Vues philosophiques et historiques
Entretien avec Yves Michaud
Surnommé le Robin des banques pour sa lutte en faveur des petits actionnaires des banques, Yves Michaud a aimablement accordé un entretien à la journaliste d'Effectif. Sans être un spécialiste des ressources humaines, mais avec la verve intarissable qu'on lui connaît, Yves Michaud livre ici la pensée d'un homme au long cours (voir encadré) pour nous expliquer sa conception de l'égalité dans les salaires. On ne s'étonnera donc pas que ses propos, faits à la lumière de ce que nous enseigne l'Histoire, soient, à notre grand plaisir disons-le, teintés d'un brin de philosophie.
Effectif : En matière de rémunération, l'égalité existe-t-elle?
Yves Michaud : Il est évident qu'il n'y en a pas. Le monde est foncièrement injuste. Il est amoral. Nous sommes rendus dans le capitalisme financier. Pour comprendre cela, il faut remonter au début du siècle, à l'ère du capitalisme industriel. On vénérait alors les grands bâtisseurs d'entreprises comme Ford, Rockefeller, Vanderbilt et tous les autres qui, malgré la robotisation et les tares du capitalisme industriel, créaient des emplois et, par le fait même, nous ont donné le filet de sécurité social.
Aujourd'hui, nous vivons dans ce que j'appelle la «financiarisation» du monde. C'est-à-dire que nous sommes dans une économie virtuelle. Non seulement cette économie ne crée-t-elle pas d'emplois, mais elle va donner un boni de 40 millions de dollars au président d'American Telephone & Telegraph et parce qu'il aura mis 40 000 personnes à la porte. Ces rémunérations-là, c'est grotesque, c'est obscène. Dans les grandes entreprises, vous avez même des dirigeants qui ne sont pas rémunérés selon leurs compétences, mais selon la cooptation des copains d'abord. Cela se voit dans les conseils d'administration et le reste. La société a perdu ses repères! D'autant plus, qu'avec le cyberespace, nous allons devenir des citoyens du monde, des citoyens sans racines, des apatrides du fric.
E. : À quels repères faites-vous référence?
Y. M. : Ces repères, ce sont l'histoire, le passé, la connaissance de ce que nous avons été. Parce qu'il faut savoir d'où nous venons pour savoir où nous nous en allons. Ces repères sont carrément perdus! Voyez-vous, ma génération a été formée avec des données de base. La génération actuelle est, pour sa part, formée avec des bases de données. La jeunesse d'aujourd'hui n'est plus en mesure de décoder le fatras d'information dans lequel nous sommes. Pourquoi ? Parce qu'elle n'a plus de repères.
E. : Vous prétendez que ces repères sont carrément perdus. Le seraient-ils à jamais?
Y. M. : Vous savez, il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. Le pire n'est jamais sûr. Il y a toujours des corrections dans les civilisations, mais les civilisations sont également mortelles.
E. : Revenons à la question de la rémunération. Si nous vous comprenons bien, il n'y aura jamais d'égalité à ce niveau?
Y. M. : Bien non, bien non, bien non. L'égalité, c'est la perfection. Liberté, égalité, fraternité en France, imaginez vous.
E. : L'écart entre les trop rémunérés et les sous-payés ne devrait donc jamais disparaître?
Y. M. : Ah, bien oui. C'est bien évident. C'est le principe de Peter. Vous atteignez le sommet de votre incompétence et là ce sont des pluies d'or qui s'abattent sur vous. Vous nagez alors dans le pactole!
E. : Sur quelle base les salaires devraient-ils être comparés entre eux au moment de décider de celui d'un poste donné?
Y. M. : Cette question concerne les grilles de la rémunération. Pour obtenir une réponse, il faut vous adresser à des directeurs de ressources humaines. Incidemment, ressources humaines est un mot épouvantable. Auparavant, ces directeurs étaient appelés des directeurs de personnel. Dans le mot personnel, il a le mot personne. Tandis que ressources humaines, ça veut dire que les humains sont devenus des ressources jetables, dont on peut disposer. C'est épouvantable! Même les mots charrient des réalités qui sont absolument criardes. Les ressources humaines, imaginez-vous. Les humains ne sont pas des ressources! Ils ne sont pas l'eau, ils ne sont pas l'acier! Ce sont des personnes. Enfin, cela soulève toute une réflexion. Est ce que Dieu existe? Est-ce qu'il y a une égalité? Ce ne sont pas des questions auxquelles il est facile à répondre.
E. : Alors, sur quoi devrait-on se baser pour rémunérer?
Y. M. : Sur les compétences, les objectifs de rendement.
E. : Comment expliquez-vous que des femmes soient moins bien rémunérées que des hommes?
Y. M. : L'explication vient du fond des âges. La vassalisation et la servitude de la femme, cela vient du fond des âges. C'est en l'an 300 que le Concile de Trente a décidé que la femme avait une âme. Pourtant, regardez aujourd'hui, en Italie, dans des religions fondamentalistes, la femme est encore traitée comme une bête de somme. Et l'on est dans le troisième millénaire.
E. : Et dans une société comme le Québec, comment cela peut-il s'expliquer?
Y. M. : Parce que, compte tenu des valeurs traditionnelles, la femme est toujours demeurée à la maison. Il n'y a qu'une quarantaine d'années que la femme a fait son entrée sur le marché du travail. Auparavant, elle était commise à des tâches ancillaires (de ancila, servante en latin). Mais il y a eu des progrès. Les femmes ont progressé. Il y a eu des lois qui ont été votées. Aussi, quand vous parlez de l'équité salariale, il faut savoir que la société québécoise est l'une de ces sociétés où l'on a fait le plus de progrès. Je crois que le Québec est la seule société du monde à avoir voté une loi sur l'équité salariale. Il s'agit cependant là d'un idéal à atteindre. Nous n'y sommes pas encore arrivés. J'espère que l'on y arrivera bientôt. Mais avant, beaucoup de préjugés devront se dissoudre dans les eaux usées de l'Histoire!
E. : Croyez-vous qu'une personne peut être rétribuée autrement qu'en argent sonnant?
Y. M. : Oui. Dans la nouvelle économie, celle qui se dessine : une économie de proximité. Voyez-vous, il y a une tendance à revenir au début de l'histoire de l'humanité avec les économies de troc. Par exemple, aujourd'hui, on va rendre un service, tel des soins à domicile, en retour desquels la famille donnera peut-être une voiture usagée. Cela se fait en Europe. Ici, cela commence à se voir dans les milieux où la paupérisation est un peu galopante. Autrement, c'est l'économie néo-libérale, le système dans lequel nous nous engouffrons, où le turbo-capitalisme ne repose que sur un seul critère : le profit et l'argent, soit l'argent-roi, l'argent-destructeur, l'argent-esclavagiste, l'argent-corrupteur.
E. : Et dans les entreprises?
Y. M. : Non. Là, c'est toujours en argent.
E. : Dites-nous, le fait de procurer un bel espace de travail à un employé n'est-ce pas une forme de rémunération?
Y. M. : Un employé doit être traité convenablement. C'est d'ailleurs dans l'intérêt de l'employeur que ses employés aient un environnement de travail qui soit confortable. Ils travailleront mieux et lui fera plus de profits. À l'inverse, si l'employeur installe ses employés dans un cagibi poussiéreux, ils travailleront moins et leur rendement sera inférieur. Mettre des plantes vertes et tout ça, ce n'est pas une rémunération. Au contraire, c'est dans l'intérêt de l'employeur!
E. : Dans les entreprises, il n'y a donc pas autre chose que les dollars?
Y. M.: Bien, d'autres formes de rémunération peuvent aussi être considérées : la semaine de 35 heures comme cela a été voté en France, le travail partagé, les journées de congé. Ou encore, la rémunération différée par le truchement des fonds de pension, des caisses de retraite. Un employeur peut très bien dire à ses employés qu'ils n'auront pas de rémunération additionnelle cette année, mais que leur régime de retraite se verra bonifié.
E. : Quel est l'impact de telles autres formes de rémunération? Contribuent-elles à la productivité des employés? À faire en sorte qu'ils soient fidèles à leur employeur?
Y. M. : La mobilité des travailleurs d'aujourd'hui est cent fois plus grande qu'elle ne l'était il y a un demi-siècle. Il y a un demi-siècle, on était employé dans une entreprise et on y mourait. L'un des facteurs qui contribuent à cette mobilité n'est il pas l'éclatement de l'entreprise ou la diversité des entreprises? Mais la volonté de garder un employé dépend des objectifs que l'on a.
E. : Et l'impact sur l'employé?
Y. M. : L'employé lui-même va toujours chercher un peu plus de mobilité. Il va chercher à gagner plus et mieux. Je pense que la fidélisation des employés à l'entreprise n'est plus. Quoiqu'il existe encore le modèle japonais. Certaines entreprises japonaises, telles Toyota, Mitsubishi, prennent en charge les employés, leur font chanter des hymnes à leur gloire, leur construisent une maison, envoient leurs enfants à l'école, ouvrent des garderies, organisent les vacances. C'est ce que l'on appelle le capitalisme paternaliste.
E. : En Amérique du Nord, qu'en est-il de ce modèle?
Y. M. : Oubliez cela. Il y a eu des tentatives d'exportation en France, mais cela n'a pas marché. Nulle part d'ailleurs. Ce modèle demeure strictement dans une tradition orientale.
E. : Ainsi, peu importe les efforts qu'un employeur déploiera pour garder ses employés, ces derniers sont les maîtres de leur destinée?
Y. M. : L'employé est en quête. Et plus vous montez dans la structure de l'entreprise, plus leur mobilité est grande. Les cadres sont plus mobiles que les caissières de guichet. Tout ce qu'un employeur peut faire, c'est de jouer la concurrence et de mieux payer ses employés, voilà!
E. : Pourquoi, selon vous, certains dirigeants sont beaucoup plus payés que d'autres?
Y. M. : Prenons les dirigeants des sociétés cotées en Bourse. Souvent, ils sont payés suivant leur incompétence. L'action diminue, passe de 25$ à 20$, et on leur donne un million de dollars en prime. Ça ne suit même pas la courbe de la valeur de l'action. Alors que les véritables propriétaires de l'entreprise ce sont les actionnaires, c'est-à-dire ceux qui la financent. On est rendu dans une civilisation managériale. Dans la richesse du monde, il n'y a plus de grandes fortunes, ça n'existe plus les grandes familles. La richesse du monde est aujourd'hui dans les caisses de retraite, dans les fonds de pension. Et par une curieuse ironie de l'Histoire, c'est finalement Marx qui a eu raison. Quand il disait : «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !» Aujourd'hui, c'est : employés de tous les pays, enrichissez-vous! Ce sont les salariés qui sont maintenant les maîtres du monde. Regardez la Caisse de dépôt avec ses 105 milliards de dollars. C'est l'épargne des employés des fonctions publique et parapublique. Les grandes fortunes, elles sont là. Et ceux qui animent les rouages de l'économie néo-libérale sont les gérants des caisses de retraite, les managers. Ce que l'on appelle les «zin-zins», soit les «z'investisseurs z'institutionnels». Ce sont eux qui déterminent en tout cas les conditions de la rémunération dans les entreprises. Il y a un très grand danger avec cela. Les salariés sont la richesse du monde. Ils demandent à leur gérant de caisse de retraite un rendement maximal, admettons 15 %. Pour réaliser cela, le directeur de l'entreprise ou le président va licencier 5000 personnes. Ces 5000 personnes vont se retrouver au chômage et ultimement sur le bien-être social. Alors l'actionnaire d'une part, la caisse de retraite d'autre part, vont grossir leur pactole, grossir leur masse monétaire. Tandis que le citoyen, de la main gauche, va être obligé de payer la sécurité sociale du monde qui ont été mis à pied. Il y a un cercle infernal dans tout ça. Et, justement, il y a les grandes centrales syndicales qui commencent à s'interroger sérieusement à propos de cette situation-là.
E. : Et que pensez-vous du salaire que l'on alloue aux sportifs?
Y. M. : C'est de la démence! C'est le mercantilisme poussé à outrance. Que des amateurs buveurs de bière veuillent payer un joueur de hockey cinq millions de dollars dans une saison pour ne pas compter de but, ça les regarde. On en a rien à cirer.
E. : Et celui des acteurs?
Y. M. : C'est la même chose. Là, on est rendu dans le secteur privé. Vous avez le droit de faire ce que vous voulez avec votre fric, votre argent. S'il y a des consommateurs qui sont assez naïfs pour aider des brasseries ou à des entrepreneurs de spectacles ou de n'importe quoi à faire fortune, alors là, c'est la loi de l'offre et de la demande. Mais ça ne dure pas longtemps ! Ils sont payés très cher pendant trois ou quatre ans et après c'est fini.
Yves Michaud - Une vie au long cours |
Né en 1930, Yves Michaud est marié et père de deux enfants. Il a fait ses études primaires et secondaires dans sa ville natale, Saint-Hyacinthe. À 30 ans, il reçoit un diplôme du Centre international d'enseignement supérieur de journalisme, de l'Université de Strasbourg, en France. De 1951 à 1959, il est directeur et rédacteur en chef du journal Le Clairon Saint-Hyacinthe. Deux années auparavant, il est cofondateur de la Ligue des Droits de l'Homme. De 1959 à 1966, il est à nouveau directeur et rédacteur en chef mais, cette fois, du journal La Patrie. De 1966 à 1970, Yves Michaud occupe un poste de député à l'Assemblée nationale du Québec. En 1969, il démissionne du parti Libéral du Québec. L'année suivante et jusqu'en 1973, il est Commissaire général à la coopération du Québec avec l'extérieur. De 1973 à 1976, il fonde avec Jacques Parizeau et René Lévesque le quotidien Le Jour et en est le directeur et rédacteur en chef. De 1977 à 1979, il est délégué du Québec auprès des organisations internationales et conseiller diplomatique de René Lévesque qui est alors premier ministre du Québec. De 1979 à 1984, il est nommé délégué général du Québec, en France. De 1984 à 1987, il est président-directeur général de la Société du Palais des Congrès de Montréal. Au cours des cinq années suivantes, il administre des sociétés. En 1995, il est envoyé spécial de Jacques Parizeau, alors premier ministre du Québec, en France et est président-fondateur de l'Association de protection des épargnants et investisseurs du Québec (APEIQ). Depuis, il a successivement été vice-président de la Fondation Lionel-Groulx, membre du conseil d'administration de la Régie d'assurance dépôt du Québec, vice-président du Bureau des services financiers et membre du Collège des ambassadeurs du vin (SAQ). Yves Michaud a aussi reçu quelques prix et distinctions que lui ont valu ses activités journalistiques. Entre autres écrits, il a publié Je conteste (Les Éditions du Jour, 1969) et La folie du vin (Libre Expression, 1991). En 1984, il était nommé Commandeur de la Légion d'honneur en France et, en 1997, Patriote de l'année au Québec. |
Marie-Claude Petit
Source : Effectif, volume 3, numéro 2, avril / mai 2000