Vous lisez : La responsabilité de l'employeur dans le cadre d'une activité sociale Un cocktail explosif

Côté social

L'histoire va comme suit. À Noël, l'année dernière, Mario Brochu, cadre au CN, offre du vin aux membres de son équipe, prenant soin de camoufler chacun de ses présents dans une boîte à souliers qu'il emballe joliment. La prohibition serait-elle de retour ?

Mario Brochu est un nom fictif. En fait, si Brochu avait été découvert, son geste aurait pu lui coûter son poste. Ce qu'il a fait est complètement «illégal», du moins dans le cadre de la politique du CN concernant l'alcool. «La sanction peut aller de la suspension jusqu'au congédiement», note Kathy Smolynec, directrice des services de santé au travail du CN. 

Sur les lieux de travail, la politique est claire : c'est tolérance zéro. Quand bien même il s'agirait d'une bouteille scellée et enveloppée au fond d'une boîte à souliers ! Pas d'alcool entre les murs du CN, ni entre les mains d'un employé en fonction. «La règle, instaurée il y a quatre ans, est suivie de près par les employés, mais aussi très appréciée», selon Louise Fillion, directrice des Affaires publiques. 

Un jour, alors qu'elle se rendait à un dîner en compagnie d'un client dans un restaurant de Toronto, Louise Fillion s'est trouvée face à un collègue, lui-même en compagnie d'un client. «En voyage d'affaire, loin de tous, en pleine soirée et après une longue journée, il aurait pu prendre un verre de vin. Le client en buvait, mais mon collègue est resté fidèle à son verre d'eau, bien qu'il n'ait jamais pensé que j'allais me pointer là. Nous sommes devenus des employés beaucoup plus efficaces» 

Jugement controversé 

Le 5 février dernier, la Cour supérieure de l'Ontario rendait un jugement controversé dans l'affaire Linda Hunt. Après un party de bureau bien arrosé, la réceptionniste de la compagnie conduit jusqu'à un pub local et continue à boire avant de reprendre le volant pour rentrer chez elle. Tempête, accident, dommages corporels permanents. Poursuite. Catastrophe ! L'employeur a manqué à son obligation de surveillance, dit la Cour. Lui et le tenancier se partagent 25 % des responsabilités, ce dernier ayant servi de l'alcool à quelqu'un qui était visiblement ivre, note le juge. 

Au Québec, il est difficile pour un employé de poursuivre un employeur à la suite d'un accident de la route (voir article suivant). N'empêche. Les mentalités ont changé. Lorsqu'il est question d'alcool, on ne mélange pas… les idées ! Dans certaines firmes, c'est la prohibition affirmée. Dans d'autres, c'est le laxisme un tantinet coupable. Chez ces entreprises qui n'ont pas de politique définie en matière d'alcool, on invoque toutes sortes de raisons pour ne pas parler aux médias, comme si on venait de se faire prendre en état d'ébriété ! Bien qu'une tendance claire se dessine du côté de l'abstinence, en matière d'alcool, beaucoup d'employeurs cherchent encore le bon cocktail. 

Il y a d'abord la question de la responsabilité morale. «Peut-on attacher quelqu'un qui ne jure que par ses clés d'auto» ? Mais aussi, légalement, qui est responsable de quoi ? Un patron a-t-il le droit, le devoir ou le mandat de contrôler la consommation d'alcool d'un employé ? Et si on fait la java après les heures de travail… en compagnie de la direction ? Est-ce la partie qui paie l'alcool qui est responsable ? Jusqu'où va la responsabilité légale du boss, en cas d'accident ? Quelle attitude adopter pour éviter les poursuites et, d'abord, réduire les risques d'accident ?

Comme en famille 

Élyse Turmel est vice-présidente, Administration, chez CROP, la célèbre maison de sondage située Place D'Armes, dans le Vieux-Montréal. Elle dirige une équipe qui possède un long historique de partys de bureau, sujet sur lequel elle nous prie, avec beaucoup d'humour, de ne pas trop insister. «Heureusement que les murs ne peuvent pas parler !», lance celle qui relâche volontiers les cordons de la bourse lorsqu'il s'agit de fêter, une façon, note-t-elle, de récompenser le travail des troupes. 

Depuis dix ans, elle avoue toutefois que le paysage a changé. «On a assisté, dans le passé, à des partys où des gens n'étaient vraiment plus en état de conduire… et, à certaines occasions, ils sont peut-être partis quand même au volant de leur véhicule ! Dix ans plus tard, je dois dire que nous sommes tous beaucoup plus conscients des dangers qu'implique un tel comportement. Conséquemment, notre façon d'organiser la fête a nécessairement changé.» 

Officiellement, CROP organise deux soirées par année. Comme dans un repas à plusieurs services, chez CROP, ces fêtes sont plutôt raffinées et se présentent souvent en plusieurs étapes. Par exemple, il arrive que l'on prenne l'apéritif dans un endroit, le repas dans un autre, et que l'on aille danser ailleurs. «Mais désormais, en organisant un tel menu, je pense à deux choses : ou on se déplace tous en taxi, si la fête a lieu en ville, ou en autobus, si elle se tient à l'extérieur, ou encore je propose aux employés un circuit qui se parcourt à pied, de l'apéro à la fin de soirée.» 

L'été dernier, toute l'équipe s'est rendue à un méchoui à L'Acadie, en autobus nolisé payé par la compagnie. Au retour à Montréal, à minuit et demie, les gens étaient fortement invités à prendre le métro, ou le taxi. «Il y en a peut-être certains qui ont juré qu'ils partaient prendre le métro et qui se sont plutôt dirigés vers leur auto. D'autres, peut-être, qui ont continué à faire la fête en privé. Mais en ce qui concerne CROP et en ce qui me concerne personnellement, nous avons tout mis en place pour ne pas que cela se produise. Moralement, je pense qu'on fait notre devoir.»

Comme dans une famille, on garde l'œil les uns sur les autres, bien que la dirigeante avoue qu'il peut arriver que certains échappent à la vigilance de l'entourage. «On n'est pas la police. On est un employeur. Honnêtement, je ne sais pas si nous avons une certaine responsabilité légale, et je crois que ce serait un peu poussé d'en avoir une. Que faire lorsque l'employeur quitte la fête avant les employés ? Fermer les lumières et obliger les gens à rentrer, en les raccompagnant un à un ?» 

Un temps nouveau 

Me Patrice Deslauriers, qui enseigne la responsabilité civile à l'Université de Montréal, croit qu'on pousse un peu loin la responsabilité de l'employeur, et qu'on oublie peut-être un peu la responsabilité individuelle. «Si je suis la logique du jugement Hunt, j'en arrive à me dire qu'un employeur devrait attacher ses employés, après une fête !» 

«On ne joue pas au justicier, rétorque Louise Fillion, du CN. Mais on a le devoir de communiquer avec la police si un collègue s'obstine. À ma connaissance, les employés sont très heureux de cette politique.» 

Heureux ou pas, c'est le début d'un temps nouveau. Avec 32 ans de service à son actif, la directrice des Affaires publiques a vu neiger. «Les collègues qui reviennent du lunch avec une haleine d'alcool, en plein milieu de l'après-midi, cela n'existe plus au CN.» 

Des partenaires exigeants 

France Poulin, de Bell Canada, va encore plus loin, affirmant que plusieurs partenaires s'enquièrent de la présence d'une telle politique avant d'accepter de faire des affaires avec Bell. «Les secteurs du transport aérien ou routier, de même que les pétrolières représentent des partenaires d'affaires qui observent des politiques rigides en matière d'alcool. Chez Bell, nous ne pouvions plus l'ignorer. Nous avons donc instauré une politique de tolérance zéro en matière d'alcool pour les employés en fonction, en avril 2000.»

Si les grandes entreprises brandissent leur politique de tolérance zéro pour les employés en fonction, la situation n'est pas toujours aussi claire dans un contexte de fête. «C'est une question de gros bon sens, soutient France Poulin. Nous demandons aux employés de se comporter de façon responsable». Ce à quoi une employée rétorque : «Cela me fait bien rire ! Si cette demande était réaliste, il n'y aurait pas de policier, pas de prison, pas de loi.»

«Nous insistons auprès des équipes de travail, renchérit Marc Archambault, de IBM. Ici, l'alcool fait encore partie de notre univers. Si un «IBMer» rencontre un client qui boit du vin, il est normal qu'il l'accompagne. Il ne s'agit pas d'encourager l'alcool, mais bien de respecter nos besoins d'affaires. Lorsqu'on fait la fête, on exige le bon goût et le jugement des gens. Dans les activités sociales, ce sont toujours les employés qui paient leur alcool, jamais la compagnie. Il arrive qu'on offre un verre de vin aux employés, lors d'une retraite, ou pour souligner 25 années de service, mais quand vient le temps de faire la fête, les employés paient leurs consommations et sont grandement encouragés à prendre un taxi.»

Gageons que les chauffeurs de taxi n'ont même pas le temps pour un party de bureau…

Josée Larivée, est journaliste indépendante.

Source : Effectif, volume 4, numéro 2, avril / mai 2001

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