La mobilité internationale des salariés revêt plusieurs formes : salarié nomade qui est mobile sur le plan international au service d'entreprises différentes, salarié étranger recruté pour travailler sur le territoire québécois. Dans cette présentation, nous nous intéressons aux salariés qui sont affectés par leur employeur établi au Québec à un poste hors du Québec pour une durée déterminée. Dans ce cas, la mobilité internationale prend place au sein d'une entreprise, qu'il s'agisse du siège social ou de filiales juridiquement distinctes. Elle est d'une durée déterminée, puisqu'il n'y a ni émigration, ni mutation durable. Elle s'inscrit dans une perspective de carrière dans une entreprise internationale.
Ces pratiques de détachement ou d'expatriation d'une durée déterminée à l'intérieur d'une entreprise entendue largement ne sont pas un phénomène nouveau, même si les rôles et les objectifs des affectations internationales peuvent varier. Les incidences juridiques de ce phénomène sont importantes quoique encore peu analysées. Dans le cadre de cette présentation, nous traiterons de certaines d'entre elles, reliées au droit du travail québécois et non au droit fiscal ou au droit de l'immigration (permis, visas, procédure des pays d'expatriation). Le salarié à qui le droit du travail québécois était applicable parce qu'il exécutait son travail sur le territoire du Québec perd-il le bénéfice de la protection de ce droit du fait de son expatriation?
Des effets très concrets découlent de cette question. Prenons l'exemple d'un salarié domicilié au Québec, employé d'une filiale d'une entreprise américaine ayant un établissement situé au Québec et qui est expatrié pour une durée plus ou moins longue (par exemple cinq ans) dans un établissement de l'entreprise au Mexique. Si ce salarié subit une lésion professionnelle à l'occasion de son travail à l'étranger, peut-il bénéficier du régime d'indemnisation des lésions professionnelles prévu dans la loi québécoise? La Loi sur les normes du travail, qui définit les conditions minimales de travail et différents recours en matière de congédiement, lui est-elle applicable? Le salarié et l'employeur peuvent-ils négocier, dans le contrat de travail ou l'entente d'expatriation, une clause qui, en cas de litige entre eux, confère juridiction à des tribunaux d'un autre pays ou à un arbitre? Le salarié et l'employeur peuvent-ils convenir que le droit américain ou mexicain sera applicable à leur relation de travail? Si le contrat de travail comporte une clause de non-concurrence, l'employeur peut-il se présenter devant les tribunaux québécois pour en demander le respect? Le salarié peut-il se plaindre d'un comportement discriminatoire survenu à l'occasion de son travail à l'étranger?
Ces exemples soulèvent la question du droit applicable à la relation de travail entre le salarié expatrié et l'employeur. Cette relation a une envergure internationale, elle a objectivement des liens avec plusieurs ordres juridiques : celui de la conclusion du contrat, de l'exécution du travail, ou encore du domicile ou de la résidence de l'employé ou de l'employeur. Lequel s'applique? Je me propose d'esquisser le cadre juridique permettant de traiter de ces questions.
Comment déterminer le droit applicable au travailleur expatrié?Ce sont les tribunaux saisis d'une demande qui devront se prononcer sur le droit applicable à la relation du travail internationale. Or, la compétence des tribunaux québécois en ce qui concerne les questions internationales est soumise à des règles particulières. Par conséquent, avant même de se demander si le droit américain, mexicain ou québécois sera applicable à la relation de travail dans l'exemple que nous avons décrit, une question préalable devra être tranchée : les tribunaux québécois peuvent-ils entendre une demande fondée, comme dans l'exemple soumis, sur un contrat international?
La compétence internationale des tribunaux québécoisLe Code civil du Québec précise les circonstances où les tribunaux québécois sont compétents pour entendre une demande fondée sur une relation du travail qui se déploie au-delà des frontières du Québec, c'est-à-dire les facteurs qui permettent de rattacher le litige à la compétence internationale des tribunaux québécois. Ces facteurs de rattachement sont multiples. Ils tiennent notamment au domicile ou à la résidence des parties au litige. La règle généralement applicable s'agissant d'un contrat civil est à l'effet que la compétence internationale des tribunaux québécois est établie lorsque le défendeur a son domicile ou sa résidence au Québec (C.c.Q., art. 3134 et 3148, par. 1). La compétence des tribunaux québécois pourra aussi relever du choix exprimé par les parties. Les autorités québécoises pourront être compétentes si les parties au contrat en ont manifesté la volonté en soumettant, par convention, leur litige aux tribunaux du Québec (C.c.Q., art. 3148, par. 4) ou parce que le défendeur reconnaît la compétence des tribunaux du Québec (C.c.Q., art. 3148, par. 5).
Ces règles générales sont complétées par une règle précisant la compétence internationale des tribunaux québécois lorsqu'un contrat de travail est en cause (C.c.Q., art. 3149). Dans ce cas, la compétence des tribunaux québécois est aussi établie si le travailleur, qu'il soit demandeur ou défendeur, a son domicile ou sa résidence au Québec. Une renonciation à ce droit ne peut lui être opposée. Cette règle particulière au contrat de travail a été élaborée dans une finalité de protection du travailleur : elle prive d'effet une clause d'un contrat de travail qui supprimerait la possibilité pour un travailleur d'intenter une action fondée sur son contrat de travail devant les tribunaux québécois lorsqu'il y est domicilié ou lorsqu'il y réside.
Dans le cas d'un travailleur expatrié, un simple changement du lieu de sa résidence, c'est-à-dire du lieu où il «demeure de façon habituelle» (C.c.Q., art. 77), n'entraîne pas automatiquement un changement de son domicile au Québec, c'est-à-dire «le lieu de son principal établissement» (C.c.Q., art. 75). Pour changer de domicile, il faut établir le changement du lieu de résidence (élément matériel) et l'intention claire et manifeste de la personne de changer de domicile, celle-ci résultant de ses déclarations et des circonstances (C.c.Q., art. 76). Par conséquent, le changement du lieu de résidence habituelle d'un employé expatrié hors du Québec ne suffit pas à lui faire perdre le bénéfice de saisir un tribunal québécois si son domicile se trouve toujours au Québec.
Une fois établie la compétence internationale des tribunaux québécois, ceux-ci devront déterminer quel est le droit applicable à la relation de travail entre le salarié expatrié et l'employeur. Pour reprendre notre exemple de départ, s'agira-t-il du droit québécois, américain ou mexicain?
Une première méthode : le champ d'application de la loiLa première méthode consiste à examiner le champ d'application de la loi à laquelle se rattache le litige. Certaines lois précisent en effet les conditions de leur application à un travail exécuté à l'étranger. Ainsi en est-il de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (L.R.Q., c. A - 3.001, art. 8 al. 1). Le régime québécois d'indemnisation des lésions professionnelles peut s'appliquer à un accident du travail survenu hors du Québec ou à une maladie professionnelle contractée hors du Québec si, «lorsque l'accident survient ou la maladie est contractée, [le travailleur victime] est domicilié au Québec et son employeur a un établissement au Québec» (L.a.t.m.p., art. 8, al. 1). Par ailleurs, les travailleurs victimes d'une lésion professionnelle hors du Québec et qui n'y sont pas domiciliés au moment où survient la lésion professionnelle peuvent aussi, à certaines conditions, bénéficier de la loi; ces conditions tiennent alors au domicile du travailleur au Québec au moment de son affectation hors du Québec, à la durée du travail hors du Québec qui ne doit pas excéder cinq ans au moment de la lésion et à la localisation d'un établissement de l'employeur au Québec au moment où survient la lésion professionnelle (L.a.t.m.p., art. 8, al. 2).
Les normes minimales définies dans la Loi sur les normes du travail (L.R.Q., c. N -1.1) s'appliquent aussi, à certaines conditions, à un travail exécuté en partie ou en totalité hors du Québec par un employé qui n'est pas cadre supérieur (Ln.t., art. 2 et art. 3, par. 6). Dans le cas d'un travail exécuté à la fois au Québec et hors du Québec, l'unique condition est la localisation de l'employeur; la loi s'appliquera au salarié qui exécute un travail à la fois au Québec et hors du Québec pour un employeur dont la résidence, le domicile, l'entreprise, le siège social ou le bureau se trouve au Québec. Dans le cas d'un travail exécuté entièrement hors du Québec, les facteurs de rattachement sont cumulatifs : le salarié domicilié ou résident au Québec travaillant hors du Québec pour un employeur dont la résidence, le domicile, l'entreprise, le siège social ou le bureau est situé au Québec bénéficiera de la Loi sur les normes du travail si, en vertu de la loi du lieu de son travail, il n'a pas droit à un salaire minimum. Par conséquent, il ne pourra bénéficier de la loi québécoise si la loi du lieu d'exécution de son travail lui donne droit à un salaire minimum, même s'il est domicilié ou résident au Québec et que l'employeur y est aussi établi.
Enfin, mentionnons que la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C., c. H-6), qui prohibe la discrimination pour des motifs illicites (article 3 (1)) notamment dans le domaine de l'emploi (art. 7) et qui s'applique aux entreprises relevant de la compétence fédérale, précise les conditions de recevabilité d'une plainte déposée à la Commission canadienne des droits de la personne si l'acte discriminatoire est survenu à l'étranger. L'article 40 (5) c) de la Loi précise que la Commission n'est validement saisie d'une plainte concernant un acte discriminatoire ayant eu lieu à l'étranger que si la victime est un citoyen canadien ou qu'elle est légalement admise au Canada à titre de résident permanent. Un salarié œuvrant pour une entreprise de juridiction fédérale et expatrié à l'étranger pourrait donc, s'il est citoyen canadien ou résident permanent, déposer une plainte à la CCDP dans le cas d'un acte discriminatoire survenu à l'occasion de son travail à l'étranger.
Cette première méthode, simple en apparence, comporte des limites importantes. Celles-ci tiennent aux difficultés entourant l'application extraterritoriale des lois du travail, c'est-à-dire l'application d'une loi au-delà des frontières du territoire qu'elle régit. Tant la règle de courtoisie internationale qui impose le respect de la souveraineté des États sur leurs territoires que la constitution canadienne, pour les lois qui relèvent des domaines de juridiction provinciale (art. 92 par. 13 de la Loi constitutionnelle de 1867), empêchent le recours étendu à cette solution.
Une deuxième méthode : la loi choisie par les parties
Si le litige entre un salarié expatrié et l'employeur porte sur l'application d'une loi qui ne comporte aucune disposition relative à son application à un travail exécuté hors du territoire québécois, est-ce à dire que cette loi est inapplicable au salarié expatrié? Non, puisqu'une seconde méthode, qui relève du chapitre du Code civil du Québec consacré au droit international privé, permet de considérer l'ordre juridique choisi par les parties au contrat pour désigner la loi qui lui sera applicable.
En matière contractuelle, en vertu de l'article 3111 du Code civil du Québec, l'ordre juridique applicable au contrat est celui que les parties ont choisi. Les parties à un contrat peuvent désigner expressément la loi applicable à leur contrat ou à une partie du contrat. Des dispositions visant le contrat de travail limitent cependant cette liberté contractuelle (C.c.Q., art. 3118). La loi choisie par les parties «ne peut avoir pour résultat de priver le travailleur de la protection que lui assurent les dispositions impératives de la loi de l'État où il accomplit habituellement son travail, même s'il est affecté à titre temporaire dans un autre État». S'il n'accomplit pas habituellement son travail dans un même État, la loi choisie par les parties au contrat ne peut priver le travailleur de la protection de la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement. En cas d'absence de loi désignée par les parties, la loi de l'État où le travailleur accomplit habituellement son travail ou la loi de l'État où son employeur a son domicile ou son établissement sont, dans les mêmes circonstances, applicables au contrat de travail. Encore une fois, c'est par souci de protéger les travailleurs expatriés que la règle générale applicable pour l'ensemble des contrats est complétée par un article spécifique au contrat de travail.
L'originalité de cette seconde méthode est qu'elle est bilatérale : elle peut conduire le juge québécois qui l'utilise à appliquer le droit québécois ou un droit étranger. Pour reprendre l'exemple que nous avons soulevé au début, le juge québécois saisi pourrait devoir appliquer le droit mexicain si les parties en ont fait la loi applicable au contrat par une disposition expresse de l'entente d'expatriation, d'autant plus qu'il s'agit aussi de la loi du lieu d'exécution du travail au sens de l'article 3118 du Code civil du Québec. Le juge saisi pourra toutefois, en vertu de dispositions générales du Code en matière de droit international privé que nous n'aborderons pas ici, soulever d'autres motifs de rattachement du litige au droit québécois.
ConclusionLes règles que nous venons d'exposer très sommairement permettent de déterminer dans quelles circonstances le droit québécois reste applicable à un travail exécuté à l'étranger dans le cadre de l'expatriation de salariés. Même si les réponses ne sont pas toujours simples, il existe des règles qui permettent de ramener des situations internationales dans le giron du droit québécois.
Ce premier constat débouche sur une autre question importante considérant le développement accéléré du phénomène de l'expatriation. Les pratiques qui s'instaurent en matière d'expatriation sont-elles conformes au contenu des règles du droit du travail québécois qui reste, dans plusieurs cas, applicable? Encore une fois, des problèmes concrets sont soulevés par cette question. Par exemple, une entreprise établie au Québec peut-elle prendre en compte la situation familiale du salarié, son origine ethnique ou nationale, sa langue maternelle pour déterminer les meilleurs candidats à l'expatriation? Peut-elle valablement imposer le lieu de résidence d'un employé ou exiger le déménagement de sa famille hors du Québec comme condition d'embauche, de promotion ou de maintien de l'emploi? Peut-on, dans des ententes d'expatriation, inclure des clauses imposant au salarié une obligation d'exclusivité de service ou de non-concurrence ayant une portée territoriale internationale? Ces questions portent sur les balises qu'impose le cadre légal québécois à la gestion des ressources humaines, que celle-ci concerne les employés locaux ou qu'elle régisse les salariés expatriés.
Guylaine Vallée est professeure à Université de Montréal
Source : Effectif, volume 4, numéro 1, janvier / février / mars 2001