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Harcèlement psychologique : analyses marquées par une approche psychologisante

S’il y a une tendance lourde qui émerge des nouvelles réalités qui interpellent les spécialistes en relations du travail, c’est bien l’importance accordée aux risques psychosociaux dans les organisations et plus particulièrement aux enjeux liés au harcèlement psychologique et à la violence au travail.

12 mars 2015
Jean-François Tremblay, CRIA

De fait, si le phénomène est loin d’être nouveau, l’introduction en 2004 des dispositions en matière de harcèlement psychologique dans la Loi sur les normes du travail a braqué les projecteurs sur cette réalité, parfois insidieuse, souvent pénible pour ceux qui en sont victimes. Dix ans plus tard, on constate toutefois que les objectifs premiers du législateur ont pu être dénaturés par une certaine dérive dans l’analyse des épisodes allégués de harcèlement, qui mène à accorder une importance indue aux caractéristiques psychographiques des plaignants.

Quelques repères
Au sens de la Loi, on entend par harcèlement une conduite vexatoire se manifestant par des comportements, des paroles, des actes ou des gestes répétés, qui sont hostiles ou non désirés, laquelle porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique de l'employé et qui entraîne, pour celui-ci, un milieu de travail néfaste. L’intention du législateur est ici de mettre l’accent sur la dynamique du milieu de travail plutôt que sur la seule responsabilité des comportements mal intentionnés ou non des personnes qui y œuvrent. Les dispositions de la Loi laissent entrevoir une double obligation pour l'employeur, à savoir d’agir en amont et en aval d’une conduite harcelante alléguée. Il devra donc être autant proactif que réactif.

Une politique sur le harcèlement psychologique est le principal outil de l’employeur afin de répondre à son obligation légale de prendre les moyens raisonnables pour prévenir le harcèlement psychologique (volet proactif). Lorsqu’il y a dépôt d’une plainte jugée recevable, il sera alors de sa responsabilité de régler la situation par la voie de la médiation ou de l’enquête ou de faire les représentations nécessaires devant le tribunal administratif pertinent (volet réactif). Le but ultime recherché dans tous les cas étant l’instauration d’un milieu de travail exempt de harcèlement.

L’influence de la victimologie
L’analyse d’un corpus de décisions arbitrales et de rapports d’enquête tend à montrer l’émergence d’une tendance nette dans l’analyse des situations alléguées de conduite harcelante. Cette tendance consiste à considérer principalement les caractéristiques de la personne plaignante afin d’identifier des facteurs pouvant mitiger les comportements allégués. Cette façon d’appréhender les choses est associée au paradigme de la victimologie ou de la victimisation.

La victimisation serait essentiellement un phénomène en lien avec la personnalité et le comportement de la victime, susceptible de créer une situation qui peut de prime abord ressembler à du harcèlement psychologique, mais qui n’en serait pas au sens de la Loi. Cette façon d’aborder la situation met en cause la maladie, des traits de personnalité ou encore d’autres facteurs liés à la personne plaignante. Ce serait aussi la propension d’une personne à se complaire dans le conflit sans jamais être satisfaite des propositions avancées pour le régler.

Le concept a été popularisé par Marie-France Hirigoyen dans son ouvrage Malaise dans le travail. Harcèlement moral : démêler le vrai du faux. Elle explique qu’il y a beaucoup à gagner à se poser en victime. Cela permet notamment de se soustraire à ses responsabilités lorsqu’on est en difficulté ou qu’on a commis des erreurs. Bref, cela amène à se faire plaindre. Quels que soient les éléments de la réalité, tout est de la faute de l’autre.

C’est cette façon de concevoir la dynamique du harcèlement chez les personnes appelées à déterminer l’existence ou non d’une conduite harcelante que nous associons au paradigme de la victimologie. Pour elles, le constat d’un phénomène de victimisation, de rapports sociaux difficiles ou d’un conflit de personnalité fait habituellement échec à une conclusion de harcèlement psychologique. Mais l’un empêche-t-il l’autre?

Langage psychologique versus langage organisationnel
L’émergence du paradigme de la victimologie n’est pas étrangère à une forme de psychologisation des relations du travail. Ce phénomène tend à laisser une place prépondérante au langage psychologique pour analyser et résoudre des problèmes au travail et cela au détriment d’un langage organisationnel, social ou juridique. Cela entraîne une personnification des relations sociales qui tend à mitiger l’importance des facteurs organisationnels. Les problèmes sont alors attribués au caractère, aux défauts ou qualités des personnes impliquées. Bien souvent, le recours aux savoirs de la psychologie amène la réduction de problèmes collectifs à de simples défaillances personnelles.

On constate effectivement que plusieurs décisions arbitrales ou conclusions de rapports d’enquête révèlent des propos qui tendent vers le psychologique plutôt que vers le juridique ou l’organisationnel. Il y a souvent un regard très critique sur les plaignants, faisant porter l’enquête sur le caractère sain ou non de la personnalité du plaignant ou sur la présence de troubles mentaux. On serait alors en présence d’un « faux harcèlement psychologique ». Cela peut, entre autres, être induit de l’application du test de la « personne raisonnable » et s’inscrit dans la lignée de la théorie du « crâne fragile » qui est de plus en plus évoquée en matière de santé mentale au travail.

L’un des exemples les plus probants de cette psychologisation néfaste des analyses en matière de harcèlement est certes cette décision arbitrale où l’arbitre écrit qu’il a pu constater certains comportements troubles chez la personne plaignante lors de l’audition de son grief en matière de harcèlement. Il indique avoir noté les manifestations comportementales de la plaignante pour en chercher ensuite une résonance dans l’ouvrage de référence en matière de santé mentale, le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-IV). Il pose alors lui-même un diagnostic sur la santé mentale de la plaignante, qu’il juge trouble. Dès lors, il base en partie sa décision de rejeter le grief sur son propre diagnostic. Il est à noter que, dans ce cas, la preuve au cours de l’audition ne comprenait aucune expertise psychiatrique et que l’arbitre n’avait aucune compétence pour poser un diagnostic de troubles mentaux. Si on peut être a priori dubitatif devant une telle situation, il ne faut pas nécessairement s’en étonner, car une telle dérive n’est pas un cas isolé et témoigne pleinement d’une psychologisation accrue, voire indue lors de l’analyse des problèmes vécus dans les milieux de travail.

Conclusion
On ne peut assez insister sur l’importance d’assurer à l’ensemble des salariés un milieu exempt de conduites harcelantes… Il faut toutefois que les personnes appelées à déterminer s’il y a harcèlement ou non se conscientisent sur l’intention première du législateur, à savoir d’analyser les faits et circonstances entourant la situation alléguée sous l’angle de la dynamique du milieu de travail et non en fonction de possibles caractéristiques « pathologiques » chez les personnes plaignantes. Cette vigilance est aussi importante pour les gestionnaires qui recherchent des conseils sur les suites à donner à une plainte que pour les conseillers en ressources humaines ou en relations du travail qui œuvrent à la mise en œuvre des objectifs de la Loi. Rejeter trop rapidement une possible situation de harcèlement sous prétexte que la personne plaignante montre une certaine défaillance psychologique ou qu’elle est perçue comme une personne susceptible « d’attirer » les comportements répréhensibles est l’un des dangers qui guette l’assainissement des milieux de travail. L’approche psychologisante éloigne donc un peu trop les professionnels du champ de l’analyse organisationnelle, qui était pourtant au cœur de l’intention du législateur.

Bien sûr, il est possible que certaines personnes, en raison de leur état de santé psychologique ou de leur propension à la quérulence, échouent le test de la personne raisonnable; mais encore faut-il se donner la peine d’appliquer ce test avec rigueur, discernement et surtout, sans a priori. C’est uniquement dans ces conditions qu’il sera possible de déterminer si la personne plaignante avait des doléances légitimes au sens de la Loi.

Comme il y a fort à parier que le harcèlement psychologique sera au cœur des préoccupations des organisations pour les années à venir, la vigilance dans la juste appréciation du phénomène est donc de mise. Grâce à l’expérience acquise en cette matière, il est maintenant possible d’identifier clairement les pièges à éviter afin de proposer une lecture adéquate des situations de harcèlement alléguées. En faisant preuve de discernement, il sera possible d’empêcher une psychologisation accrue de l’analyse de la dynamique des relations du travail, sans toutefois se priver de l’apport important que les savoirs en matière de psychologie du travail et des organisations peuvent constituer comme outils à l’analyse des situations vécues.

Jean-François Tremblay, CRIA, Ph. D., professeur en relations du travail, département de relations industrielles, Université du Québec en Outaouais

Source : Effectif, volume 18, numéro 1, janvier/février/mars 2015.


*Ressources complémentaires
Consultez le Dossier spécial sur le harcèlement psychologique dans le site web de l'Ordre [ portailrh.org/harcelement ], incluant le Code de conduite en matière d'enquête interne à la suite d'une plainte pour harcèlement au travail.


Jean-François Tremblay, CRIA