Vous lisez : Au diable la cravate!

En franchissant les portes du centre de distribution de Provigo, à Laval, je vous défie de repérer en moins de deux minutes les dirigeants de l'entreprise parmi le lot d'employés qui s'affairent sur le plancher. Un coup d'oil rapide: pantalons de coton vert, pantalons de coton beige, t-shirts, chemises avec manches retroussées, chandails de laine. aucune cravate rayée en vue!

C'est que l'entreprise de détail incite fortement ses employés, des patrons du siège social aux caissiers des épiceries, à venir travailler de façon décontractée. Et ce, du lundi au vendredi, beau temps, mauvais temps. Une politique qui touche les 22 000 employés de la compagnie.

Bienvenue dans l'univers décontracté de Provigo.

Instaurée en 1993 par Pierre Mignault, à son arrivée à la présidence de Provigo, cette politique va toutefois au-delà de la simple liberté vestimentaire. En l'établissant, le président poursuivait un objectif bien précis: faire tomber les barrières hiérarchiques afin de rapprocher tous et chacun, améliorer les relations de travail et, surtout, favoriser la communication. «La tenue «casual» n'est qu'un élément de la philosophie décontractée de Provigo, dit Jean-Guy Duchaine, vice-président des ressources humaines et des communications. Ici, qu'on soit vice-président, directeur, gérant de magasin ou étalagiste, on ne veut pas qu'il y ait de différence au niveau de l'apparence, comme on ne veut pas qu'il y ait d'espaces de stationnement réservés aux «exécutifs» ni de cafétéria exclusive aux grands patrons.»

Philosophie ou pas, la nouvelle est arrivée comme une bénédiction pour les employés des épiceries et des entrepôts qui se voyaient obligés de porter un costume souvent mal ajusté, enfilé par-dessus un col roulé trop serré, à des années-lumière du bon goût. Mais pour les directeurs. Pas toujours évident de reléguer aux oubliettes la rangée de costumes accrochés dans la garde-robe et récoltés à la sueur du chèque de paye ! «Je suis arrivé à l'emploi de Provigo en mars 1995 et j'ai porté mon veston et ma cravate jusqu'à l'automne, dit Jean-Guy Duchaine. Pour plusieurs raisons. La plus bête est que je n'avais pas de vêtements relax en grande quantité. Je ne possédais que des costumes. On ne peut pas investir dans une nouvelle garde-robe du jour au lendemain. Habituellement, c'est aux changements de saisons que la «métamorphose» se produit; à l'automne par exemple.»

Des têtes dures.

La politique de la tenue décontractée compte évidemment ses réticents cravatés qui, sans être totalement contre, ne tirent aucun avantage à s'habiller relax au travail. «Il m'est arrivé de retourner à la maison trois fois dans la même semaine pour me changer, parce que j'avais des rendez-vous à l'extérieur du bureau avec des avocats, se rappelle Pierre Poirier, vice-président affaires juridiques, environnement, et secrétaire. La situation géographique du siège social, au nord de Montréal et non au centre-ville, favorise une telle politique. C'est une question de mentalité. Mais la vraie question est plutôt de savoir où tirer la ligne entre ce qui est de mise et ce qui ne l'est pas.»

Provigo laisse heureusement la liberté à ses employés de s'habiller comme bon leur semble. Pour autant qu'ils soient «présentables». En d'autres mots, le look «squeegee» n'est pas toléré ! «Nous faisons confiance aux employés pour qu'ils agissent avec bon sens et discernement, dit Jean-Guy Duchaine. J'ai l'impression qu'ils se lancent des signaux entre eux, qu'ils se disent «n'exagérons pas». Il y a une espèce de limite que la majorité s'est imposée. Certains employés viennent travailler en jeans, mais propres, pas déchirés ni effilochés. Et personne ne porte de short.»

«Par respect, lorsque je passe des gens en entrevue, je ne porte jamais de jeans, ni lorsque je rencontre des fournisseurs», mentionne Guylaine Ouimet, vérificateur opérationnel de Maxi et Maxi & Cie, bannières de Provigo. Comme il arrive que les Mignault et Duchaine nouent une cravate à leur cou lors d'un dîner d'affaires à l'extérieur du bureau par exemple. «Le grand mérite de cette démarche est le respect des choix vestimentaires de chacun», constate Duchaine.

. et des extrémistes

En fait, un seul groupe de travailleurs au sein de l'entreprise frôle la limite vestimentaire tolérée : les gens du service d'informatique. Des employés qui ont très peu de contacts avec l'extérieur, si ce n'est par téléphone.

Ironiquement, ce sont les informaticiens de Silicone Valley, en Californie, zqui ont amorcé la tenue relax en entreprise, notamment les vendredis, au début des années 90, aux dires de Patrick Mercanton, directeur marketing, de Dockers en France, filiale de Levi Strauss. «Les jeunes futés de Bill Gates ne voyaient pas l'intérêt de se retrouver en costume-cravate devant leur écran d'ordinateur, mentionne-t-il dans une entrevue accordée en octobre dernier à la revue française Personnel. La tenue de bureau décontractée est née et a été associée à l'esprit de créativité et d'initiative.» Nul doute alors que les informaticiens chez Provigo ont de l'avenir!

Profitant de ce mouvement, qui a rapidement rallié sept entreprises américaines sur dix, le géant Levi Strauss a alors créé Dockers en 1992, une ligne de pantalons sport en coton, lavables à la machine et faciles d'entretien. Dockers organise depuis des défilés de mode dans plusieurs bureaux aux États-Unis et en Europe, distribue des guides de politiques de «relaxation vestimentaire» aux chefs d'entreprises et possède même un numéro de téléphone (1 800 DOCKERS) pour conseiller ceux qui aimeraient se lancer dans l'aventure décontractée.

Provigo, elle, n'a pas eu besoin de Dockers pour se convaincre d'implanter une politique relax. Et l'entreprise fait des jaloux, surtout chez celles qui donnent à leurs employés la permission d'accrocher leur tailleur et leur costume uniquement les vendredis. «Il y a parfois exagération chez certaines, remarque Jean-Guy Duchaine. Le personnel en profite. Il lâche son fou (côté vestimentaire s'entend) et les dirigeants se voient alors obligés d'imposer des règles.» Et si Provigo faisait, elle aussi, le tour des entreprises québécoises pour propager les bienfaits de sa politique?

Isabelle Massé

Source : Effectif, volume 1, numéro 1, janvier / février 1998

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