négociations, on le sait, ont été très difficiles, et cela se comprend. Responsable de l'équilibre du budget et de son affectation, le gouvernement a dû élaborer un certain nombre de principes directeurs quant aux négociations, aux salaires et au coût des conventions collectives. .Il est apparu clairement que tous les syndiqués n'avaient pas encore compris que le gouvernement, contrairement à l'entreprise privée, ne fait pas de profit et ne distribue que le produit des impôts.»1

Comme quoi qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil ; les mêmes discours se répètent aujourd'hui! 

La deuxième ronde: la politique salariale (1968) 

Avec la mise en tutelle des hôpitaux, le Bill 25 ainsi que l'expiration simultanée de la majorité des conventions collectives au 30 juin, la table est mise pour des négociations provinciales. La réalité l'emporte sur l'encadrement légal. Le maître d'ouvre serait dorénavant le gouvernement. Fait à noter, cette ronde de 1968 semble présenter certaines similitudes avec la ronde actuelle. 

En préparation des négociations, le gouvernement de l'Union nationale a nommé un ministre d'État délégué à la fonction publique, créé un comité d'experts pour coordonner les négociations et, plus important, a élaboré avec son conseiller, Jacques Parizeau, une politique salariale à laquelle doivent se soumettre les syndicats. Cette politique est au cour de cette ronde, mais elle est aussi le stimulus pour la création du premier front commun. 

La révolution tranquille a jusqu'ici coûté cher. Le gouvernement fait face à l'évidence économique. On parle même d'une rationalisation de l'appareil gouvernemental. D'ailleurs, le gouvernement annonce même le gel des effectifs de la fonction publique. C'est ainsi que, voulant éviter les percées syndicales et contrôler ses dépenses, le gouvernement élabore sa politique salariale. 

Bien que ne faisant pas partie comme tel du secteur public, le premier groupe à affronter indirectement le gouvernement dans le contexte de cette politique salariale est la SAQ, appelée alors la Régie des alcools du Québec. Ouvrant dans un secteur très lucratif et convaincus que le manque à gagner fera fléchir le gouvernement, ces employés reconnus pour leur militantisme, espèrent casser cette politique salariale. Pour la CSN à laquelle sont affiliés les employés, une victoire aurait une importance stratégique majeure. Mais pour l'employeur, l'enjeu est tout aussi crucial. 

Devant l'échec des négociations, les employés se mettent en grève le 20 juin. Celle-ci durera cinq mois, soit jusqu'au 24 novembre. Entre-temps, le gouvernement fera accepter ses offres salariales par les fonctionnaires et les professionnels, sans conflit majeur. 

Dans le secteur hospitalier, les négociations sont longues. Elles durent un an et demi. Elles sont caractérisées par diverses mesures de pression incluant des ralentissements de travail ou des refus d'effectuer du temps supplémentaires. Il n'y aura cependant pas de grèves2. Les syndicats font des gains sur les clauses normatives en particulier au chapitre de la sécurité d'emploi et du fardeau de tâches, mais le gouvernement réussit à maintenir à peu près intégralement sa politique salariale. 

En ce qui a trait au réseau de l'éducation, les négociations sont encore plus longues, soit vingt-six mois avant d'en arriver à une entente. Cependant, tout comme dans le réseau des hôpitaux publics, elles sont conduites sans grève générale, mais avec le recours aux mesures de pression comme l'application stricte des conventions collectives, le refus de la suppléance et des activités parascolaires ainsi que la signature de 13 500 lettres de démission. Les démissionnaires seront toutefois repris lors de la conclusion de l'entente finale. 

Sommairement donc, le gouvernement réussit dans l'ensemble à appliquer sa politique salariale. Il règle après de longs mois, mais sans grève. Est-ce que la ligne dure adoptée contre les employés de la SAQ y est pour quelque chose? Il est permis de soumettre l'hypothèse tout comme dans le cas de la FIIQ aujourd'hui. Une grève conduite isolément qui amène peu de gains tangibles peut avoir un effet dissuasif sur ceux qui suivent dans la ronde de négociations. 

Le premier front commun 

En préparation des prochaines négociations entre autres et toujours dans la perspective de les centraliser, le gouvernement adopte en 1969 la Loi du ministère de la fonction publique et, l'année suivante, la Loi de l'administration financière instituant le Conseil du trésor. Il vote aussi en 1971 la Loi du régime des négociations collectives dans les secteurs de l'éducation et des hôpitaux réduisant à une vingtaine les tables de négociation. Il n'y a maintenant plus d'ambiguïté possible : les décisions se prennent à Québec. 

De l'autre côté, pris isolément, les syndicats n'ont pas réussi à casser la politique salariale du gouvernement. Pour obtenir gain de cause, ils décident donc de former le premier front commun. C'est d'abord la CSN qui met sur pied son comité de coordination afin d'harmoniser les demandes de ses propres syndicats et fédérations. Puis en juillet 1970, elle convoque les autres centrales afin de créer un front commun. L'entreprise n'est toutefois pas facile. 

Les rivalités intersyndicales, les objectifs différents et la crainte d'être lésé suscitent la méfiance. Ainsi, ce n'est que quatre mois plus tard, après une harmonisation au niveau sectoriel, qu'on réussit à se mettre d'accord sur un certain front commun, mais encore très fragile. Par exemple, en mars 1971, lorsque le gouvernement dépose ses offres salariales, les centrales proposent encore des conceptions différentes de la politique salariale. Ce n'est qu'en janvier de l'année suivante qu'on se met d'accord sur la question financière pour finalement présenter les demandes, le 29 février 1972. 

Fait intéressant, le gouvernement refuse toujours systématiquement de négocier sa politique salariale. Le ministre de la Fonction publique, alors coordonnateur des négociations, résume sa position comme suit :

«La politique de rémunération n'est pas une chose qui est, en elle-même, négociable. C'est une décision qu'il appartient au gouvernement de prendre, c'est une décision qu'il appartient au gouvernement de défendre et c'est sur ces politiques, notamment une politique de rémunération, que le gouvernement sera jugé par l'ensemble de la population.»3 

Comme quoi l'histoire se répète encore aujourd'hui. 

Mais quoi qu'en pense le gouvernement à propos de sa politique salariale, les syndicats ne l'entendent pas ainsi. Sitôt les demandes présentées, ils tiennent un scrutin sur la grève appuyé à près de 70 %. Quelques jours plus tard, le gouvernement accepte de s'asseoir à une table centrale. Malgré tout, le front commun décide de donner un coup de semonce, soit une grève générale de 24 heures le 24 mars, qui sera reportée de quelques jours à cause d'une tempête de neige. Entre-temps, le gouvernement obtient des injonctions interdisant des débrayages à l'Hydro-Québec, dans les hôpitaux psychiatriques et dans les établissements pour malades chroniques. 

Le coup de semonce est un succès. Mis à part les employés d'Hydro-Québec qui se soumettent à l'injonction et l'Alliance des professeurs de Montréal qui, tout comme cette année, refuse la grève, le mot d'ordre est largement suivi. Malheureusement pour les salariés, cette grève ne fait pas fléchir le gouvernement. Le 11 avril, les syndicats optent pour la grève générale illimitée. 

Les négociations s'intensifient, mais sans compromis acceptable. Ne pouvant en arriver à un accord, le gouvernement vote, le 21 avril, la Loi assurant la reprise des services dans les secteurs publics.4 Celle-ci force le retour au travail de tous les grévistes, suspend le droit de grève jusqu'au 30 juin, convoque la Commission permanente de la fonction publique et exige la conclusion d'une entente collective avant le 1er juin sous peine de décrets. Fait à noter, le fardeau de la preuve appartient à l'employé. Durant ce temps, 19 dirigeants syndicaux sont condamnés à des peines d'emprisonnement et à de fortes amendes pour refus d'obéir à l'injonction. Le président de la CSN dira alors:

« Lorsque les agents de la Sûreté du Québec ont fait une grève illégale, personne n'a été poursuivi; lorsque les médecins ont fait une grève illégale, personne n'a été poursuivi; (.) Mais de simples employés d'hôpitaux qui faisaient une grève légale ont été poursuivis et condamnés comme des criminels.» 

Comme quoi les discours ont peu changé. 

La Loi crée une division dans les rangs syndicaux. Dans un premier temps, les dirigeants syndicaux recommandent la poursuite de la grève, mais dans un deuxième temps, demandent le vote. Le vote est très divisé et la participation faible. Qui plus est, la Loi entre en vigueur un samedi. Il n'y a conséquemment qu'une partie des employés d'hôpitaux qui aura le fardeau de défier et de se voir imposer des sanctions. La grève se termine donc ainsi. 

Suit la Commission permanente de la fonction publique, mais qui est boycottée par les syndicats. Entre-temps, soit le 8 mai, les présidents des trois centrales sont condamnés à un an de prison pour outrage au tribunal. Le lendemain, dans un long défilé, ils se rendent à la prison d'Orsainville pour commencer à purger leur peine. Ironiquement, avec les trois chefs en prison, le gouvernement n'a plus de véritables interlocuteurs à la table. Le dilemme se résoudra lorsque les chefs iront en appel. 

Les pourparlers reprennent par la suite en juin. Durant ce temps, le gouvernement adopte une nouvelle loi reportant la date d'imposition des décrets. Les négociations se poursuivent durant l'été. Mis à part la CEQ , les parties en arrivent à un accord durant l'été et au cours de l'automne. Les enseignants se verront imposer un décret établissant leurs conditions de travail à la mi-décembre. 

La fragilité des fronts communs 

Ainsi est né et s'est déroulé le premier front commun. Par la suite, dans les rondes ultérieures, on a repris essentiellement la même formule. Il faut comprendre par ailleurs que si ce premier front commun a été difficile à créer et à maintenir, les autres fronts communs qui suivront seront tout aussi fragiles. Par exemple, dès cette ronde de 1972, l'Hydro-Québec, la Provincial Association of Catholic Teachers de même que le Syndicat des fonctionnaires provinciaux se retirent du front commun. De même, comme on l'a vu, les parties règlent le conflit, sauf les enseignants. Au terme d'ailleurs de cette négociation, Yvon Charbonneau, alors président de la CEQ , fera une réflexion qui aurait pu être largement reprise par la suite. Il dira :

«.les moments d'enthousiasme ont pu donner l'impression que la lutte du front commun transcendait les niveaux des intérêts de chaque groupe. Ce que nous avons réalisé tenait bien plus de la juxtaposition de nos intérêts respectifs que de la mise au point d'objectifs sociaux et politiques.»5

Durant les rondes ultérieures, on assistera pratiquement toujours à des dissensions dans les rangs du front commun. Ainsi par exemple, en 1976, les discussions dans le but d'unir les forces dureront plusieurs mois et n'aboutiront pratiquement qu'à la veille du dépôt des demandes syndicales. Et à nouveau, les fonctionnaires refuseront de joindre les rangs du front commun tout comme la FIIQ d'alors. D'ailleurs, dans ce dernier cas, contrairement aux trois grandes centrales qui n'auront pas recours à la grève générale illimitée, les infirmières débraieront durant une cinquantaine de jours. Le conflit se terminera par une loi spéciale et l'imposition d'un décret.6 Peut-on y voir certaines ressemblances avec les négociations d'aujourd'hui ou des signes avant-coureurs de ce qui peut arriver en matière de règlement avec les infirmières? 

Soulignons aussi que si, finalement, il y a eu signature d'ententes, cette négociation aura été cependant marquée en cours de route par la sanction d'une loi visant à assurer les services essentiels7 et d'une loi spéciale concernant le maintien des services dans le domaine de l'éducation.8 

En fait, trois grandes questions sont au cour des fronts communs: d'abord l'harmonisation des demandes ou des objectifs, ensuite l'harmonisation des stratégies et enfin l'harmonisation en quelque sorte des règlements. 

Déjà, à l'intérieur d'une même centrale, il est difficile d'effectuer l'arbitrage entre toutes les demandes. Mais quand il s'agit d'harmoniser les préoccupations et les objectifs des membres de différents syndicats, occupant des emplois complètement variés, dans des milieux totalement différents et situés géographiquement aux quatre coins de la province, la tâche est des plus ardues. Pensons simplement aux demandes salariales. C'est facile de dire qu'on en veut plus. On peut réaliser rapidement l'unité autour d'un thème aussi vague. Mais quand vient le temps de préciser davantage une telle demande, commencent les tiraillements. Doit-on par exemple privilégier les gagne-petit et réduire les écarts entre les hauts et les bas salariés? On l'a vu dans le passé, un tel choix qui favorise davantage les membres de la CSN dans le milieu hospitalier au détriment des enseignants a amené certaines tensions. Ou encore doit-on favoriser la santé qui a vécu un virage ambulatoire ou l'éducation où on a accru le fardeau de tâches? Plus spécifiquement, toujours à titre d'illustration, doit-on fixer des objectifs plus élevés pour les infirmières que pour les enseignants de cégep, les préposés aux bénéficiaires ou encore les fonctionnaires? On peut avoir sa propre réponse. Mais chaque groupe a aussi la sienne. Si la cagnotte était illimitée, ce genre de problèmes ne se poserait pas. Or, comme les ressources ne sont pas infinies, le compromis pour chacune des demandes rendra les fronts communs toujours incertains. 

Il en est aussi de même pour ce qui est des stratégies. Soulignons qu'il doit y avoir au départ une entente de non-maraudage. Cela dit, certains peuvent favoriser par la suite la ligne dure et la grève générale illimitée tandis que d'autres peuvent privilégier des mesures de harcèlement ou encore le compromis. Par exemple, les employés d'hôpitaux qui doivent assurer 80 % des services peuvent croire à l'inutilité de la grève contrairement aux enseignants qui peuvent opter pour cette stratégie. Et encore faut-il s'entendre sur la période durant laquelle porteront les attaques. Par exemple, la décision des infirmières de débrayer l'été exclut par le fait même l'appui tangible des enseignants. Vouloir créer un front commun implique donc la nécessité d'harmoniser les stratégies, ce qui n'est pas également chose facile. 

Enfin, même si on réussit à harmoniser les demandes et les stratégies et à créer un front commun, il est à peu près certain qu'à la fin, quand viendra le temps des règlements, le front commun se fissurera. En parallèle, en effet, aux demandes communes et aux négociations à la table centrale, il y a les négociations sectorielles conduites avec chaque groupe; par exemple, la table des enseignants de cégep affiliés à la CSN ou la table des employés de soutien-FTQ dans la santé. Historiquement, quand un groupe obtient satisfaction à l'une de ces tables, il a tendance à abandonner le front commun ou du moins à arrêter d'exercer des moyens de pression. On voit mal, par exemple, un groupe qui a obtenu gain de cause continuer à faire la grève en appui aux collègues encore en négociation. La chose est possible. La solidarité syndicale a toutefois ses limites. En pratique, on a plutôt vu différents groupes en venir progressivement à un règlement et retirer leurs moyens de pression, isolant par le fait même les derniers résistants qui se voient imposer une loi spéciale et un décret. 

Vers une négociation décentralisée? 

Face à ce rituel des négociations et à leurs conséquences, plusieurs reviennent constamment sur l'idée de décentraliser le système. Est-il possible qu'il en soit ainsi? Sur le plan théorique, cette éventualité est évidemment possible. D'ailleurs, cela se fait ailleurs. En pratique toutefois, la réalité est un peu plus complexe. 

Le front commun et la centralisation des négociations, on l'a vu, n'ont pas été le fruit d'une législation. Certes, au fil des 35 ans d'expérience, il y a eu plusieurs lois modifiant le cadre légal et centralisant ces négociations. Mais ces lois n'ont jamais précédé les événements. Elles n'ont fait en quelque sorte que rendre légales des situations de fait. Ce n'est donc pas en changeant les lois que l'on pourra décentraliser les négociations, mais bien en changeant les mentalités. 

Une véritable décentralisation implique l'acceptation de conditions de travail différentes d'un endroit à l'autre. Or, ce choix ne semble pas faire consensus. Si on veut que le salaire des enseignants soit le même partout au Québec, si on veut que le régime de vacances soit identique dans tout le réseau de la santé et dans la fonction publique, si on veut que le rapport maître-élèves soit le même dans toute la province, si on veut que le fardeau de tâches soit similaire dans tous les hôpitaux, si. Bref, si on n'accepte pas d'écart pour les choses importantes, comme l'organisation du travail, alors il ne pourra y avoir décentralisation que pour les éléments mineurs, c'est-à-dire pas de véritable décentralisation. Et l'histoire continuera de se répéter. 

Et le futur immédiat 

La grève de la FIIQ durant l'été n'a pas apporté aux infirmières les résultats escomptés. Le gouvernement Bouchard a maintenu sa ligne de conduite et ses offres salariales. Cette situation a certainement contribué au vote de grève négatif des membres du front commun et des autres syndicats non affiliés à ce front commun. Le gouvernement a maintenant une occasion inespérée d'en arriver à un règlement. 

En absence d'un règlement, il est possible que ce gouvernement profite d'une apparente baisse de militantisme pour légiférer et décréter ses conditions de travail. Mais une autre hypothèse est aussi possible. L'absence d'un règlement peut fournir aux leaders syndicaux les arguments nécessaires pour convaincre leurs troupes de l'inefficacité des moyens de pression choisis et de la nécessité d'un vote de grève solide. Tout est encore à jouer.

1 Journal des débats, 28 juin 1967, p. 4611. 
2 Notons cependant que les négociations des hôpitaux privés, commencées après le règlement dans le secteur public, ont conduit à des grèves. 
3 Débats de l'Assemblée nationale, Commission permanente de la fonction publique, 2 mai 1972, p. B-638. 
4 1972 L.Q. c. 7. 
5 Quelques évaluations de la lutte du Front commun, dans Éthier Diane et al. Les travailleurs contre l'État bourgeois-avril et mai 1972, Montréal, L'Aurore, 1975, p. 141. 
6 Loi visant à assurer les services de santé et les services sociaux essentiels en cas de conflit de travail, 1975 L.Q. c. 52. 
7 Loi concernant le maintien des services dans le domaine de l'Éducation et abrogeant une disposition législative, 1976 L.Q. c 38. 
8 Loi concernant les services de santé dans certains établissements, 1976 L.Q. c. 29.

* L'auteur tient à remercier Michel Grant pour la lecture de ce texte.

Maurice Lemelin, Ph. D.* est professeur, à l'école des Hautes Études Commerciales

Source : Effectif, volume 2, numéro 5, novembre /décembre 1999

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