Après une certaine expansion, la gestion organisationnelle de la carrière se trouve actuellement en période de questionnement, voire de chaos. Les pressions contextuelles ayant suscité l'émergence de l'investissement organisationnel en matière de carrière semblent en pleine mutation.
Les nouveaux paramètres semblent prédisposer à une déresponsabilisation des organisations de ce champ d'activité. L'heure serait donc à la gestion individuelle de la carrière, l'employeur devenant acheteur d'une ressource humaine prête-à-employer, c'est-à-dire de travailleurs possédant dès l'embauche toutes les qualifications et compétences pour le travail à effectuer. Dans une telle perspective, le travailleur devient un agent libre et peut considérer tout lien d'emploi comme temporaire et instrumental. Les concepts de loyauté, d'engagement et de mobilisation peuvent dès lors se voir remplacer par une éthique professionnelle principalement centrée sur la prestation de travail. Cette nouvelle perspective en matière de gestion des carrières est-elle viable à long terme et quelles en seront les conséquences pour les travailleurs et les organisations qui les emploient?
Mondialisation, compétitivité, concurrence, flexibilité, employabilité sont des termes que l'on retrouve dans tous les discours traitant de la réalité contemporaine des organisations. D'aucuns évoquent ces nouvelles réalités afin de mettre en perspective les difficultés entrepreneuriales d'aujourd'hui et des années à venir. Fusions, acquisitions, aplatissement, dégraissage, mises à pied, fermetures représentent autant de conséquences inhérentes à la turbulence, voire à l'intransigeance des environnements. L'organisation n'est en ce sens que réactive, s'adaptant de gré ou de force au ballottement des nouveaux aléas structurant ses activités et qui éprouvent ses liens avec les individus qui ouvrent en son sein. Dès lors, à qui revient la responsabilité première de «gérer la carrière»?
Origines du modèle conventionnelLa fin des trente glorieuses (1945-1975) marque le début d'une ère de restructuration économico-sociale brisant la stabilité structurelle ayant permis de baliser tant les systèmes étatiques que les systèmes organisationnels modernes. La fin de cette ère coïncide, par les difficultés conjoncturelles qui l'accompagnent, avec l'avènement de la gestion des ressources humaines et de ses diverses activités. Parmi le lot de ces activités, l'investissement organisationnel en matière de carrière, communément appelé «gestion organisationnelle de la carrière». Alors que, de tout temps, la carrière avait été une affaire individuelle, aussi bien dans son optique d'orientation que de développement, l'entrée en jeu de nouvelles préoccupations managériales amènera l'organisation à s'investir en cette matière. Dès lors, le désintérêt organisationnel d'antan sera rompu pour faire place à une cogestion de la carrière permettant de satisfaire conjointement les impératifs organisationnels et les aspirations individuelles. Bien sûr, le travailleur demeurera le principal artisan de son cheminement de carrière, mais il sera maintenant épaulé par l'organisation qui reconnaît en lui une ressource à valeur ajoutée contribuant de manière effective au développement de l'organisation et à l'atteinte de ses objectifs stratégiques.
Depuis le début des années 1980, les systèmes de gestion de carrière se sont développés dans cet esprit de gains mutuels. Conscients de la possibilité de répondre simultanément à leurs besoins, employeurs et employés ont ouvré à la mise en place d'un appareil permettant à la fois de réguler et de dynamiser le système plus vaste de gestion des ressources humaines. Par le truchement de cette relation de réciprocité, les acteurs organisationnels cherchaient d'une part une meilleure utilisation du potentiel des travailleurs, une augmentation de la loyauté, une amélioration des communications, une rétention des travailleurs, une clarification et un appui à l'atteinte des objectifs organisationnels; alors que d'autre part, le système permettait la réalisation des aspirations personnelles, un enrichissement des emplois, une divulgation de l'information, des possibilités d'avancement, etc. Il s'agissait en fait d'un contrat psychologique entre l'organisation et l'individu incluant, comme tout contrat, devoirs et responsabilités pour chacune des parties et cela dans une perspective gagnant/gagnant.
La carrière en pratiqueNaturellement, l'intégration stratégique ainsi que la portée pragmatique des pratiques de carrière viennent répondre à des impératifs supérieurs. Principalement, ce sont les environnements externes et la stratégie de dotation [Offre de carrière] ainsi que les caractéristiques de la main-d'ouvre et les aspirations des travailleurs [Demande de carrière] qui façonnent l'amalgame des pratiques possiblement offertes et, donc, la nature même du système de carrière.
Considérant l'agencement de ces déterminants, trois modèles de gestion émanent tant de la déduction théorique que de la vérification empirique. Ainsi, en fonction de leurs préoccupations particulières, les organisations auront tendance à adopter soit une attitude autoritaire centrée sur les besoins de l'entreprise, soit une attitude d'aide privilégiant les besoins individuels, ou encore une attitude de réconciliation (mixte) visant, dans la mesure du possible, la simultanéité de l'assouvissement des besoins.
Bien que le choix de privilégier une attitude plutôt qu'une autre soit propre à chaque organisation et à l'instrumentalité perçue du système, il demeure que jusqu'à la fin des années 1980, la plupart des organisations reconnaissaient la nécessité de l'investissement organisationnel en gestion de carrière. En fait, la gestion de carrière était, dans la perspective d'antan, la condition sine qua non afin de créer une synergie constructive dans l'optique d'une recherche de la participation individuelle à l'atteinte des objectifs d'affaires.
Vers un nouveau modèle?La période des années 1980 représente l'âge d'or de la gestion organisationnelle de la carrière. Dès le début des années 1990, certains remettront en doute l'efficience et la rationalité de cette activité de gestion des ressources humaines en raison de la trop grande instabilité des environnements et de la nécessité de s'adapter promptement aux changements. L'une des premières à constater l'effritement des systèmes de gestion de carrière est Rosabeth Moss Kanter1 qui, dans son livre prophétique When giants learn to dance, constate un recul en matière de gestion de carrière. Elle s'interroge particulièrement sur la pertinence de maintenir une lourde gestion «corpocratique» de la carrière alors que les organisations sont en recherche constante de flexibilité. Ainsi, il semble plus à-propos, dans une perspective de changements continus, de privilégier des carrières entrepreneuriales ou encore professionnelles, cheminements de carrière à incidence individuelle marquée et à contribution organisationnelle minimale.
Une telle optique de l'organisation «dansante» sera reprise par plusieurs auteurs dont Hall2 par le truchement de son concept de carrière «protéenne» et Amherdt3 soutenant un modèle de gestion chaotique de la carrière. Malgré certaines différences, chacun de ces auteurs soutient que la gestion de carrière doit redevenir une préoccupation majoritairement individuelle et que les organisations doivent limiter le façonnement de leur main-d'ouvre.
Cette perspective d'une relative autonomie individuelle et d'un désengagement de l'organisation vient certes briser le contrat psychologique préconisant un certain soutien mutuel entre l'organisation et les travailleurs. Les employés deviennent, en ce sens, une ressource malléable dont la stabilité et la pérennité au sein de l'organisation sont de plus en plus remises en question. Les entreprises limiteront ainsi leurs efforts dans le développement interne des compétences et iront, en fonction des besoins particuliers, puiser ici et là dans le marché de la main-d'ouvre afin de trouver des ressources «sur mesure». Ainsi, seuls les travailleurs possédant les attributs de l'heure conserveront une bonne employabilité, les autres étant relégués à l'arrière-plan. La gestion des carrières devient, dès lors, une responsabilité strictement individuelle brisant de fait le lien de réciprocité unissant le travailleur à l'organisation.
Bien sûr, ce désengagement de l'organisation en matière de gestion des carrières peut comporter des attraits intéressants pour les entreprises en leur permettant d'accentuer leur souplesse. Ainsi, on limite les coûts relatifs à la formation, au développement et au soutien des travailleurs tout en obtenant une malléabilité accrue en matière de changement. D'aucuns reconnaîtront cependant qu'il s'agit d'une conception de la gestion de carrière qui occulte l'apport important des ressources humaines dans l'établissement d'une culture d'entreprise forte contribuant à l'atteinte des objectifs organisationnels.
Néanmoins, cette attitude des employeurs trouve écho dans la perspective du nouveau rôle organisationnel tel qu'il est perçu par les travailleurs. La déresponsabilisation des directions s'accompagne ainsi d'un mouvement similaire de la part des employés, ces derniers n'entretenant plus de liens affectifs avec leur organisation. Sachant que leur présence n'est que temporaire, les travailleurs adopteront une attitude de détachement envers l'organisation et ses représentants hiérarchiques. Ainsi, les concepts de loyauté, d'engagement et de mobilisation deviennent obsolètes puisque l'entreprise ne devient qu'une plate-forme temporaire d'épanouissement professionnel. En réaction à l'apathie organisationnelle et afin recréer une entente psychologique équitable, le travailleur adopte un comportement d'agent libre «vendant» ses services au plus offrant. Il s'agit dès lors d'un échange purement marchand.
Prospectives du nouveau modèleUne telle redéfinition du système de carrière s'accompagne naturellement de plusieurs corollaires, tant dans la sphère organisationnelle que dans la sphère sociale. Ainsi, cette survalorisation des profils de carrière entrepreneurial et professionnel, préconisés par le retrait de l'apport organisationnel, constitue d'emblée un retour à la case départ. En fait, bien que les contextes soient fort différents, on revient à une conception de la gestion de carrière telle qu'elle prévalait dans la période d'avant 1970; une gestion de carrière où l'individu assume la responsabilité première de son développement et de son cheminement. Il y a lieu de s'interroger sur l'apparente désuétude du modèle conventionnel et sur les conséquences qu'occasionnera une telle transformation.
Au niveau organisationnel, la principale conséquence est l'abrogation du contrat psychologique qui régulait traditionnellement le lien d'emploi. Ce contrat psychologique préconisait particulièrement un lien de confiance entre l'employeur et l'employé en mettant en relief l'interdépendance des acteurs dans l'atteinte de leurs objectifs respectifs. Le modèle «renouvelé» de gestion de la carrière remplace la teneur psychologique du lien d'emploi par une relation strictement d'affaire. Ainsi, le lien d'emploi traditionnel se voit substitué par un lien de contractant et d'acheteur de service où chaque partie est indépendante de l'autre. On entre ainsi dans une ère où les employeurs sont constamment à la recherche de hauts potentiels et où les employés observent perpétuellement le marché afin de flairer l'occasion professionnelle.
Cette danse de la mobilité sera sûrement plus près du menuet que du tango par la multiplicité de partenaires qu'elle propose. Et il y a fort à parier qu'après les «poignées de mains dorées» (golden handsake) des dernières années où des primes de départ avantageuses ont été offertes afin de galber la silhouette organisationnelle, on verra apparaître maintenant les «menottes dorées» (golden hand-cuffs) afin de retenir les employés à hauts potentiels et les «bonjours dorés» (golden hellos) afin d'aguicher les étoiles des compétiteurs.
À court terme, cette stratégie de gestion de la carrière est certainement avantageuse pour les employeurs et les employés à très haut potentiel. Le marché de la main-d'ouvre étant actuellement riche de potentiel en fonction des restructurations importantes des dernières années. Quoi qui en soit, à moyen terme, l'ensemble des travailleurs pourra tirer profit de cette situation, car la retraite prochaine des baby-boomers créera à coup sûr une raréfaction des ressources et, par conséquent, une poussée inflationniste sur les salaires.
Dans une perspective davantage sociale, on peut s'attendre à voir d'autres conséquences comme, entre autres, le développement d'un marché du travail secondaire plus important. De plus, un effritement des marchés internes est probable, marchés principalement caractérisés par une grande stabilité occupationnelle, une progression de carrière-verticale et des conditions de travail avantageuses. Un tel phénomène creusera indubitablement l'écart entre la qualité des emplois des plus instruits et celle des moins scolarisés et fera du développement des qualifications ainsi que des compétences le principal défi à relever par les travailleurs des années 2000. Toutefois, on peut s'interroger sur la capacité de l'ensemble des individus à répondre à ces nouvelles exigences du marché du travail. Qu'adviendra-t-il des travailleurs ne possédant pas les profils recherchés et n'ayant pas la possibilité d'actualiser leurs savoirs par leurs propres moyens? Nul doute qu'ils seront relégués aux ligues mineures de l'emploi, segment professionnel qui offrira une réalisation infime des aspirations de carrière.
D'un autre côté, dans l'éventualité d'une prédominance du nouveau modèle de gestion organisationnelle de la carrière, on pourrait appréhender une diminution de la satisfaction individuelle issue de la carrière. En effet, la déresponsabilisation organisationnelle entraîne principalement la valorisation de seulement deux types de cheminement de carrière, soit le profil entrepreneurial et le profil professionnel. Dès lors, comment mobiliser des employés avec lesquels l'organisation conserve des liens de plus en plus minces et pour lesquels elle cherche à se déresponsabiliser, proposant plutôt à l'employé d'augmenter son employabilité par la qualité de ses réalisations tout en le rendant responsable de ses besoins de formation? De plus, comment l'organisation peut-elle aspirer à une cohésion culturelle et à une mobilisation de ses employés envers ses objectifs alors que, d'un côté, elle cherche à les rendre autonomes et singuliers et que, de l'autre, le travail en équipe et par projet sont également valorisés? Jusqu'à quel point les individus sont-ils habilités à relever les défis de «l'intrapreneurship» par un investissement substantiel dans leur propre capital humain, alors que les principales caractéristiques critiques de l'entrepreneur relèvent plus des ancres de personnalité que de l'acquisition de savoirs?
Pour les gestionnaires des ressources humaines, la transformation des modèles de gestion de carrière amène indubitablement de nouveaux défis à relever. Par exemple, le recours judicieux aux pratiques d'impartition qui transforme le rôle même du gestionnaire des ressources humaines. Par ailleurs, on pourrait également observer le recours de plus en plus fréquent à des ressources externes (consultants) afin de combler les besoins ponctuels des organisations en matière de gestion de carrière.
ConclusionCe rapide survol des nouvelles tangentes empruntées par les organisations concernant la gestion de carrière nous permet d'observer un paysage complexe au contour incertain. Il nous importe toutefois de mentionner que la transformation du modèle conventionnel vers des formes plus individualisées de gestion de carrière n'est pas généralisée et qu'il est loin d'être certain qu'elle le deviendra. En effet, il appert que les entreprises des secteurs économiques qui connaissent une croissance substantielle depuis les dernières années continuent d'investir dans la gestion de carrière de leurs employés. De plus, il est possible de voir cohabiter dans le même espace organisationnel différents systèmes de gestion de carrière. Par ailleurs, il demeure que les modèles plus individualisés proposent certains avantages indéniables dans le contexte actuel.
Cependant, la promotion de tels modèles repose strictement sur une analyse à court terme des environnements organisationnels. Les changements démographiques prochains, entre autres, viendront certes modifier la donne organisationnelle et redéfiniront les paramètres de la relation employeur/employés.
Alors, certaines organisations plus prévoyantes pourront sûrement clamer, comme la fourmi le disait si bien à la cigale : «Vous chantiez? J'en suis fort aise. Et bien! Dansez maintenant.»
Notes |
1. Kanter identifie trois types de carrière : 1) la carrière «corpocratique» associée au modèle conventionnel de carrière, 2) la carrière professionnelle où la personne possédant un savoir de valeur recherche essentiellement une amélioration de sa réputation et de sa notoriété, et finalement 3) la carrière entrepreneuriale (intrapreneurship) où la personne, à l'instar d'un entrepreneur, est appelée à créer au sein de l'organisation un produit ou un service à valeur ajoutée. |
2. Hall précise que le terme «protéen» signifie un développement de carrière qui est essentiellement plus du ressort de l'individu que de l'organisation. Ce type de carrière entraîne dès lors plusieurs changements dans les attentes de l'individu face à sa progression de carrière et la nécessité pour ce dernier de se réinventer. Par ailleurs, la principale source de motivation pour le travailleur «protéen» est l'atteinte d'un succès psychologique (dépassement et satisfaction face à soi-même) plutôt que des facteurs extrinsèques de mesure du succès. |
3. Amherdt constate simultanément un chaos vocationnel issu d'une déstabilisation dans le développement individuel ainsi qu'un chaos organisationnel émergeant de la fluctuation rapide des environnements. Cette double réalité chaotique appelle une réorganisation du système de carrière organisationnel (gestion du chaos de carrière) afin d'établir une approche renouvelée du développement de carrière dans les organisations. |
Éric Gosselin est professeur, département des relations industrielles à Université du Québec à Hull,
Jean-François Tremblay est candidat au doctorat en relation industrielles à Université de Montréal et Michel Bénard est conseiller d'orientation - pratique privée.
Source : Effectif, volume 3, numéro 3, juin / juilllet / août 2000