Vous lisez : Le Groupe Deschênes inc. Établir une tradition

Lorsque François Miville-Deschênes décida de se lancer en affaires, en 1940, il fit l'acquisition d'un petit commerce en plomberie et chauffage, qui comptait trois employés. Aujourd'hui, le Groupe Deschênes Inc. est le troisième plus important grossiste en matériaux de plomberie et chauffage au Canada. Le secret de cette évolution? La volonté et le sens des affaires de Jacques, fils de François, qui a su faire grandir l'entreprise familiale en gérant judicieusement sa croissance et en misant avant tout sur la qualité de son personnel.

Entré dans l'entreprise à l'âge de 19 ans, Jacques Deschênes en est devenu le président-directeur général en 1973, après avoir racheté les actions de ses deux frères. Il commence alors à la faire grandir : il ouvre des succursales, lance un réseau de franchise et diversifie ses marchés et activités en faisant l'acquisition de plusieurs concurrents au Québec et en Ontario.

Le Groupe Deschênes lnc. compte aujourd'hui cinq filiales, totalisant 46 points de vente. Il emploie plus de 650 personnes, pour un chiffre d'affaires dépassant les 200 millions de dollars.

Le Groupe Deschênes a été la première entreprise dans son secteur d'industrie à embaucher un directeur des ressources humaines. Qu'est-ce qui, à l'époque, a motivé cette décision?

Nous avions déjà une politique d'administration du personnel, qui prévoyait entre autres l'affichage interne des postes disponibles dans l'entreprise. Vers 1974, j'ai senti le besoin de créer un service pour faire fonctionner cette politique, faire l'évaluation des postes, le suivi annuel, etc. J'ai donc engagé un diplômé en ressources humaines pour occuper cette fonction.

Il faut dire que j'ai toujours eu une grande préoccupation pour les ressources humaines, basée avant tout sur un souci d'équité. J'ai trop vu d'entreprises où l'on faisait des passe-droits à quelques individus. Je veux que mes gens soient traités équitablement, ce qui implique, pour moi, de donner les mêmes chances à tous, d'offrir des salaires compétitifs et de développer un climat de travail intéressant. Ça n'a pas empêché la venue d'un syndicat (personne n'est parfait!), mais nous nous efforçons de faire en sorte que nos employés non syndiqués ne soient pas désavantagés.

La gestion d'employés syndiqués et non syndiqués s'est-elle avérée difficile?

Un peu, mais ça ne nous a pas empêchés de fonctionner. Nous avons toujours traité tous nos employés avec équité, nous nous sommes simplement ajustés en conséquence.

Quelle place prend la gestion des ressources humaines dans vos objectifs d'affaires?

Une très grande place. Nous travaillons dans la distribution, qui est une affaire d'humains. Si les clients ne sont pas bien traités, ils vont aller ailleurs. L'élément humain est donc extrêmement important pour nous.

Quand je suis entré dans l'entreprise, en 1954, c'était une toute petite boîte : aujourd'hui, nous sommes la troisième en importance au Canada. Si nous avons pu grandir ainsi, c'est que nous comptons sur des gens qui font du bon travail et avec qui nous avons développé des idées. J'ai toujours dit qu'il n'y avait peut-être pas de génies dans notre organisation, mais qu'en ce qui concerne la qualité d'équipe, nous sommes en avance sur bien d'autres.

De quelle façon attirez-vous et retenez-vous les bons employés?

Je crois que c'est beaucoup par les relations personnelles et la promotion interne. Quand l'entreprise prend de l'expansion et ouvre de nouveaux postes, nous donnons toujours la préférence à des gens à l'interne. C'est un élément important et nos employés le savent. En ce qui concerne la rémunération, pour les employés non syndiqués, nous avons une échelle salariale dans laquelle nous faisons évoluer le personnel, en plus des augmentations annuelles.

D'ici 15 ans, de quelle façon voyez-vous évoluer les fonctions au sein du groupe Deschênes?

Il y aura sûrement une certaine évolution, mais elle est bien difficile à prévoir. Il est probable, par exemple, que lorsque le bogue de l'an 2000 sera passé, il y aura une reprise d'intérêt dans l'industrie pour les communications électroniques. Mais ça ne changera pas notre travail outre mesure, parce que nous offrons avant tout un service humain. Quand un client a besoin d'informations, il peut difficilement consulter une machine.

Il y a quelques années, vous avez établi un poste de vice-président exécutif, créant ainsi un échelon supplémentaire entre vous et vos employés. Cette mesure a-t-elle demandé des changements de comportements?

Oui, il a fallu que nous nous ajustions, moi et le personnel, d'autant plus que cette décision a été prise alors que l'entreprise avait beaucoup grossi. Les vice-présidents ont dû s'habituer à traiter avec quelqu'un de différent, qui avait des exigences différentes.

Toutefois, les employés savent que je suis toujours là et que ma porte leur est ouverte. Nous veillons à maintenir la communications avec tout le monde. Nous ne sommes pas dans une grosse boîte où tout est cloisonné de façon hermétique!

La croissance du groupe Deschênes s'est faite principalement par des acquisitions, ce qui demande d'intégrer dans votre entreprise des employés déjà en place. Comment gérez-vous cette situation ?

Ce n'est pas toujours facile, c'est même une question très délicate. Il ne faut pas penser qu'on acquiert une entreprise, qu'on y implante notre façon de faire et que bang, ça y est! Si nous avons réussi à bien intégrer les nouveaux employés, c'est que nous y sommes allés graduellement, en respectant la différence chez les gens. Parfois, nous avons dû aussi compter avec la barrière des langues, qui est un défi supplémentaire. Mais même à l'intérieur du Québec, il y a des différences de pensée, de culture.

Après que j'eus acheté une entreprise à Toronto, les deux personnes en charge de l'intégration sont venues me demander : «Mais comment fait-on pour transplanter une culture d'entreprise?» Il n'y a pas de réponse miracle. Il faut prendre le temps qu'il faut, respecter les gens qui sont là et bâtir une culture d'entreprise basée sur nos valeurs, mais qui n'est pas nécessairement exactement la même que celle d'origine. Des valeurs comme l'équité, le respect de l'individu, l'ouverture et l'écoute, ça ne doit pas changer. Mais ça ne veut pas dire qu'on a exactement la même façon d'agir d'un endroit à l'autre. On s'ajuste au besoin.

À Toronto, nous avons d'abord envoyé des gens du bureau de Montréal pour assumer la direction, parce nous voulions bien connaître l'entreprise et l'organiser le plus vite possible. Mais il était bien clair pour tous qu'ils n'étaient là que temporairement. Assez rapidement, nous avons confié des responsabilités aux gens de là-bas, parce que nous voulions que ce soit eux qui prennent la direction. Cette façon de faire a certainement facilité la communication.

Il faut se servir des gens en place, après avoir clairement expliqué ses valeurs et priorités et s'être assuré que la communication est bonne. Quand tous les employés connaissent bien nos positions, il n'y a pas de problèmes.

Vous êtes membre du conseil d'administration de l'Institut de l'entreprise familiale. C'est une problématique qui vous tient à cour?

Oui, beaucoup. J'ai cinq enfants, dont l'aîné travaille actuellement au sein de l'entreprise, et j'aimerais beaucoup que ma succession soit assurée par eux. J'aurai 65 ans dans deux ans et j'espère que, d'ici là, au moins deux autres enfants se seront joints à l'entreprise. Je n'ai pas l'intention de prendre ma retraite, mais j'aimerais que ma charge de travail soit réduite et qu'eux assument une partie des responsabilités, parce que je ne doute pas qu'ils soient capables de le faire.

Pour réussir à transmettre son entreprise à la nouvelle génération, il faut favoriser le développement des enfants et leur donner l'opportunité d'accéder aux hauts postes. Par exemple, après avoir commencé au bas de l'échelle, mon fils Martin a occupé diverses responsabilités à Montréal, il a travaillé à l'intégration d'une acquisition à Toronto et il ouvre présentement au sein d'une compagnie associée au groupe Deschênes.

Il faut toutefois s'assurer évidemment que les enfants aient les capacités d'occuper ces fonctions. Le principe d'équité tient aussi pour la famille! Comme dirigeant d'entreprise, j'ai une responsabilité sociale envers 650 employés. Je n'ai pas le droit de mettre l'entreprise en péril pour avantager quelques personnes.

Les statistiques tendent en effet à démontrer que peu d'entreprises familiales réussissent cette délicate transition entre deux générations. Est-ce un pari impossible?

Il faut comprendre qu'au Québec, la culture d'affaires est plutôt récente. Dans ma famille, mon grand-père était fermier. Nous n'avons pas de tradition en ce sens, pas d'entreprises qui se transmettent de génération en génération depuis des siècles, comme cela se voit en Asie ou en Europe.

Pour qu'une entreprise familiale dure, il faut que deux générations s'assoient à la même table et voient ce qu'elles peuvent faire pour assurer une continuité. Parce que dans une famille qui a le désir de travailler ensemble, il y a une force incroyable, qui peut permettre de faire de grandes choses.

Claudine St Germain

Source : Effectif, volume 2, numéro 1, janvier / février/ mars 1999

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