Cette étude de cas est fondée sur une situation réelle. Évelyne, directrice de district d'une entreprise financière, est aux prises avec un délicat problème de ressources humaines. Dans une ville éloignée, le directeur d'une succursale traverse une crise personnelle. Il a de la difficulté à assumer ses fonctions, ce qui se répercute sur le rendement de la succursale. Évelyne ne veut pas nuire à la carrière du directeur, mais elle doit veiller à ce que les affaires roulent. Justement, c'est le temps de procéder à l'évaluation du rendement de ce directeur. Comment Évelyne devrait-elle aborder cette évaluation?
Décembre 1998. La succursale d'une entreprise de placements perdra bientôt son directeur, qui doit être promu à une autre position. Il s'agit d'un petit bureau de douze employés : trois conseillers principaux, six conseillers débutants et deux employés de bureau. Située dans un marché actif, la succursale est en bonne position financière et réalise de belles performances
Deux conseillers de la succursale annoncent leur désir d'obtenir le poste de directeur. Le premier, Jean-Marc, est une personnalité du type «vedette agressive» : il est très dynamique, très performant (il dépasse régulièrement ses objectifs), mais il n'a pas de bonnes relations avec ses collègues. Ceux-ci admirent ses résultats, mais ils sont souvent agacés par son caractère compétitif, ses commentaires arrogants et sa tendance à s'approprier le mérite de tous les bons coups du bureau. Âgé de 29 ans, il est à l'emploi de l'entreprise depuis quatre ans, soit depuis la fin de ses études.
Le deuxième candidat, Jérôme, obtient de bons résultats dans son travail. Il entretient d'excellentes relations avec les autres employés, fait preuve de leadership et jouit d'une grande crédibilité dans la succursale. Il a 35 ans et travaille au sein de l'entreprise depuis deux ans et demi, après avoir occupé deux autres emplois similaires. Comme Jean-Marc, il a une formation en finances, et tous deux sont titulaires d'un M.B.A.
Mars 1999. Jérôme est nommé au poste de directeur de la succursale. Jean-Marc réagit très mal à cette nomination: il clame que le poste lui revenait de droit, car ses performances étaient supérieures. Il est très ambitieux et fortement déçu de ne pas avoir eu cette promotion. Il commence à défier Jérôme, remettant des documents en retard ou ne remplissant pas ses rapports de dépense. Face à ce comportement, Jérôme évite la confrontation. Il cherche à ménager Jean-Marc et se montre prudent avec lui, car il craint entre autres qu'il ne refrène son ardeur au travail (ses performances sont toujours aussi élevées).
Pendant la période printemps-été, la performance de la succursale est acceptable. Jérôme est en période d'apprentissage, il fait quelques erreurs mais aussi quelques bons coups, et les employés sont très heureux avec lui. Lors d'une rencontre avec Évelyne, sa directrice, il lui explique qu'il a des difficultés avec Jean-Marc. Celle-ci prend note de ces remarques, mais constate aussi que Jérôme est timide dans ses relations avec son employé et qu'il pourrait faire preuve de plus de fermeté.
Durant les mois de septembre et d'octobre, la performance de la succursale commence soudain à se détériorer. Le volume d'affaire baisse de façon significative et les conseillers n'obtiennent pas des résultats aussi élevés qu'ils le devraient. Jérôme s'absente sans raison, arrive en retard ou manque carrément ses rendez-vous. Quand Évelyne effectue des visites de routine à la succursale, il arrive que Jérôme ne soit pas là, bien qu'il sache qu'elle doit passer.
Au début du mois de novembre, Jérôme annonce à Évelyne qu'il vit une difficile crise conjugale. Sa femme l'a quitté, le laissant avec leurs deux enfants en bas âge. Jérôme est dévasté et dépassé par la situation. Il n'a pas la force d'effectuer le travail de motivation et d'encouragement nécessaire auprès de ses employés. Le marché traverse une période creuse, ce qui exige un suivi plus serré et une présence plus importante du directeur auprès des conseillers, mais Jérôme n'a pas la concentration d'esprit nécessaire pour jouer efficacement ce rôle.
En discutant avec Évelyne, Jérôme se montre conscient que sa situation personnelle nuit à son rendement. Il dit avoir fait appel au programme d'aide aux employés et consulter régulièrement le psychologue auquel on l'a adressé. Il tente, un peu maladroitement, de rassurer Évelyne en lui disant que ce n'est qu'une mauvaise période, qu'il va se «relever les manches et passer au travers».
En décembre, Jérôme se concentre davantage et se montre plus présent, mais il est loin d'être parfaitement rétabli. La situation de la succursale s'est encore dégradée, à un point tel que les objectifs annuels ne seront pas atteints. Dans le domaine du placement, il est de mise de dépasser ses objectifs de 10 à 15 %, ce que la succursale a toujours fait. Or, en quelques mois, les performances ont tellement baissé que la succursale termine l'année avec un taux de rendement de 90 à 95 %, un résultat très inquiétant.
Dans le bureau, les employés soutiennent Jérôme. Ils l'apprécient beaucoup et savent qu'il traverse une période difficile. Les seuls commentaires acerbes viennent de Jean-Marc, qui ne cesse de répéter que, s'il avait été choisi comme nouveau directeur, ils n'en seraient pas là.
C'est dans ce contexte qu'Évelyne doit faire l'évaluation du rendement de Jérôme. Pour évaluer les directeurs, l'entreprise se base d'abord sur les objectifs de la succursale : le chiffres d'affaires, la rentabilité et le développement des affaires. Elle se penche aussi sur les compétences de gestion du directeur : leadership, gestion de la contribution des employés aux objectifs d'affaires, intégrité, assistance professionnelle et développement des employés, qualité des décisions d'affaires, etc.
Claudine St-Germain est journaliste pigiste. Elle a notamment écrit pour les hebdomadaires Voir et Ici, et collabore présentement au magazine Coup de Pouce. En collaboration avec Jacques Charuest, C.R.I., est psychologue consultant en développement organisationnel.
L'analyse
Miser sur l'individu et ses forces
Comment Évelyne devrait-elle effectuer cette évaluation? Devrait-elle se baser strictement sur les résultats de Jérôme ou prendre en compte ses difficultés personnelles? De quelle façon devrait-elle aborder l'entrevue?
Pendant plusieurs années, l'approche managériale a abordé la gestion des hommes (et des femmes cela va de soi!) en ne tenant compte que de l'aspect professionnel de l'individu et non de sa globalité. Ne disait-on pas que l'on devait laisser ses problèmes personnels à la porte d'entrée? Heureusement, une approche plus humaniste a pris le pas ; on retient maintenant les services d'un individu en misant sur ses forces et en composant avec ses faiblesses. C'est ainsi qu'on crée des équipes performantes et gagnantes où chacun sent qu'il occupe une place importante.
Les ressources humaines représentent l'actif le plus important qui personnalise et dynamise le fonctionnement et la croissance d'une entreprise en lui permettant de se démarquer de ses concurrents internes ou externes.
Les difficultés personnelles de Jérôme sont à évaluer en fonction des qualités pour lesquelles il a été choisi. Ces qualités sont-elles toujours présentes? Il faut préparer cette rencontre d'évaluation en tenant compte des objectifs organisationnels connus d'Évelyne et de Jérôme et en mesurant les écarts des résultats. Il faut aussi analyser les moyens et les délais requis pour remédier à la situation.
Si on pose comme postulat qu'Évelyne souhaite que Jérôme demeure à l'emploi de l'organisation, il faut aborder ouvertement avec lui les mesures de redressement qu'ils entendent, ensemble, mettre sur pied.
Les problèmes personnels de Jérôme sont connus et l'étape de déstabilisation passée, il reprend en main la gestion du bureau. Évelyne doit l'appuyer dans cette démarche professionnelle. Parler avec Jérôme des difficultés vécues et lui permettre de les formuler, de les expliquer et d'en discuter lui permettra de mettre en lumière les moyens et les actions à poser sur le plan du travail. Une des premières étapes à franchir pour régler l'angoisse vécue par Jérôme sera la mise en action des solutions envisagées et définies par Évelyne et lui.
Évelyne devra axer la préparation de cette rencontre sur les éléments en place qui sont porteurs d'un redressement. La candidature de Jérôme a été retenue, entre autres, à cause de ses bonnes relations avec les autres employés et de son leadership. Ces qualités sont toujours présentes et l'équipe le soutient pendant cette période difficile. Cette crise peut se révéler un élément catalyseur si chacun des membres est mis à contribution pour renforcer l'équipe et permettre à tous de participer au redressement nécessaire. Le leadership de Jérôme doit être confirmé par Évelyne qui devra, également, décider du type d'intervention nécessaire auprès de Jean-Marc.
Jean-Marc joue un rôle perturbateur. Évelyne doit donc le rencontrer et lui faire part d'attentes très précises tout en confirmant la position de Jérôme. Le type de personnalité de Jean-Marc serait sans doute mieux mis à profit dans une autre succursale; cela permettrait d'assainir le climat du bureau et permettrait à Jérôme de repartir du bon pied.
Pendant l'entrevue, Évelyne doit rappeler à Jérôme que l'organisation l'a choisi et qu'elle reconnaît qu'un individu puisse rencontrer des difficultés au cours de sa carrière. Un programme d'aide aux employés a déjà été mis sur pied, l'organisation a donc reconnu l'importance d'accompagner et de soutenir ses employés à certains moments. Elle mise en conséquence sur le bien-être de l'individu et sur l'investissement qu'elle a fait en le choisissant.
ConclusionLe soutien de l'équipe, mis à part un élément discordant qui sera évalué également, renforce et confirme le choix de la direction. Évelyne doit élaborer, conjointement avec Jérôme, les nouveaux objectifs à atteindre et définir le type d'encadrement qui sera nécessaire dans les mois à venir. Elle lui manifestera ainsi sa confiance. Établissant ensemble les ressources humaines et financières dont ils disposent et les actions à poser, ils pourront discuter librement de la façon de relever ce nouveau défi. Un individu se construit par ses différentes expériences professionnelles ou personnelles. Une entreprise n'embauche pas, ou n'achète pas, qu'une partie d'un individu. l'individu est intéressant dans son entier!
Diane Lapointe, C.R.I., est directrice des services aux ressources humaines, de la Commission scolaire de la Pointe-de-l'Île.
Tout est question de respect, d'équité et de performance
Comment Évelyne devrait-elle effectuer cette évaluation? Quelles actions devrait-elle suggérer à Jérôme? Et si celui-ci réagit mal à l'évaluation et veut démissionner, que devrait-elle faire?
Le défi auquel Evelyne fait face représente une occasion rare pour une gestionnaire chevronnée de mettre pleinement en action sa capacité de leadership. Elle devra traduire la force de son leadership dans la qualité de l'approche mise en place et dans son efficacité à l'utiliser. Cette approche devrait permettre de faire l'examen et l'évaluation de la situation conflictuelle avec respect pour l'employé et d'établir des pistes qui mèneront rapidement aux conditions nécessaires au succès de la succursale.
À mon avis, le défi d'Évelyne va bien au delà d'une évaluation de rendement. Elle doit gérer la performance. Bien que la rencontre d'évaluation du rendement soit une étape importante dans un processus de gestion de performance, elle doit nécessairement être alignée sur les bases établies dans le passé et servir de référence dans l'avenir.
Analyse de la situationL'analyse de la situation devra servir de base solide à l'approche établie. À cet égard, l'analyse doit reposer sur des faits et des observations en évitant autant que possible les perceptions. En voici les éléments essentiels.
- Dans un premier temps, on connaît les critères sur lesquels l'entreprise se base pour évaluer la performance d'un directeur de succursale. Elle se base d'abord sur les résultats de la succursale (chiffre d'affaires, rentabilité et développement des affaires) et prend aussi en considération les compétences de gestion du directeur (leadership, gestion de la contribution des employés aux objectifs d'affaires, intégrité, assistance professionnelle et développement des employés, qualité des décisions d'affaires). Ces critères ne devraient donc pas représenter de surprise pour Jérôme, ce qui devrait faciliter l'établissement commun.
- On sait, en ce qui a trait aux résultats de la succursale, qu'ils se sont détériorés de façon inquiétante entre le printemps et le mois de décembre dans un contexte où le marché traverse une période creuse. Le présent cas semble ne laisser aucun doute sur la tendance des résultats. Toutefois, il pourrait être utile d'obtenir des données sur la tendance des autres succursales de l'entreprise et la tendance du marché de façon à avoir une meilleure évaluation de l'ampleur de la détérioration des résultats.
- Pour ce qui est des compétences de gestion, il faut être conscient que Jérôme est relativement nouveau dans son poste actuel. On peut toutefois noter maintenant trois éléments. D'abord, dans la gestion de son conflit avec Jean-Marc, Évelyne a déjà noté que son approche est timide et qu'il pourrait faire preuve de plus de fermeté. Ensuite, l'assiduité de Jérôme de septembre à octobre laisse grandement à désirer. Enfin, le travail de motivation, d'encouragement et de suivi auprès des employés ne semble pas être effectué efficacement, de l'aveu même de Jérôme. On sait aussi que les employés de la succursale, à l'exception de Jean-Marc, soutiennent Jérôme. On ignore par contre s'ils soutiennent l'individu dans ses problèmes personnels ou le patron dans l'exercice de ses fonctions.
- Jérôme a déjà fait part à Évelyne de ses problèmes personnels et se montre conscient que cela nuit à son rendement. De plus, il semble avoir utilisé les ressources disponibles dans l'entreprise pour tenter de résoudre ses problèmes. Il veut se faire rassurant, bien qu'un peu maladroitement. On ne sait pas précisément quelle proportion de la détérioration des résultats est attribuable aux problèmes personnels de Jérôme.
- Évelyne ne veut pas nuire à la carrière de Jérôme, mais doit veiller à la bonne performance de la succursale.
La préparation de la rencontre représente une étape importante qui, si elle est escamotée, fera la différence entre un entretien où les échanges seront crédibles et utiles et un exercice pénible sans véritable sens. Parmi les étapes de préparation, Évelyne pourrait réfléchir entre autres à ces questions.
- Quel est l'objectif de la rencontre? Évelyne peut communiquer à l'avance l'objectif spécifique de la rencontre. Cela permettra à Jérôme de s'y préparer, d'éviter des surprises lors de la rencontre et de réduire l'émotivité qui pourrait prendre place dans la discussion. Elle peut par exemple mentionner à Jérôme que l'objectif de la rencontre sera de revoir ensemble ses résultats, de discuter des causes et de déterminer les actions requises pour amener les améliorations nécessaires.
- Quel est le message principal qu'Évelyne veut transmettre à Jérôme au sujet de sa performance? Cet élément représente la clé de toute la rencontre. En tenant pour acquis que les résultats sont réellement insuffisants et que la cause principale est la situation personnelle de Jérôme, Évelyne devra établir clairement ses attentes quant à l'amélioration des résultats et laisser à Jérôme le choix entre différentes possibilités. Elle devra de plus confirmer sa confiance dans les capacités de Jérôme.
- Quels sont le ton et le climat désirés pour la rencontre? Pour que cette rencontre puisse être un succès, le climat de la rencontre devra être basé sur le respect et la franchise.
- Quel sera le déroulement de la rencontre? Il est important de prévoir la séquence des différentes étapes de la rencontre. Cela permettra aux discussions d'évoluer naturellement sans avoir à s'en préoccuper pendant la rencontre.
- Où et quand? On sous-estime souvent ces éléments qui peuvent avoir un effet déterminant sur les résultats de la rencontre. Il est important que le temps ne soit pas un obstacle à des discussions de qualité, que le lieu se prête bien à des discussions confidentielles et que l'environnement permette aux participants d'être bien disposés à de telles discussions.
Voici les principaux résultats à attendre de la rencontre.
- Le premier élément qui devra ressortir de la rencontre est un constat commun sur le rendement de Jérôme, tant en ce qui concerne les résultats que les compétences de gestion. Le processus de la rencontre devra permettre à Évelyne de compléter son portrait de la situation par la discussion avec Jérôme. Il est important qu'Évelyne puisse confirmer sa foi dans les capacités de Jérôme.
- Par la suite, l'élément le plus difficile est d'obtenir à nouveau un constat commun sur les causes des problèmes de performance de façon à pouvoir y apporter des solutions.
- Il est essentiel qu'une discussion honnête et franche puisse prendre place de façon à ce que Jérôme soit en mesure de faire les choix requis quant à ses problèmes personnels. À cet effet, Évelyne devra exprimer clairement qu'elle ne peut laisser les résultats se détériorer à nouveau et qu'une correction de la situation est essentielle. Bien qu'elle compatisse avec les difficultés personnelles de Jérôme et offre tout le soutien possible, elle devra provoquer une réflexion sérieuse et rapide chez Jérôme en l'amenant lui-même à déterminer s'il est en mesure, compte tenu de ses problèmes personnels, de donner le rendement attendu dans son poste. Cette discussion devra permettre d'explorer différentes options et les besoins et désirs réels de Jérôme. Le premier point à vérifier avec Jérôme est son désir de conserver son rôle actuel, en lui offrant d'explorer d'autres possibilités si ce n'est pas le cas. Sinon, Évelyne pourra vérifier avec lui si des aménagements temporaires (comme un congé sans solde) qui pourraient représenter des solutions efficaces. Quoiqu'il en ressorte, il est essentiel que l'amélioration des résultats de la succursale demeure un résultat obligatoire. Cette discussion permettra d'aborder en toute maturité la situation personnelle de Jérôme.
- Si les conclusions de la discussion précédente le permettent, le deuxième volet de la discussion pourra porter sur les améliorations des compétences de gestion de Jérôme. Évelyne pourra entre autres apporter son soutien dans le cas du conflit de Jérôme avec Jean-Marc. En même temps qu'elle lui démontrera son appui, elle pourra lui révéler ses attentes en matière de leadership.
En conclusion, je crois que cette approche permettra à Évelyne de s'assurer à la fois que l'évaluation de la performance de Jérôme a été équitable et faite avec respect et de ramener la succursale sur la voie du succès.
Denis Ouellet, C.R.I., m.sc. est conseiller principal, des Ressource humaines, chez Petro-Canada.
Source : Effectif, volume 3, numéro 1, janvier / février / mars 2000