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Les relations du travail au Québec : évolution récente et perspectives

Malgré la baisse de la syndicalisation dans la plupart des pays industrialisés depuis plusieurs décennies, les organisations syndicales continuent d’exercer une influence marquante sur les conditions de travail au Québec.

28 avril 2008
Patrice Jalette, CRIA, Reynald Bourque, CRIA, et Mélanie Laroche

Les conventions collectives négociées entre employeurs et syndicats déterminent directement les conditions de travail d’environ 40 % des salariés québécois et exercent une influence indirecte sur celles des salariés non syndiqués. Par ailleurs, les aléas des négociations collectives et les conflits de travail affectent également les citoyens, que ce soit à titre de clients, d’usagers, de bénéficiaires ou de contribuables.

On présente souvent la négociation collective comme un obstacle au développement des organisations en raison des conflits de travail et des règles conventionnelles qui en alourdiraient la gestion. Selon nous, ces prétentions ne résistent pas à une analyse rigoureuse des faits. Cet article met en évidence que, contrairement aux discours alarmistes de certains ténors du néolibéralisme, la fréquence des conflits de travail au Québec a enregistré une baisse significative au cours des dernières décennies, tandis que les conventions collectives se sont adaptées aux nouvelles réalités économiques et sociales. À cette fin, nous utilisons les données sur les relations du travail publiées par le ministère du Travail du Québec pour en dégager les principales tendances et en prévoir l’évolution.

Des relations du travail qui se transforment
Au cours des dernières décennies, les relations du travail au Québec sont devenues beaucoup moins conflictuelles, en ce qui concerne tant la fréquence annuelle des conflits liés à la négociation d’une convention collective que la diffusion croissante des approches intégratives de la négociation collective1.

Le signe le plus évident de cette transformation des relations du travail est la réduction importante de la fréquence des conflits au cours des trente dernières années, qui est passée d’une moyenne annuelle de 343 arrêts de travail pour la période 1976-1980 à moins de 120 pour la période récente 2001-2005 (voir tableau 1). Cette baisse de la conflictualité des relations du travail au cours de la période récente se reflète également dans l’allongement de la durée moyenne des conventions collectives observé depuis un amendement introduit dans le Code du travail en 19942.

Cette tendance à la baisse de la conflictualité des relations du travail au Québec n’est cependant pas sans ambiguïté, puisqu’on constate une augmentation au cours de la période 2001-2005 de la moyenne annuelle des jours-personnes perdus par rapport à la décennie 1990, tandis que le nombre annuel moyen des conflits demeure relativement stable. Cette hausse, jumelée à celle de la durée moyenne des arrêts de travail au cours de la même période, tend à corroborer la thèse d’un durcissement des conflits de travail au Québec au cours des dix dernières années3. Bref, si la baisse du nombre de conflits de travail s’est maintenue au cours des quinze dernières années, la tendance s’est inversée en ce qui concerne leur ampleur et leur durée.

Comment peut-on expliquer ce durcissement des conflits de travail alors que le contexte économique s’est amélioré au cours de la dernière décennie? Une piste d’explication réside dans l’analyse des enjeux des conflits4. Même si l’augmentation des salaires est le point en litige le plus fréquemment relevé dans les données annuelles sur les conflits de travail de 1997 à 2006 (environ 45 % des cas), on constate une baisse d’environ 25 % des conflits reliés à cet enjeu durant cette période. Ce recul peut s’expliquer par la croissance du salaire réel des travailleurs syndiqués du secteur privé (environ 3 %), bien que les salariés du secteur public aient connu une baisse d’environ 1 % de leur pouvoir d’achat au cours de la même période5. Parallèlement à la baisse des conflits reliés aux questions salariales, d’autres enjeux ont pris davantage d’importance au cours de la dernière décennie. Ainsi, la proportion des conflits où le principal enjeu porte sur la sous-traitance a plus que triplé entre 1997 et 2006. La volonté patronale de recourir à l’impartition pour réduire les coûts et augmenter la flexibilité du travail de même que les débats autour de l’article 45 du Code du travail ont certainement accru l’importance de la sous-traitance comme enjeu de négociation. En mettant en opposition la sécurité d’emploi des salariés et le droit de l’employeur d’organiser la production, cet enjeu peut engendrer des conflits longs et coûteux pour les parties, comme chez Vidéotron en 2002-2003 et à l’aluminerie Alcoa de Bécancour en 2004.

Par ailleurs, la volonté des employeurs de réduire les coûts des régimes de retraite et d’assurances, notamment par la transformation des régimes à prestations déterminées en régimes à cotisations déterminées, s’est traduite par une hausse significative de la proportion des conflits reliés à cet enjeu entre 1997 et 2006. De plus, la proportion des conflits portant sur les horaires et les heures de travail a plus que doublé au cours de la même période. L’importance croissante qu’accordent les salariés syndiqués à cette question traduit sans doute une préoccupation plus grande pour la qualité de vie en dehors du travail et la possibilité de concilier vie personnelle et travail. Enfin, il faut souligner qu’il y a eu au cours de cette période une légère diminution des conflits où le litige portait sur l’ancienneté et les mouvements de personnel, la sécurité d’emploi et la répartition des tâches, qui sont des enjeux traditionnels du syndicalisme industriel.

Une convention collective qui s’adapte
Le caractère évolutif des relations du travail se reflète aussi dans certaines modifications introduites dans les conventions collectives, découlant des nouvelles préoccupations des parties. En nous basant sur les données du ministère du Travail du Québec6, nous avons retracé les changements les plus significatifs dans les conventions collectives au cours des quinze dernières années7. Deux grandes tendances se dégagent. D’abord, la législation du travail a exercé une forte influence sur le contenu des conventions collectives au cours de la période de référence. Ensuite, la recherche par les employeurs d’une plus grande flexibilité dans la gestion de la main-d’œuvre syndiquée s’est traduite par plusieurs modifications aux conventions collectives.

L’adoption de lois d’ordre public, un fait marquant de la période étudiée, a influencé le contenu des conventions collectives. Par exemple, à la suite de l’adoption de la Loi favorisant le développement de la formation de la main-d’œuvre en 1995, la proportion des conventions collectives incluant des dispositions sur la formation, le recyclage et le développement des ressources humaines a connu une forte progression, passant de 38,9 % pour la période 1988-1991 à 68,9 % pour la période 2003-2006. L’effet d’entraînement de cette loi a probablement contribué à accroître la fréquence des comités conjoints en matière de formation, passant de 9,8 % des conventions signées entre 1988 et 1991 à 23,4 % entre 2003 et 2006, dont la majorité sont de nature consultative. En lien avec l’adoption en 2002 de l’article 85.2 de la Loi sur les normes du travail, la proportion des conventions collectives prévoyant le remboursement complet des frais de formation aux salariés, sous certaines conditions, a plus que doublé.

Plus récemment, d’autres modifications apportées à la Loi sur les normes du travail ont favorisé des innovations conventionnelles en regard de la conciliation travail/famille et du harcèlement psychologique. La proportion des conventions collectives qui prévoient des dispositions sur le congé parental a plus que quadruplé et le pourcentage des conventions qui traitent du congé de maternité a connu une croissance de 15,3 points. L’analyse du contenu des conventions récentes révèle que la rémunération au cours de ces congés s’aligne généralement sur les dispositions du régime québécois d’assurance parentale. Par ailleurs, le harcèlement psychologique est devenu une disposition courante dans les conventions depuis que des amendements à cet égard ont été ajoutés à la Loi sur les normes du travail; on retrouve cette disposition dans près de la moitié des conventions collectives signées entre 2003 et 2006.

D’autres modifications ont été apportées aux conventions collectives durant la même période aux chapitres de l’ancienneté, de la protection des emplois, de l’organisation du travail et des statuts d’emploi. Ainsi, la proportion des conventions qui confèrent à l’ancienneté un rôle déterminant dans l’attribution des promotions et des postes vacants est trois fois moindre et la proportion de celles qui utilisent uniquement l’ancienneté comme critère d’attribution a régressé de 12,6 %.

La flexibilité accrue des conventions collectives se manifeste aussi en matière de sous-traitance. Ainsi, bien qu’on observe une augmentation de 13,5 % de la proportion de conventions collectives comportant des dispositions sur la sous-traitance entre les deux périodes de référence, moins de 2 % des conventions collectives prohibent la sous-traitance au cours de la période 2003-2006 et 65 % d’entre elles la permettent à condition qu’elle n’occasionne pas de mises à pied. Comme nous avons pu le voir, l’intérêt que portent les employeurs et les syndicats à ces dispositions s’est traduit au cours de la dernière décennie par un certain regain d’importance des conflits se rapportant à cet enjeu.

Si les salariés atypiques ont été traditionnellement moins bien couverts par les conventions collectives que les salariés permanents à temps plein, une amélioration de la protection conventionnelle offerte aux travailleurs à temps partiel s’est toutefois opérée au cours des quinze dernières années. La proportion des conventions collectives dont toutes les dispositions s’appliquent à ces salariés a presque quadruplé au cours de la période de référence, alors que la part de celles qui précisent que seulement certaines dispositions s’appliquent à eux a diminué de moitié. Dans les conventions collectives signées entre 2003 et 2006, cette amélioration de la protection conventionnelle n’est cependant pas étendue aux salariés remplaçants, occasionnels ou surnuméraires. En effet, la quasi-totalité des conventions comportant des dispositions relatives à ces salariés stipulent que certaines clauses seulement s’appliquent à eux. Pour assurer une flexibilité numérique, les conventions collectives autorisent généralement l’employeur à disposer d’une réserve de salariés précaires (occasionnels, saisonniers, sur appel, surnuméraires ou autres) dont le niveau de protection conventionnelle est limité.

La flexibilité est aussi un enjeu important pour les salariés qui souhaitent concilier le travail et la vie hors travail. En matière d’aménagement du temps de travail, on observe une double évolution. D’une part, le nombre de conventions collectives comportant des dispositions sur les horaires flexibles a diminué de moitié entre les deux périodes étudiées, ce qui pourrait indiquer une baisse de popularité de cette formule à la mode dans les années 1970 et 1980. D’autre part, la proportion de conventions collectives qui prévoient des dispositions concernant la semaine réduite de travail se situe à près de 30 % au cours des années récentes. La popularité croissante de ce type d’aménagement du temps de travail est aussi à mettre en relation avec la problématique de la main-d’œuvre vieillissante. La proportion des conventions collectives se rapportant aux travailleurs âgés a presque quadruplé entre les deux périodes. Plus de la moitié des conventions collectives qui traitent de ces travailleurs et qui ont été signées au cours des dernières années comportent également des dispositions sur la réduction du temps de travail.

Perspectives d’avenir
Il est bien difficile de prévoir le niveau de conflictualité dans les relations du travail ainsi que le contenu de la convention collective. Il est probable que, lorsque des restructurations seront effectuées tant dans le secteur manufacturier que dans le secteur public, les relations du travail seront empreintes de difficultés en raison de la complexité des enjeux. Une tendance importante – qui semble se confirmer – est que les négociations de concessions ne se limitent plus aux secteurs et aux entreprises en proie à des difficultés économiques, comme c’était le cas dans les années 1980 et 1990. Désormais, même des entreprises très profitables s’engagent dans cette voie. On peut s’attendre notamment à ce que, dans plusieurs secteurs, les employeurs désireux d’obtenir des concessions financières mettent en œuvre des stratégies de négociation offensives en s’appuyant sur la possibilité de délocalisation ou de sous-traitance d’activités, une pratique qui s’est manifestée à maintes reprises au Québec ces dernières années. Par ailleurs, une remontée significative de l’inflation ou une forte récession dans les prochaines années pourraient provoquer aussi un durcissement du climat des relations du travail.

L’évolution du contenu de la convention collective est également dépendante de l’évolution du marché du travail. Comme le montrent nos analyses, les employeurs et les syndicats au Québec se sont entendus au cours des quinze dernières années pour introduire des modifications dans les conventions collectives qui permettent aux organisations de s’adapter aux changements de leur environnement économique. Au cours de la prochaine décennie, en réponse à l’inéluctable évolution démographique, un défi important sera d’adapter la convention collective afin d’encourager le maintien en emploi des travailleurs vieillissants, tant aux chapitres des horaires de travail et de la retraite que de la charge de travail physique et mentale. Si la pénurie appréhendée de main-d’œuvre se concrétise, les organisations devront privilégier des stratégies d’attraction et de fidélisation. On peut donc s’attendre à une amélioration des conditions de travail de l’ensemble des salariés (salaires, protection du revenu, flexibilité du temps de travail, etc.), y compris de celles des salariés précaires.

Avec un marché du travail plus « serré », les syndicats jouiront sans doute dans les années à venir d’un rapport de force plus favorable, notamment dans les services privés et publics. Il n’est donc pas exclu que la hausse de la conflictualité des relations du travail observée depuis le début des années 2000 se poursuive au cours de la prochaine décennie, car les salariés seront plus enclins à exiger des entreprises des conditions de travail qui tiennent davantage compte de leurs besoins et de leurs attentes. Du côté des employeurs, l’externalisation – sous-traitance, délocalisation, agences de placement, travail autonome – et les investissements technologiques apporteront sans doute un contrepoids à la montée des revendications syndicales. En dépit de certains gains réalisés au cours des dernières années, on peut s’attendre à ce que la recherche de flexibilité demeure au cœur des préoccupations patronales non seulement en raison des pressions économiques venant de la concurrence internationale, mais aussi de la dictature des résultats à court terme, de la financiarisation de l’économie et, dans le secteur public, des restructurations en cours et à venir.


Notes

 

  1. Ministère du Travail (2002). La négociation basée sur les intérêts dans le renouvellement des conventions collectives : enquête auprès de négociateurs patronaux et syndicaux, Direction des innovations en milieu de travail.
     
  2. Boutet, P. (2004). Rapport sur les conventions collectives de longue durée de 1994 à 2002, Québec, Ministère du Travail, Direction de la recherche et de l’Innovation.
     
  3. Boivin, J. (2002). « Comment se portent les relations du travail au Québec? »,Effectif, vol. 5, no 2. Villemure, G. et J. Turgeon (2006).Les arrêts de travail au Québec – Bilan de l’année 2006, Québec, ministère du Travail. Sauvé, M. et C. Robitaille (2005).Évolution des conflits de travail de longue durée de 1983 à 2002 : une vue d’ensemble, Québec, ministère du Travail, Direction générale des politiques et de la recherche.
     
  4. Les données de cette section ont été compilées par les auteurs à partir d’une publication du ministère du Travail du Québec (diverses années) : Les arrêts de travail au Québec – Bilan annuel.
     
  5. Les données salariales sont tirées d’une publication du ministère du Travail du Québec (diverses années), Indice de croissance des taux de salaires négocié : bilans. Les données sur l’inflation qui ont servi au calcul des augmentations du salaire réel proviennent du site Internet de l’Institut de la statistique du Québec consulté le 26 janvier 2008.
     
  6. Les données sont tirées des publications du ministère du Travail à chacune des époques : Conditions contenues dans les conventions collectives (diverses années) et Portrait statistique des conventions collectives analysées au Québec, Direction de l’information sur le travail (diverses années). Les moyennes annuelles par période de quatre ans présentées à la Figure 1 sont basées sur les calculs des auteurs. 
     
  7. La raison première de recourir spécifiquement à ces périodes est la disponibilité des données, l’analyse des conventions collectives de 1992 à 2002 n’ayant pas fait l’objet de publication. Par contre, il tombe sous le sens d’examiner des périodes relativement éloignées dans le temps afin de dégager des tendances de fond plutôt que conjoncturelles. De plus, le contexte a beaucoup évolué entre les deux périodes. Il suffit de penser qu’il y a une quinzaine d’années, on sortait de la dernière récession importante, on commençait à parler de mondialisation et de conciliation travail/famille aux tables de négociation et c’était le début de l’engouement pour la négociation raisonnée. C’est un contraste intéressant avec la situation actuelle. Par ailleurs, il était important de faire une comparaison par période de quatre ans pour aller au-delà des variations annuelles dans les conventions signées qui dépendent souvent davantage de la composition du groupe de conventions collectives analysées que de l’existence de réelles tendances. Cela nous permettait d’obtenir un groupe le plus large possible de conventions dont la durée moyenne se situe aux alentours de quatre ans. Boivin, J. (2002). « Comment se portent les relations du travail au Québec? », Effectif, vol. 5, no 2.

 


Patrice Jalette, CRIA, professeur, Reynald Bourque, CRIA, directeur et professeur, et Mélanie Laroche, professeur adjointe, École de relations industrielles, Université de Montréal

Source : Effectif, volume 11, numéro 2, avril/mai 2008.


Patrice Jalette, CRIA, Reynald Bourque, CRIA, et Mélanie Laroche