Bien sûr, les pupilles sont plus excitées dans un lieu égayé de rouge, de bleu, de vert et de jaune. Qu'on soit dans une boutique déco ou une chambre d'enfant. Au sein d'une entreprise également, où la couleur peut influencer les comportements, les humeurs et la performance des travailleurs. Mais est-elle la seule variable qui entre en ligne de compte?
Une visite au quatrième étage de l'édifice où loge la Régie des rentes du Québec, à Montréal, rappelle que fonction publique rime parfois avec monotonie. Les quelque soixante employés qui occupent l'étage évoluent dans un espace beige rosé parsemé de violet. Un environnement plutôt morne dans le style du travail à effectuer : répondre quotidiennement au téléphone aux demandes de dizaines et de dizaines de personnes qui posent souvent les mêmes questions. De quoi inciter les neurones à faire la grève!
Lorsqu'est venu le temps d'agrandir l'espace de travail, l'an dernier, plusieurs chanceux ont transféré leur chaise et leur téléphone au quatorzième étage. Un paradis où le bleu et le vert dominent. «À cet étage, on se rapproche du ciel, constate Daniel Crépeau, designer des lieux et. préposé aux renseignements au quatrième étage de la Régie. Il fallait bien donner l'impression que le ciel y pénètre. Le bleu est une couleur haute fréquence, c'est-à-dire une couleur qui suscite l'éveil.» Et le vert? «Une couleur qui a des effets thérapeutiques et des pouvoirs curatifs», poursuit le designer.
Le choix des teintes a été des plus bénéfiques aux employés qui sont montés au septième ciel. Et ce, même si le mobilier (tables et séparateurs) est demeuré le même. «Lorsque je travaillais au quatrième étage, je prenais mon temps en ouvrant la porte le matin, se rappelle Marlène Tremblay, préposée aux renseignements. On sent une sérénité au quatorzième, et ça se reflète dans nos relations avec les collègues et les clients. J'ai même déjà passé le commentaire: Wow, il est déjà midi!»
La démarche usuellement poursuivie dans l'aménagement de tels espaces? On pose un tapis. On choisit deux des couleurs du grain qui le composent et hop, on badigeonne les murs. Par souci de sobriété, on élit plus souvent qu'autrement le beige comme couleur centrale de la décoration. «Si l'aménagement d'un bureau gouvernemental paraît cossu, c'est mal vu, dit Daniel Crépeau. Alors qu'il en coûte aussi cher de peindre en beige qu'en bleu! On pense à tort que le beige s'agence avec tout, alors que c'est une couleur qui ne va avec rien. On crée alors des décors endormants et peu motivants.»
L'association des couleurs à des états d'âme ne date pas d'hier. Il y a quelques siècles, on attribuait même des pouvoirs magiques aux couleurs rouge, jaune, bleu et vert. «Certains prescrivaient des couleurs pour guérir plusieurs maladies, lit-on dans Le pouvoir de la couleur de Faber Birren. Les gens nerveux et colériques auraient surtout besoin de vert ou de bleu. Les mélancoliques, plutôt de rouge, d'orangé ou de jaune. Ceux qui souffrent d'anémie, du rouge (.).» Fin XVIIIe siècle, Edwin D. Babbitt, un médecin-mystique-essayiste, définit le pouvoir thérapeutique des couleurs principales du spectre. Le jaune et l'orangé stimulent les nerfs. Le jaune avec un peu de rouge est aussi un stimulant cérébral. Le bleu et le violet ont des pouvoirs calmants.
On comprend pourquoi les directeurs d'écoles secondaires ont pris un strict soin de ne pas faire peindre les murs de leurs institutions dans des couleurs chaudes de peur d'exciter plus qu'il ne le faut leurs turbulents élèves. Il est en effet préférable de les «conditionner» avec du vert, du bleu et du gris. Des couleurs qui favorisent la concentration. «On ne peut pas dire qu'il ne faut jamais utiliser telle couleur dans un environnement donné, dit Daniel Crépeau. C'est déjà une généralité de dire que le vert est une couleur apaisante, car il existe plusieurs tons de vert.»
Le designer colorait récemment en bleu la salle de rédaction, autrefois blanche, d'un magazine: «Le ton choisi rappelle le bleu foncé d'un ciel l'été, précise Daniel Crépeau. C'est une teinte stimulante qui évoque l'infini, donc qui n'écrase pas les idées des journalistes, qui sont des créateurs.»
Selon Kurt Goldstein, autorité reconnue dans le domaine de la psychoneurologie, l'équilibre de l'organisme est toutefois beaucoup plus perturbé par le rouge que par le vert. Toujours dans le livre de Birren : «La perception du temps est surestimée sous un éclairage rouge, et sous-estimée sous un éclairage vert ou bleu. On aurait donc intérêt à choisir des couleurs froides là où des tâches routinières et monotones doivent être accomplies, comme dans les bureaux et les usines.»
Une petite théorie à laquelle est passé outre François Descarie, de la firme de recherche et de sondages Descarie & Complices, qui a fait du rouge la couleur officielle de l'entreprise, avec le noir. «Des couleurs franches, fortes, qui ne se démodent pas, dit le président. Le noir représente le côté rationnel de l'entreprise et le rouge, son côté fou, rebelle.»
Bien que dispersée avec tact, la couleur chaude se retrouve partout dans l'entreprise. D'abord dans le mobilier des bureaux. Car chez Descarie, les employés prennent place sur des chaises rouge écarlate. «Un élément qui crée un sentiment d'appartenance, confie Mylène Boucher, gestionnaire de projets de la firme. Dans chacun des bureaux, les tables sont noires, les murs sont blancs et il y a des fenêtres. Nous évoluons dans un environnement stimulant. Et le fait d'avoir de la clarté provoque la bonne humeur et aide à passer la journée plus facilement.»
Dans la salle centrale triangulaire où les complices de Descarie reçoivent les gens convoqués en groupes de discussion, les mêmes fauteuils rouges détonnent dans le décor fait de bois et d'aluminium brossé. «Le rouge est synonyme d'énergie, de passion, de bonne humeur, dit François Descarie. C'est une couleur qui égaye l'environnement et enlève l'inhibition très vite. Les gens me disent qu'ils entrent ici avec le sourire.»
Les propos d'un des groupes de discussion animés par le président ont même tourné à la confidence. «Les personnes interviewées ont parlé de films XXX pendant quelques minutes, dit le principal intéressé. Je suis sûr que si les chaises étaient noires, il en aurait été autrement.»
La couleur n'est cependant pas le seul élément à stimuler le moral des troupes, aux dires de François Descarie: «Une salle triangulaire débalance quelqu'un, remarque-t-il. Mais c'est indéniable que la couleur a un effet sur les gens. Le lundi matin, lorsqu'on ouvre les lumières de la salle (qui sert également de salle de réunion), les employés partent sur les chapeaux de roue!»
«Je ne crois pas que la couleur influence directement la performance, remarque également Jacques Duval, président, chef de la direction de l'agence de publicité Marketel. La créativité est en nous au départ. C'est plutôt l'environnement au complet qui influence.»
L'agence quittait ses anciens bureaux pour le quinzième étage de la très moderne Tour IBM-Marathon à Montréal, à la fin de 1997. Ses dirigeants ont alors donné des directives très précises à la firme mandatée pour aménager les lieux: la rigueur, la créativité et l'humanité - les trois lignes directrices de l'entreprise - devaient émaner des lieux. Mission accomplie. «La créativité s'exprime par les éléments courbes des murs et du mobilier, dit Jacques Duval. La rigueur par le motif très cartésien du tapis qui fait que les employés sont assis sur quelque chose de rigoureux. Et l'humanité, par la présence du bois et de la couleur jaune sur les murs.»
Les 120 employés évoluent tous dans le même environnement: la secrétaire travaille sur le même bureau en bois que le président et pose ses fesses sur la même chaise ultra confortable à 1 000 $ que son patron. Un détail qui amoindrit la hiérarchie.
L'architecte a su tirer profit au maximum de la forme elliptique des lieux. «Un genre de vortex où l'énergie peut circuler constamment, remarque Jacques Duval. Les différents services (création, service à la clientèle.) auraient pu tous avoir un aménagement différent, mais l'énergie ne serait pas la même. L'endroit a une âme et les employés en sont fiers. On souhaite que tous ces éléments mis ensemble favorisent davantage la créativité. Mais il est encore trop tôt pour le dire.»
Retour en arrièreC'est dans les années 20 qu'on assiste aux premiers balbutiements du trio couleur-entreprise-performance, dans les hôpitaux principalement. On appelle l'application le «conditionnement par la couleur». «À cette époque, on cherchait dans les hôpitaux à réduire l'éblouissement et à améliorer les conditions visuelles des chirurgiens», écrit Faber Birren. Plus tard, l'activité s'étend dans les usines et les bureaux. «Le conditionnement par la couleur avait pour but d'améliorer la production et la qualité du travail, de réduire le nombre de défauts de fabrication, de prévenir les accidents, d'améliorer les normes d'entretien des usines et de la machinerie, de réduire l'absentéisme et de relever le moral du personnel », poursuit Birren.
Une enquête, menée il y a quelques années par le National Industrial Conference Board des États-Unis sur l'effet de la couleur dans le milieu industriel auprès de 350 entreprises, concluait que près du tiers d'entre elles avaient enregistré une augmentation de leur production ainsi qu'une amélioration dans la qualité du travail exécuté. De plus, 20 % de ces entreprises admettaient une baisse de la fatigue de leurs employés et 15 % attribuaient à la couleur la réduction du taux d'absences conjuguée à une augmentation du moral des travailleurs.
Il serait tentant pour un dirigeant d'entreprise de tout laisser blanc, par crainte d'empêtrer les émotions de ses employés dans une palette de couleurs non adéquate. L'option comporte un risque. «Des murs blancs inspirent l'employé motivé, mais peuvent perdre l'employé dépressif et démotivé», mentionne Daniel Crépeau.
«La couleur retient plus l'attention que la neutralité, écrit encore Birren. Par conséquent, si elle est appliquée de façon intelligente, elle peut mettre de l'ordre dans le chaos, permettre de mieux distinguer les éléments importants des secondaires et aider les travailleurs à se concentrer sur leur travail.» La modération a bien meilleur goût.
Isabelle Massé
Source: Effectif, volume 1, numéro 4, septembre /octobre 1998