Cependant, la violence n'est pas toujours visible, c'est le cas des violences psychologiques, où les bleus sont plutôt à l'âme, invisibles et difficiles à quantifier. De cette manière, plus subjective et quasi invisible, la violence psychologique contraint le sujet à agir contre sa volonté, ce qui suppose une violation de son intégrité psychique, de sa dignité humaine. Il faut remarquer que, même dans la violence physique, la violence psychologique est toujours présente, car toute attaque au corps, centre constitutif de l'être humain, atteint par conséquent l’âme et l'esprit, le soi, l'identité et l'existence sociale du sujet. De cette manière, la violence peut être comprise comme toute violation de l'intégrité physique ou psychique du sujet.
Dans les analyses juridiques, la violence est considérée comme une transgression ou une violation des normes et lois établies. La violence possède, dans ces analyses, un caractère épisodique, ponctuel et accidentel. Ce n’est pas par hasard qu’on voit toujours dans les discours sur la violence l'utilisation des expressions qui exposent ce caractère fortuit et éruptif de la violence : une «vague de violence», une «épidémie de violence», une «éruption de violence» ou encore une «explosion de violence». En outre, dans ces analyses, les normes et les lois ne sont jamais considérées comme étant porteuses en elles- mêmes des violences. Malgré le fait d'être presque indéfinissable, il est important d'adopter une définition du concept de violence, car l'appréhension qu'on a de la violence et de ses conséquences est intrinsèquement liée aux mesures qu'on adoptera pour affronter, contrer et prévenir les violences. De cette manière, on peut dire que la violence consiste en actes physiques, psychiques, moraux ou politiques à travers lesquels le sujet est traité comme étant une chose ou un objet. C'est l'individu traité comme un légume, comme un moins que rien. La violence chosifie la subjectivité et nie l'humanité dans l'autre. C’est notre condition même d’être humain qui nous est volée par la violence.
La violence est donc un processus de dé-subjectivation(1), intériorisé et reproduit dans les rapports sociaux où il trouve son ancrage le plus insidieux. La violence fait partie de la structure même des sociétés et, si elle a toujours été présente dans les mondes du travail, sous différentes formes, elle est pourtant mal connue.
Les violences au travailL'idée fréquemment véhiculée que les violences au travail sont un phénomène en émergence est une fausse idée, car elles ont toujours été présentes : les accidents du travail en sont un triste exemple. D'ailleurs, au cœur même du mot travailler, il y a l'idée de souffrance et de violence. Le verbe «travailler» est apparu dans la langue française au XVIe siècle. Du latin tripaliare (torturer avec le «tripalium», un instrument de torture à trois pieux), le mot «travail» garde l’idée de souffrance et pénibilité et ce ne sera qu’au XVIIIe siècle qu’il gagnera sa signification actuelle, comprenant les idées de résultat utile, d’effort, et de gagne-pain.
Ce qui est nouveau et préoccupant dans ce phénomène, c'est la fréquence et la gravité des actes de violence au travail. De plus, il semble y avoir une transformation dans les formes de violence, associée sans doute aux métamorphoses dans les mondes du travail.
Aujourd'hui, différentes formes de violences peuvent être identifiées dans les milieux de travail. On abordera ici quelques exemples. Il est important de souligner que personne n'est à l'abri des violences au travail, malgré le fait que certains milieux sont plus à risque à cet égard.
La violence criminelleLe vol à main armée dans les banques, supermarchés et dépanneurs est un parfait exemple de violence criminelle. L'agresseur n'appartient généralement pas à l'organisation et son but premier est le vol. Dans notre recherche sur les caissières de supermarchés, la grande majorité des travailleuses nous ont rapporté des cas vécus de vols à main armée — situation traumatisante pour elles et il y avait d'ailleurs, dans plusieurs magasins, des caissières en congé de maladie à cause d'un hold-up.
«Ils sont arrivés, le plus grand a tiré un coup de feu [...] puis il a dit : "C’est pas une joke, c’est un hold-up, donnez-moi votre argent" [...] Les gens sont tous partis, certains dans le magasin, d’autres vers l’extérieur; il y en a même qui sont sortis par la réserve, à l’arrière du magasin. Nous autres, aux caisses, on n’a pas le choix. Tu ne peux pas dire : je vais partir en courant avec les clients. Il n’est pas con le voleur, il te reconnaît. Tu ouvres ta caisse et tu lui donnes ton argent.» [Diane, caissière de supermarché]
Les caissières de banque sont aussi exposées au risque d’un vol à main armée dans l’exercice de leur travail. Au Québec, ce risque semble relativement élevé, surtout à Montréal, qui est la ville canadienne où il se commet le plus de vols de banque. Si l'on tient compte du pourcentage de vols par succursale, Montréal demeure au premier rang avec un rapport d'un vol pour 1,2 succursale par année, alors que Toronto possède un rapport d'un vol pour 3,4 succursales.
La violence relationnelleUne des transformations importantes dans les mondes du travail est la tertiarisation de l'économie. Selon Statistique Canada, le secteur des services emploie, au Canada et au Québec, les trois quarts environ de la main-d'œuvre et occupe une place importante dans notre vie quotidienne. Un exemple, aux États-Unis, McDonald's emploie plus de travailleurs que toute l’industrie sidérurgique américaine.
Une caractéristique très importante du secteur des services est l’interaction entre les travailleurs et l'individu à qui on livre le service(2). Cette rencontre est source d'amusement, de connaissance et d'interaction sociale. Les clients sont aussi une source de défi pour les travailleurs, un défi pour l'exercice de leurs aptitudes émotives et relationnelles.
Cependant, le défi apporté par le client, le plaisir de l'interaction sociale, la satisfaction du travail auprès de la clientèle ont une limite, car le rôle des clients est encore plus complexe. Certes, ils sont une source de satisfaction, de motivation et d'interaction sociale au travail, mais «ce n'est pas seulement des clients gentils là. On en supporte de toutes sortes, du sympathique, en passant par l'antipathique et l'impoli jusqu'au plus grossier». Les clients sont aussi une cause de violence au travail.
En fait, dans les supermarchés, on a vu une cliente jeter des produits sur la caissière et, dans d'autres cas, un client donner une gifle à la caissière ou monter sur le comptoir pour la battre. Il est clair, d'après le discours des travailleuses, que ce sont des situations traumatisantes : elles tremblaient, pleuraient ou criaient.
«Un client m'a dit que j'étais déplaisante, parce que je n'avais pas vidé son panier. C'est pas notre job de vider les paniers. [...] Insulter une caissière, je ne l’ai jamais accepté; ça... c'est très dur à prendre.» [Lorraine, caissière de supermarché]
«Là j'avais la peur, la trouille, tu sais ? À shaker de même. Même un arrêt cardiaque, ça ne me fera pas shaker de même, mais là c'était de la violence. Un patient voulait me frapper avec une canne. Il mesurait à peu près 7 pieds. Il est devenu complètement agressif. Je me suis sauvée vite, mais là j'ai eu peur, la peur.» [Marie, infirmière]
Les épisodes violents restent ancrés dans la mémoire des travailleurs. Lorsqu'on leur demande d’évoquer une situation désagréable, ce sont des situations de violence qui leur viennent d’abord à l’esprit. Il ressort de leur discours que le caractère traumatisant de la situation les a profondément marqués. Il est important de souligner que, même s'il y a des professions plus à risque, comme celle d’infirmière, personne n'est à l'abri de ce type de violence.
Le harcèlement sexuelPar ailleurs, les travailleuses et les travailleurs sont fréquemment exposés au harcèlement sexuel. Dans ce cas, l'agresseur peut être une cliente, un supérieur hiérarchique ou même une collègue de travail. L’acception de ce terme étant sujette à controverse, on se référera ici à la définition suivante :
«Toutes les actions et pratiques émanant d’une personne ou d’un groupe de personnes au travail, qui s’en prennent à un ou plusieurs travailleurs(euses) de façon répétée et indésirable. Délibérés ou inconscients, ces agissements ont pour effet d’humilier, d’offenser ou d’angoisser la personne concernée. Ils peuvent interférer avec l'accomplissement des tâches au travail ou créer une ambiance de travail désagréable. Le harcèlement sexuel recouvre les commentaires ou les actions associées au sexe d'une personne, il met l’accent sur sa sexualité et non sur son rôle en tant que travailleuse.»
Dans les organisations québécoises, les politiques contre le harcèlement sexuel ont fait du chemin et cette forme de violence est moins présente en ce qui concerne les cas où l'agresseur et la victime font partie de la même organisation. Cependant, il y a encore du chemin à faire dans le cas où celui qui harcèle est le client. La plupart des caissières des supermarchés québécois interviewées ont rapporté des cas de harcèlement sexuel, principalement liés à des abus verbaux : blagues, commentaires, propositions, invitations pouvant se traduire par des avances physiques (pincements, baisers, etc.). Dans un cas, le client a même suivi la travailleuse en voiture, après son quart de travail.
Il importe de mentionner que les mesures adoptées par les gestionnaires en cas de harcèlement sexuel de la part de la clientèle sont très importantes. Au Québec, une fois mis au courant de la situation, les gestionnaires essaient, la plupart du temps, de combattre le phénomène. Il y a toutefois encore ceux pour qui «le client a toujours raison» et dont la consigne est de ne jamais choquer le client d'aucune manière; dans ce cas, les travailleuses sont plus vulnérables à une telle violence.
Le racismeDans les organisations, le racisme est aussi une forme de violence qui prend plusieurs aspects : de «l'immigré voleur de jobs» à une discrimination plus sournoise qui ne se réduit pas aux stéréotypes, mais qui est ancrée dans les normes même de l'organisation, dans les procédures de sélection à l'embauche, dans la division des tâches ainsi que dans les barrières invisibles à certaines professions. Par exemple, quelle est la proportion des travailleurs immigrants dans la fonction publique québécoise ? Comment peut-on expliquer l'existence des ghettos d'emplois traditionnellement occupés par les travailleurs immigrants, par exemple le nettoyage ou l'industrie du taxi à Montréal ?
Selon Statistique Canada, «près du quart des nouveaux immigrants titulaires d'un diplôme universitaire travaillent dans les secteurs de la vente et des services, ce qui représente une proportion environ deux fois supérieure à celle observée chez leurs homologues nés au Canada». De plus, c'est à Montréal que le taux de chômage des nouveaux immigrants (hommes et femmes) est le plus élevé et cela malgré leurs aptitudes linguistiques.
Le racisme peut aussi être présent dans la relation entre les travailleurs et la clientèle :«Il y a un client qui m'avait traitée de sale nègre, de retourner dans mon pays, que je servais mal les clients, que je faisais mal ma job, pourquoi que j'allais pas ailleurs.» [Thérèse, Québécoise, caissière dans un supermarché à Montréal]
Il y a très peu d'enquêtes sur cette question, mais il est important de souligner cette facette de la violence, surtout à cause de la diversité de la main-d'œuvre au Québec.
L'homicide au travailIl existe aussi d'autres formes de violence : les homicides au travail entre autres. Le tableau 1 montre l'évolution des homicides qui ont eu lieu sur le lieu de travail. Malgré les dangers évidents, inhérents au travail des policiers, il est relativement rare au Canada qu'un policier soit tué dans l’exercice de ses fonctions. Les statistiques concernant les travailleuses du sexe sous-estiment toutefois la réalité selon Statistique Canada, car on compte uniquement les cas où la police est convaincue que la victime a été tuée pendant l'accomplissement des activités de prostitution. Il faut demeurer attentif, car on observe une hausse du nombre d'homicides au travail; mais il faudra plus de données pour mieux saisir cette tendance. Il est intéressant de souligner que tous les homicides se concentrent dans le secteur des services.
Sur cette question, il faut se rappeler le cas de la tuerie d'OC Transpo, le service de transports en commun d'Ottawa. Le 6 avril 1999, Pierre Lebrun a assassiné quatre collègues avant de se suicider sur le lieu de travail. À partir de l'enquête du coroner, on a appris que M. Lebrun était victime de harcèlement psychologique au travail, comme en a témoigné sa mère. Elle a déclaré que son fils se faisait harceler au travail parce qu'il était bègue. Il y aussi avait des rumeurs concernant son orientation sexuelle et il se faisait traiter de french pea soup parce qu'il était francophone.
Le harcèlement psychologique au travail devient de plus en plus présent dans les milieux de travail. Il est clair qu'un des éléments déclencheurs de cette tragédie a été cette forme de harcèlement. Parmi les 77 recommandations faites à l'organisation par le jury du coroner, l’une concerne l'élimination du harcèlement en milieu de travail.
Tableau 1 : Nombre d'homicides au travail - Canada | |||||
Profession | 1995 | 1996 | 1997 | 1998 | 1999 |
Agent de police | 2 | 2 | 1 | 1 | 1 |
Chauffeur de taxi | 4 | 3 | - | 2 | 3 |
Travailleuse du sexe | 9 | 10 | 6 | 7 | 3 |
Commis de station de service | - | - | 3 | - | 1 |
Commis/gérant de magasin | - | - | 3 | 6 | 3 |
Travailleur dans l’industrie des loisirs | - | - | 3 | 4 | - |
Caissier | - | - | - | - | 1 |
Gardien de sécurité | - | - | - | 2 | 2 |
Mécanicien d’autobus | - | - | - | - | 4 |
Concierge | - | - | - | - | 3 |
Autres | - | - | - | 9 | 4 |
Total | 15 | 15 | 16 | 31 | 25 |
Total des homicides (Canada) | 588 | 635 | 586 | 558 | 536 |
Taux d'homicide au travail (%) | 2,6 | 2,4 | 2,7 | 5,6 | 4,7 |
Au travail, personne n'est à l'abri du harcèlement psychologique. Cette forme sournoise de violence au travail existe depuis longtemps, mais depuis quelque temps, elle devient de plus en plus «populaire». En 1976, un psychiatre américain, Carroll Brodsky, a défini le harcèlement comme des tentatives répétées et persistantes d'un individu afin de tourmenter, de frustrer, de faire réagir une autre personne ou de briser sa résistance. C'est un traitement qui provoque cette autre personne, fait pression sur elle, l’effraie, l’intimide ou l’incommode, et ce, avec persistance.
Cependant, c’est Heinz Leymann, psychologue allemand, qui est considéré comme le père du concept qu'il a défini comme l'enchaînement répétitif de propos et d'agissements hostiles (voir encadré I), exprimés ou manifestés par une ou plusieurs personnes envers une tierce personne (la cible) au travail. C'est un processus destructif, constitué d'agissements hostiles dont la répétition constante a des effets dévastateurs sur l'individu harcelé.
Dans les définitions du harcèlement psychologique, trois dimensions sont toujours présentes : d'abord, la répétition de l'action; ensuite, les effets toujours négatifs, dévastateurs et destructeurs sur la personne cible; et finalement, un accent mis sur les effets subis par la personne cible et non sur les intentions de la personne qui harcèle. Le harcèlement psychologique peut être du type vertical, c'est-à-dire venir d’un supérieur envers un subordonné. Dans ce cas, le gestionnaire est prêt à tout, y compris à détruire psychologiquement un individu pour parvenir à ses fins. Il y a aussi le harcèlement de type horizontal, où un collègue agresse un autre collègue. Dans ce cas, une caractéristique est toujours présente: la passivité managériale.
Au Québec, il faut faire attention, il y a un certain malentendu en ce qui concerne la nomenclature en anglais du harcèlement psychologique. Les mots bullying, mobbing et harassment sont utilisés en anglais pour signifier le harcèlement psychologique et, comme l'a écrit Heinz Leymann, ces trois mots sont utilisés d'une manière interchangeable.
En France, en 1998, la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen, dans son livre intitulé Le harcèlement moral, a défini le harcèlement psychologique comme toute conduite abusive qui se manifeste par des comportements, des paroles, des actes, des gestes, des écrits, qui portent atteinte à la dignité ou à l'intégrité physique ou psychique d'une personne et qui mettent en péril l'emploi de celle-ci ou qui dégradent le climat de travail. En France, ce livre a connu un succès fulgurant et il a suscité un débat intense sur cette question en faisant avancer notre connaissance et notre compréhension du phénomène. Non seulement l'auteure a-t-elle mis en évidence ce type sournois de violence, mais elle a aussi réussi à conscientiser les gens au fait que les agissements qui composent le harcèlement psychologique ne font pas partie du travail. En outre, le débat suscité autour de ce livre a rendu possible la prise de la parole par les individus harcelés psychologiquement au travail. D'ailleurs, plusieurs associations d'aide aux travailleuses et aux travailleurs sont nées, différents groupes de discussion également et même une proposition de loi sur le harcèlement psychologique a été approuvée en France, puisque aucune législation ne sanctionnait cette forme de violence au travail.
Au Québec, le débat autour du harcèlement psychologique est encore embryonnaire. Le groupe communautaire Au Bas de l'Échelle est le pionnier dans la lutte contre le harcèlement psychologique. Aujourd'hui, de plus en plus de travailleurs et de travailleuses en souffrent, avec des conséquences qui vont de la perte de l'emploi aux problèmes de santé mentale (dépression, épuisement professionnel, syndrome du stress post-traumatique) et même au suicide. En France d’ailleurs, le harcèlement psychologique est à la source de plusieurs cas de suicide. D'après les données du groupe Au Bas de l’Échelle, il y a une accélération du phénomène au Québec (voir tableau 2).
Tableau 2 : Le harcèlement psychologique au Québec | |||||
1996 | 1997 | 1998 | 1999 | 2000 | |
Dossiers ouverts (n) | 490 | 668 | 669 | 655 | 486 |
Harcèlement (n) psychologique (%) |
97 19,8 |
236 35,3 |
286 42,8 |
275 42 |
192 39,5 |
Ces chiffres sont préoccupants, car ils sous-estiment l'ampleur du phénomène, puisqu'ils comptabilisent seulement les individus qui, à un moment donné, ont décidé de chercher de l'aide et ont fini par contacter le groupe. De plus, la majorité des appels proviennent de la grande région de Montréal. Ainsi, ces statistiques risquent de ne pas être représentatives de l'ensemble du Québec et de constituer simplement la pointe de l'iceberg.
Comment peut-on expliquer cette montée du harcèlement psychologique dans les organisations ? La tentation première est toujours de chercher l'explication la plus simple : on individualise le problème en attribuant la cause à un trait de personnalité soit du harcelé, soit du harceleur. Or, ces deux possibilités posent problème. Les recherches sur le harcèlement psychologique n'ont d’ailleurs jamais trouvé de corrélation, du moins jusqu'à maintenant, entre les personnalités des personnes harcelées. De plus, toutes les recherches sur cette question ont été faites à partir du vécu des harcelés, donc il est très délicat de tracer des portraits ou d’établir n'importe quel trait commun aux harceleurs, car on les perçoit toujours à travers le regard des victimes.
Certes, il y a des personnalités pathologiques, mais il ne faut pas tout étiqueter et individualiser le problème si on veut vraiment résoudre cette question. Par exemple, un gestionnaire peut être un harceleur parce qu’il lui manque les compétences pour accomplir ses tâches. Il n'est pas question d'excuser ici les comportements du harceleur mais, avant d'avancer des hypothèses simplistes, il faut essayer de mieux comprendre et de replacer le problème dans son contexte, pour mieux le contrer et le prévenir.
Les conditions sociales du harcèlement psychologique au travailMalgré le fait que le harcèlement psychologique puisse être présent depuis toujours dans les mondes du travail, ce n'est qu'à partir du début des années quatre-vingt-dix qu'on a constaté une augmentation des cas dans différentes sociétés. On pourrait imaginer que le nombre de «pervers» a augmenté dans les sociétés, mais une telle hypothèse nous semble invraisemblable.
Le harcèlement psychologique doit être compris non comme un phénomène individuel, isolé, épisodique, ponctuel et accidentel, mais comme le résultat d'une convergence de plusieurs tendances qui affectent le cœur même de l'organisation du travail. Ces tendances portent les germes de la violence, en provoquant l'effritement des rapports sociaux au travail et même hors du travail.
Une première tendance est d'abord un taux élevé de chômage qui conduit à un climat de compétition exacerbée et à l'acceptation des conditions de travail, autrefois inacceptables. Il faut comprendre le chômage d’une manière plus élargie, par conséquent plus réaliste, non seulement en considérant le taux officiel calculé à partir des normes du Bureau International du Travail, mais aussi en incorporant les chercheurs d’emploi découragés, ceux qui sont en attente d'un rappel ou de réponses, ceux qui doivent commencer un emploi à moyenne échéance ainsi que les travailleurs à temps partiel involontaire.
Dans le contexte québécois, les changements dans la loi de l'assurance-emploi, résultats d'une politique néolibérale, ont restreint de plus en plus l'accès des individus à cette protection sociale. Par exemple, les travailleurs qui démissionnent n'ont plus droit aux prestations de l'assurance-emploi. Ainsi, l’individu ne peut plus avoir comme stratégie de quitter son emploi pour se soustraire au harcèlement psychologique et éviter ainsi ses conséquences néfastes. Aujourd’hui, ou bien il endure la détresse du harcèlement psychologique, ou bien il subit la détresse économique.
Une deuxième tendance est l'utilisation toujours croissante des nouvelles technologies de l'information et des communications (NTIC), qui contribuent non seulement à réduire le nombre d'emplois, mais aussi à changer sensiblement le contenu même du travail ainsi que les modes de communication et d'interaction au travail. Les NTIC ont aussi rendu possible l'émergence des nouvelles formes d'organisation du travail (par exemple le télétravail, le juste-à-temps) et le renforcement des caractéristiques autoritaires et tayloriennes des organisations du travail (par exemple la surveillance électronique du travail). Le travail devient plus individuel, solitaire et stressant, un des facteurs qui déclenchent le harcèlement psychologique.
Une autre tendance, ce sont les pratiques managériales qui sont d’une part axées sur la réduction des effectifs et qui ont comme résultat une plus grande densification et intensification du travail : «on fait plus avec moins». Les pratiques managériales imposent d’autre part aux individus toutes les contraintes associées à la performance et à l’implication «totale», corps et âme, dans le travail générateur de stress et de mal-être. En plus, dans l’univers de la gestion moderne, les conflits, les échecs sont vus comme signes de faiblesse et de lâcheté et, par conséquent, ils sont niés.
Finalement, il y a une précarisation croissante du travail : les nouvelles formes d'organisation du travail ont bien saisi l'importance des regroupements de lutte des travailleuses et des travailleurs et on voit de plus en plus émerger des formes d'organisation du travail qui mettent l'accent sur l'individualisation et l'isolement des individus dans le temps (par exemple le travail à temps partiel) et dans l'espace (par exemple les sous-traitances en cascade et le travail à domicile). De cette manière, les groupes informels et les rapports sociaux au travail se trouvent particulièrement fragilisés et parfois même anéantis. Les possibilités de coopération, de communication et de résistance deviennent de plus en plus difficiles, ce qui a pour effet de majorer la souffrance, la frustration et la peur qui sont vécues dans une solitude affective au travail où chacun joue ses propres cartes, plongé dans un sentiment d’impuissance.
Bref, on éprouve depuis les vingt dernières années des changements organisationnels incessants, une polarisation entre ceux qui travaillent de plus en plus fort et ceux qui n’ont pas de travail, une augmentation du stress au travail, une précarisation croissante du travail. Dans un tel contexte social, toutes les formes de violence, et en particulier le harcèlement psychologique, sont fleurissantes, car elles trouvent, malheureusement, tous les ingrédients pour s’installer dans les organisations.
ConclusionPour l’individu, les conséquences des violences au travail et du harcèlement psychologique sont toujours néfastes. La grande majorité des travailleurs harcelés finissent toujours de la même manière : exclus du marché du travail. Les cas les plus souvent remarqués étant les congés de maladie de longue durée, surtout à cause d’une dépression ou d'un épuisement professionnel, les mises en invalidité, etc. comme le soulignent d’ailleurs les recherches faites dans d’autres pays. Pour l’organisation, la présence de la violence et du harcèlement se traduit par un taux d’absentéisme et de roulement du personnel plus élevé qui implique une perte de productivité, de compétitivité et des primes d'assurance plus élevées. C’est pourquoi on doit toujours établir une tolérance zéro en ce qui concerne les violences au travail et essayer de continuer à s'étonner de ce qui est habituel pour de nombreux travailleurs québécois, pour qu’à la fin on puisse discerner l’abus dans ce qui est la règle et, peut-être, trouver une solution.
Encadré 1 |
Quelques agissements qui composent le harcèlement psychologique* |
1- Empêcher la victime de s’exprimer : son supérieur hiérarchique l’empêche de s’exprimer, elle est constamment interrompue quand elle parle, on crie après elle, elle subit des attaques constantes concernant son travail, elle reçoit des menaces verbales ou écrites, etc. |
2- Isoler la victime : personne ne lui adresse la parole, elle est placée dans un local isolé, ses collègues de travail se font interdire de lui adresser la parole, elle est traitée comme si elle n'existait pas, etc. |
3- Déconsidérer la victime auprès de ses collègues : elle subit des humiliations publiques, on prétend qu'elle est malade mentale, on la ridiculise, elle est affectée à des tâches humiliantes, sa performance est évaluée de façon inéquitable, ses décisions sont remises en question, elle est injuriée dans des termes obscènes ou dégradants, etc. |
4- Discréditer la victime dans son travail : elle est affectée à de nouvelles tâches qui n'ont pas de sens, qui exigent moins ou plus de qualifications qu’elle n’en a, etc. |
5- Compromettre la santé de la victime : elle est forcée à faire des tâches qui sont dommageables pour sa santé, qui ne tiennent pas compte son état de santé ou de son âge, elle est exposée à la violence physique légère à titre d’avertissement, on abuse d’elle physiquement, on vandalise sa maison, sa voiture ou son bureau, etc. |
* (liste non exhaustive) Il y a harcèlement psychologique lorsqu’il y a répétition de ces agissements. |
Encadré 2 |
Les sites de discussion sur le harcèlement psychologique |
Il existe deux sites de discussion dans Internet, consacrés à la lutte contre le harcèlement psychologique au travail : |
Le premier est tenu par les médecins du site Expression Médicale (http://www.exmed.org). Pour s'y inscrire, il y a deux possibilités : aller à l'adresse http://www.exmed.org/exmed/har.html ou envoyer un courriel sans sujet ni texte à l'adresse lema-subscribe@onelist.com |
Le deuxième est tenu par l'Association contre le harcèlement professionnel (http://www.ifrance.com/achp). Pour s'y inscrire, il y a deux possibilités : aller à l'adresse http://www. ifrance.com/achp ou envoyer un courriel sans sujet ni texte à l'adresse harcelement_professionnel-abonnement@club.voila.fr. |
Angelo Soares est professeur au Département d'organisation et ressources humaines de l'Université du Québec à Montréal
2 - Il faut être conscient qu’il existe des emplois dans le secteur des services où cette interaction n’existe pas; par exemple, les conducteurs du métro et toutes les personnes qui travaillent dans la nouvelle économie comme vendeurs virtuels dans une compagnie .com.