Vous lisez : Le travail et la famille : l'équilibre est-il possible?

De nombreux changements qui se produisent tant dans le travail que dans la famille font que les tensions sont de plus en plus vives entre ces deux sphères importantes de la vie et qu'il devient de plus en plus difficile pour certains employés de maintenir un équilibre entre les deux.

Du côté de l'emploi, les exigences accrues sur le plan de la charge de travail imposées par les réductions d'effectifs ou les nouvelles stratégies de participation et de mobilisation, les défis croissants à relever dans le travail, les changements fréquents d'affectation, les modifications de tâches ou d'horaire, l'insécurité d'emploi et les déplacements dans une circulation de plus en plus dense et imprévisible ne sont que quelques-uns des stresseurs qui peuvent augmenter les tensions, voire créer un véritable conflit entre les exigences de la vie professionnelle et celles de la vie familiale. 

Du côté de la famille, l'augmentation des couples à deux emplois, la monoparentalité, la nécessité dans certains cas d'accorder des soins particuliers à des membres de la famille, les soins aux enfants en bas âge, la surveillance des enfants en dehors des heures d'école, les impondérables, la mésentente conjugale sont d'autres facteurs qui aggravent la situation et augmentent la difficulté à concilier avec succès les rôles de travailleur et de parent. 

Ce stress non seulement détériore la qualité de vie et la santé de ceux qui en sont victimes, mais il peut aussi conduire à des comportements insatisfaisants au travail : retards, absentéisme, démobilisation, faible rendement, et à des relations plus difficiles au sein de la famille. 

Certes les employés ainsi éprouvés peuvent trouver du soutien, d'abord dans la famille, auprès du conjoint, de la famille, des voisins, mais aussi dans l'emploi, auprès du supérieur ou d'un personnel spécialisé. Des programmes spécifiques sont aussi quelquefois implantés pour réduire l'intensité du conflit travail-famille : garderie sur les lieux du travail, congés personnels, horaire flexible, temps partiel temporaire, etc. 

La mesure et l'importance du conflit travail-famille

Cette recherche a été menée en 1997-1998 auprès des membres de l'Ordre des conseillers en relations industrielles du Québec. Au total, 536 personnes ont répondu au questionnaire et sur ce 490 personnes étaient admissibles à l'enquête. Le conflit a été aussi bien mesuré dans le sens travail-famille que dans le sens famille-travail. Par exemple, dans le premier cas, nous énoncions des propositions comme : «Mon travail m'empêche de consacrer le temps souhaité à la vie familiale», alors que, dans le deuxième cas, nous demandions plutôt si «la vie familiale empêchait de satisfaire certaines exigences du travail». 

La valeur moyenne du conflit travail-famille est de 2,76 sur une échelle allant de 1 à 6, où 1 exprime que le répondant est en complet désaccord avec les affirmations de conflit énoncées et 6 qu'il est en complet accord. Une moyenne de 2,76 indique donc que le conflit travail-famille est plutôt réduit chez les répondants puisqu'une minorité d'entre eux seulement accepte l'idée qu'il puisse y avoir un conflit entre leur vie professionnelle et leur vie de famille. Ces résultats apparaissent légèrement inférieurs à ceux d'une enquête récente effectuée avec la même échelle auprès des syndiqués de la C.S.N. Le conflit moyen était alors évalué à 3,24 (sur 7) et 25,9 % des répondants acceptaient l'idée qu'il puisse y avoir conflit entre leur vie professionnelle et leur vie familiale. Pour les seuls professionnels, le conflit moyen était de 3,70 alors qu'il s'élève à 3,01 dans l'enquête actuelle. 

Il faut noter que le conflit travail-famille est beaucoup plus élevé que le conflit famille-travail. Ainsi, une forte proportion de répondants 54,5 % accepte l'idée qu'il puisse y avoir un conflit travail-famille alors que seulement 6,6 % d'entre eux accepte l'idée qu'il puisse y avoir un conflit famille-travail. 

Certains groupes vivent-ils un conflit travail-famille plus important?

Dans l'ensemble, les femmes vivent un conflit travail-famille supérieur à celui des hommes et plus l'on est jeune, plus le conflit travail-famille est important. Finalement, le conflit est aussi plus élevé chez les professionnels que chez les employés de bureau. Ce sont les femmes professionnelles ou cadres âgées de moins de 40 ans qui vivent le conflit travail-famille le plus élevé. 

Le conflit travail-famille n'est pas significativement plus élevé pour les répondants qui n'ont pas de conjoint ou de conjointe. Chez ces répondants, la famille semble pourtant davantage entrer en conflit avec le travail que chez les autres répondants. Mais la variable-clé, comme nous le verrons, reste le nombre d'enfants en bas âge. Si un enfant de moins de trois ans dans la famille augmente sérieusement les risques de conflit, c'est en fait le fait d'avoir deux enfants de moins de trois ans dans une famille qui fait la plus grande différence. Pour les professionnelles ayant deux enfants de moins de trois ans, le conflit travail-famille moyen monte à 4,04. 

Il faut aussi noter qu'à situation égale, certains répondants ressentent plus faiblement le conflit travail-famille que d'autres. Ainsi les personnes mieux organisées, qui travaillent en fonction d'objectifs, qui exercent un suivi et qui accordent davantage d'importance au plaisir d'accomplir quelque chose qu'aux récompenses retirées vivent un conflit moindre. Par ailleurs, les personnes plus sensibles aux convenances sociales ont tendance à sous-estimer l'importance du conflit travail-famille. Pour contrôler ce biais, l'effet de désirabilité sociale est maintenu constant dans nos résultats. Finalement, le conflit travail-famille est plus élevé pour les employés qui ont un emploi à Montréal. 

Les stresseurs dans l'emploi 

La surcharge perçue de travail est évidemment l'agent stresseur numéro un. Viennent ensuite les conflits de rôles et le caractère ambigu du travail. Le manque d'enrichissement du travail mesuré entre autres à partir de l'absence d'identité du travail, de l'absence de rétroaction sur ce que l'on fait et du manque d'autonomie est un autre agent stresseur significatif, du moins à ce premier niveau d'analyse. 

Le travail en dehors des heures normales ainsi que la longueur des déplacements pour aller et revenir du travail nuisent également à l'équilibre emploi-famille. Finalement, le sentiment d'occuper un emploi qui risque de disparaître au cours des trois prochaines années est aussi positivement associé au conflit travail-famille. 

Les stresseurs familiaux 

Comme nous l'avons déjà indiqué, ce n'est pas tant le nombre d'enfants que l'âge des enfants qui influence le conflit travail-famille. Plus celui-ci est faible (inférieur à trois ans), plus le niveau de stress est élevé. Ainsi, la présence d'un enfant de moins de trois ans dans une famille de deux enfants donne un niveau de stress bien supérieur à celui rencontré dans une famille de même taille où tous les enfants ont plus de trois ans. Bien sûr le niveau de stress est encore plus élevé si les deux enfants ont moins de trois ans. 

Les difficultés éprouvées avec les enfants sont pour beaucoup dans le niveau de stress, ce qui laisse penser que la nature de la relation avec l'enfant ou avec les enfants est aussi importante pour expliquer le niveau de conflit que le nombre ou l'âge des enfants. 

L'absence de conjoint n'est pas un facteur aggravant. Par contre, la présence d'un conjoint qui travaille de longues heures à son emploi a un effet aggravant sur le conflit. En la matière, il est préférable d'avoir un conjoint qui est employé de bureau ou employé de production. Finalement, les problèmes avec le conjoint constituent une dimension particulièrement reliée au conflit. 

Tous les stresseurs 

Considérés simultanément, les stresseurs expliquent 31 % des variations du conflit travail-famille, alors que considérés individuellement, les stresseurs professionnels en expliquent 23,1 % et les stresseurs familiaux 12,8 %. Nous avons donc peu d'interactions entre ces deux catégories de stresseurs. 

Dans les modèles de régression, les stresseurs professionnels qui interviennent sont les suivants : la surcharge de travail, l'ambiguïté dans le travail, le nombre d'heures travaillées, les déplacements pour aller et revenir du travail et le travail en dehors des heures «normales». Dans le modèle spécifique aux répondants qui ont un conjoint, les déplacements (qui sont un gros problème pour les familles monoparentales) et le travail en dehors des heures «normales» disparaissent du modèle, alors que pour le modèle spécifique aux répondants qui ont un conjoint qui travaille, seuls la surcharge perçue et le travail en dehors des heures «normales» sont des stresseurs significatifs. 

Du côté des stresseurs familiaux, les trois variables qui expliquent le mieux le conflit sont les difficultés éprouvées avec les enfants, le sentiment d'avoir des ressources insuffisantes et le nombre d'enfants en dessous de trois ans. Si le répondant a un conjoint, les difficultés avec le conjoint s'ajoutent à la liste des stresseurs familiaux, alors que le fait d'avoir des ressources insuffisantes disparaît de la liste des stresseurs. Si ce même conjoint travaille, le nombre d'heures travaillées par ce conjoint devient un stresseur significatif supplémentaire, alors que le nombre total d'enfants tend à remplacer le nombre d'enfants de moins de trois ans comme variable significative. 

Les liens avec le bien-être 

Sans qu'il soit possible de montrer qu'il s'agit de véritables conséquences du conflit travail-famille, nous avons néanmoins vérifié que ce conflit est étroitement associé à un certain nombre d'insatisfactions et de problèmes de santé. 

Notre recherche précédente, menée en 1997, avait démontré que les retards étaient plus nombreux, les absences plus fréquentes et la perception du rendement plus faible chez les répondants qui vivent un fort conflit travail-famille. Ici, nous constatons que la fatigue professionnelle est aussi beaucoup plus forte et la satisfaction au travail moindre. 

La qualité de la vie familiale est également réduite pour ces personnes et surtout elles ressentent plus que les autres un certain nombre de problèmes de santé (douleurs dans le dos, maux de tête, difficulté à s'endormir notamment). Dès lors, il n'est pas étonnant que leur satisfaction à l'égard de la vie en général soit moindre que celle des autres répondants. 

Les résultats de cette recherche

Premièrement, l'analyse bidirectionnelle nous montre que le conflit n'est pas symétrique. Selon les répondants, le travail «nuit» bien plus à la vie de famille que la famille ne «nuit» au travail. Un tel résultat est peu mis en évidence dans la littérature. Il montre pourtant que, pour les répondants, la famille est une valeur bien plus importante que le travail. Ceci confirmerait le lent déclin du travail depuis les années 50 comme élément prédominant de la vie. Certes, l'écart entre les deux conflits travail - famille et famille - travail pourrait s'expliquer par la composition de l'échantillon, les femmes accordant une importance plus grande que les hommes à la famille et les hommes accordant une importance plus grande que les femmes au travail. Pourtant, l'écart entre les deux conflits se retrouve autant chez les hommes que chez les femmes, ce qui prouve bien que la famille occupe dans leur vie une plus large place que le travail. 

Une autre raison d'un tel écart pourrait être que les exigences familiales sont plus «compressibles» que celles du milieu de travail. Lorsqu'il faut couper quelque part, il est plus facile de le faire dans le milieu familial que l'employé contrôle en grande partie que dans le milieu de travail où les rôles sont formellement prescrits et les attentes précisées longtemps à l'avance par d'autres. Selon cette hypothèse, les employés auraient plus le sentiment de faire des sacrifices dans leur vie de famille qu'au travail. De plus, ils ressentent plus directement les effets de leurs manquements sur le plan de la famille que de ceux sur le plan du travail. Il n'est donc pas étonnant que les tensions travail-famille soient ressenties plus douloureusement que les tensions famille - travail. 

Deuxièmement, les niveaux de conflit relativement modestes montrent que de nombreux répondants arrivent fort bien à concilier les exigences de leur vie de famille et celles de leur vie de travail. Ce serait le cas d'au moins 44 % des répondants qui nient ressentir quelque forme de conflit que ce soit. Si l'on accepte la théorie du conflit de rôle - c'est-à-dire que la famille et le travail constituent deux milieux incompatibles qui se font concurrence pour les mêmes ressources physiques, mentales et affectives de l'individu -, cela signifie que de très nombreux employés ont suffisamment de ressources pour satisfaire simultanément aux exigences des deux environnements. Ceci peut aussi signifier que ces employés s'arrangent en utilisant des appuis ou en réduisant les attentes pour que les exigences des deux milieux soient inférieures aux ressources dont ils disposent. Dans le premier cas, cela suppose que les exigences cumulées des deux rôles sont inférieures aux capacités physiques, mentales et affectives de l'employé, alors que dans le deuxième cas, il y a stratégie délibérée de la part de l'employé pour réduire les exigences de l'un ou l'autre des deux rôles et pour rendre la somme inférieure à ses capacités. Les stratégies peuvent d'ailleurs être différentes selon les sexes. 

Par contre, si l'on rejette la théorie du conflit et sa vision des deux mondes incompatibles, il se pourrait - du moins pour certains répondants - que la possibilité de jouer des rôles multiples soit vue comme une richesse. De nombreux auteurs montrent en effet que les rôles multiples introduisent de la variété, ouvrent des horizons, apportent des revenus supplémentaires et constituent des tampons contre les insatisfactions ressenties dans un rôle particulier. Jouer des rôles multiples, c'est aussi transporter des expériences, des acquis d'un rôle à l'autre et finalement améliorer son bien-être et sa qualité de vie. 

Troisièmement, il se pourrait que les rôles multiples que nous venons d'évoquer soient simultanément sources de satisfaction et sources de stress et que la théorie du conflit ne reflète qu'un cas particulier de rôles multiples où, pour différentes raisons, les tensions excèdent les satisfactions ressenties dans l'exercice des rôles. Quelles sont donc ces raisons ou plutôt ces facteurs qui peuvent générer des tensions suffisamment fortes pour que les rôles multiples assumés dans l'emploi et dans la famille deviennent conflictuels ? Selon l'analyse statistique qui touchent tous les stresseurs, ce sont les facteurs de travail qui expliquent le plus le conflit travail-famille 6 en premier lieu, la surcharge de travail et, à un niveau moindre, l'ambiguïté dans le travail. La longueur de la semaine de travail, le travail en dehors des heures «normales» et la longueur des déplacements pour aller et revenir du travail sont trois autres facteurs stressants. 

Du côté de la famille, un stresseur considéré est l'importance perçue des difficultés éprouvées avec les enfants. Moins significatif mais plus objectif, on retrouve le nombre d'enfants âgés de moins de trois ans ou, dans certains cas, le nombre total d'enfants. Finalement, le sentiment d'avoir des ressources insuffisantes est un stresseur plus spécifique aux familles monoparentales. Si le répondant a un conjoint, les difficultés vécues avec ce conjoint constituent un stresseur important. Si ce conjoint travaille, le nombre d'heures travaillées devient un facteur critique. Pourtant, la somme de tous les stresseurs d'origine familiale explique une portion moins importante du conflit que les stresseurs liés à l'emploi. Il se peut que les stresseurs familiaux soient ressentis moins douloureusement que les stresseurs d'emploi à cause de l'importance plus grande que les répondants attachent à la famille. 

Quatrièmement, les différences de groupes détectés dans l'analyse sont pour la plupart explicables. Ainsi, ce n'est pas parce qu'on habite à Montréal qu'on ressent des tensions travail-famille, mais bien parce qu'à Montréal les déplacements sont bien plus longs qu'ailleurs. De la même façon, les relations avec l'âge, le fait devine pas avoir de conjoint ou le fait d'être professionnel sont factices et elles disparaissent quand on tient compte respectivement du nombre d'enfants de moins de trois ans, du sexe et de la charge de travail. Reste une caractéristique - le sexe - qui est associée fortement au conflit d'emploi. Finalement, toutes choses étant égales par ailleurs, les femmes ressentent donc un conflit travail-famille plus élevé. Le sentiment d'être - plus que les hommes - responsables de l'éducation des enfants et de l'entretien du foyer ainsi que la crainte de ne pas satisfaire certains besoins essentiels de leur(s) enfant(s) expliquent - selon la littérature - cet écart, et la capacité à s'organiser (self-efficacy) est une qualité qui réduit significativement le conflit. 

Cinquièmement, cette recherche confirme la gravité des impacts du conflit. Dégradation de la qualité de vie, altération de la santé physique et mentale, insatisfaction au travail, toutes les hypothèses de la littérature sont vérifiées. Pourtant, il faut être prudent, car bien des impacts apparents du conflit pourraient aussi être des causes de ce conflit. Ainsi, la mauvaise qualité de la vie de famille est-elle une conséquence du stress accumulé au travail ou n'est-elle pas aussi une cause de souci supplémentaire que l'employé apporte à son travail et qui peut nuire à la qualité de ce dernier? De même, l'insatisfaction au travail découle-t-elle seulement des investissements insuffisants que l'employé fait dans son travail à cause de ses préoccupations familiales ou n'est-elle pas aussi un facteur stressant supplémentaire que l'employé rapporte de son travail et qui nuit à sa vie familiale ? De plus, l'insatisfaction au travail ou dans la vie conjugale ne peut s'expliquer par le seul conflit travail-famille. Bien des déterminants du conflit peuvent avoir des effets directs sur ces insatisfactions sans qu'il y ait pour autant conflit travail-famille. Comme on le voit, les effets en boucle et les interactions entre variables ne manquent pas et tout ceci plaide pour une analyse plus fine des interactions famille-travail en tenant compte des causes et conséquences spécifiques à chacune des composantes travail - famille et famille - travail du conflit ainsi que des liens multiples qui les unissent.

Gilles Guérin est professeur titulaire, à École des relations industrielles, de Université de Montréal, Azziz Rhnima, est étudiant au doctorat, à École des relations industrielles, de Université de Montréal et Sylvie St-Onge est professeur, à École des Hautes Études Commerciales.

Source : Effectif, volume 3, numéro 3, juin / juillet / août 2000

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