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Technologie et ressources humaines : évolution de l’emploi et des compétences à l’ère de l’intelligence artificielle

Fondé sur des recherches récentes, le présent essai vise à fournir aux professionnels en ressources humaines quelques connaissances clés et à nourrir leur réflexion sur les principaux défis auxquels les organisations et les travailleurs sont ou seront confrontés. Il vise surtout à faire réfléchir sur les rôles prépondérants que les RH pourraient jouer dans les organisations grâce à l’évolution technologique.

1 novembre 2017
Placide Poba-Nzaou

Les avancées technologiques réalisées ont déjà des impacts importants sur la vie humaine de tous les jours, sur les organisations et sur la main-d’&œlig;uvre (Banque mondiale, 2016; McKinsey Global Institute, 2017; The National Academies of Sciences, Engineering, and Medicine, 2017). Cependant, au moins trois raisons permettent de soutenir que des améliorations substantielles à venir permettront d’aller encore plus loin, aussi bien en ce qui concerne les capacités de ces technologies qu’en ce qui concerne leurs impacts, en touchant des tâches qui paraissent aujourd’hui à l’abri de l’automatisation (Manyika et al., 2017; OCDE, 2016).

Premièrement, dans la réalisation de la plupart des activités, aussi bien physiques que celles nécessitant des capacités cognitives avancées et jusqu’à présent réservées aux humains, les avancées des dernières décennies permettent aux technologies, sous la forme d’agents intelligents, d’atteindre des performances égales, voire supérieures, à celles des humains.

Deuxièmement, l’automatisation des tâches permet de réaliser des bénéfices qui vont au-delà de la simple réduction des coûts de main-d’œuvre, rendant ces technologies très attrayantes pour les organisations. Le déploiement de ces technologies permet notamment d’améliorer la qualité des produits et des services et de réduire le temps de réalisation des tâches, sans parler de la possibilité de réaliser des tâches qui ne sont pas à la portée des capacités humaines (Manyika et al., 2017). Enfin, les investissements consentis par des entreprises, financières ou non, dans la recherche sur ces technologies numériques ne cessent de croître (Manyika et al., 2017; The National Academy of Science, Engineering, and Medicine, 2017). Rien que dans le domaine de l’intelligence artificielle, la somme des investissements divulgués est passée de 0,6 à 5 milliards de dollars entre 2012 et 2016 (The State of Artificial Intelligence, CB Insights, 2017). De plus, les investissements en provenance des entreprises non technologiques du classement Fortune 500 n’ont pas cessé de croître depuis 2012, au point de dépasser, pour la première fois en 2017, les investissements cumulés en provenance des entreprises technologiques elles-mêmes (Fortune 500 Tech Investment And M&A Report. CB Insights, 2017).

Depuis quelques années, les avancées dans le domaine des technologies numériques, notamment la robotique, l’intelligence artificielle, l’algorithmique et l’apprentissage automatique (machine learning), les mégadonnées (big data) et l’Internet des objets (IdO) suscitent des débats de plus en plus nombreux tant au sein de la communauté scientifique que chez les praticiens. Un consensus émerge sur l’importance à la fois de l’ampleur, de la profondeur et de la vitesse des transformations dues aux impacts de ces technologies, si bien qu’on parle de « 4e révolution industrielle » (Forum économique mondial, 2016). Ces impacts touchent en particulier le travail et son environnement, ainsi que les emplois et les compétences.

Les avancées technologiques

Depuis quelques décennies, des progrès scientifiques et technologiques sont réalisés de façon continue dans divers domaines à une vitesse de plus en plus grande, à tel point que la liste des technologies numériques continue de s’enrichir de jour en jour.

Bien que cet essai porte principalement sur les implications du déploiement de ces technologies, il est important de présenter quelques technologies clés et leurs principales capacités. Le tableau ci-dessous présente quatre technologies ainsi que quelques exemples d’applications.

Pourcentage d'emplois automatisables

  • 57 % PAYS DE L’OCDE
  • 67 % PAYS EN VOIE DE DÉVELOPPEMENT
  • 69 % INDE
  • 77 % CHINE

(Données de janvier 2016 : Citibank avec Frey et Osborne, Banque mondiale, Forum Économique Mondial)

Les effets potentiels des technologies sur les emplois et les compétences

Puisque l’informatisation modifie la structure des coûts des processus, des produits et des services, l’adoption des technologies peut avoir des effets transformationnels sur l’économie et l’emploi. Du point de vue économique, les effets les plus souvent cités sont :

  • la croissance de la productivité, qui contribue à l’amélioration du niveau de vie (NASEM, 2017);
  • l’accentuation des inégalités dans la redistribution des richesses au sein des nations (Banque mondiale, 2016; NASEM, 2017);
  • l’altération du type d’emplois disponibles et des rémunérations associées, générant une polarisation du marché de l’emploi (Autor, 2015; Banque mondiale, 2016; Frey et Osborne, 2013).

D’une part, le déploiement de ces technologies tend à générer des emplois à revenu élevé pour des travailleurs hautement qualifiés et des emplois manuels à faible revenu pour des travailleurs sans qualification, tout en évacuant les emplois de routine à revenu moyen. D’autre part, les gains générés au sein des organisations sont redistribués de façon très disproportionnée entre les travailleurs en haut de l’échelle des salaires et des compétences et ceux au bas de l’échelle, avec pas grand-chose pour les emplois à revenu moyen. Pour certains auteurs, cette situation s’explique en partie par le fait que certaines technologies numériques ont tendance à « rehausser » ou « compléter » les compétences des travailleurs hautement qualifiés en augmentant leur productivité, tout en se substituant aux emplois routiniers souvent de niveau intermédiaire (Manyika et al., 2017; Banque mondiale, 2016).

D’un côté, certaines études révèlent des projections très pessimistes. Frey et Osborne (2013) estiment à 47 % la proportion d’emplois qui courent un risque d’automatisation aux États-Unis dans les vingt prochaines années. La Banque mondiale (2016), quant à elle, estime ce taux à 57 % en moyenne dans les 21 pays de l’OCDE. Par ailleurs, quelques-uns avancent des projections plus optimistes. Forrester Research (Hopkins, 2016) projette qu’aux États-Unis, d’ici 2025, 16 % des emplois seront remplacés par des systèmes technologiques en même temps que seront créés 9 % de nouveaux emplois, soit une perte nette de 7 % d’emplois.

Selon l’OCDE, dans les 21 pays membres, en moyenne 9 % des postes présentent un risque élevé d’automatisation, car plus de 70 % de leurs tâches sont automatisables. Ce taux est de 9 % pour le Canada et les États-Unis (Arntz et al., 2016). Cependant, selon le McKinsey Global Institute, aux États-Unis, ce sont seulement 5 % des emplois qui pourraient complètement être automatisés grâce aux technologies ayant fait leurs preuves (Manyika et al., 2017). Ce même rapport souligne que pour 60 % des emplois, au moins 30 % des activités pourraient être automatisées. Le taux d’automatisation des tâches varie selon l’emploi et l’industrie. Par exemple, ce taux qui est de 90 % pour les emplois de soudeurs ou de coupeurs industriels, qui sont essentiellement composés d’activités physiques exercées dans des environnements prédictifs, descend à 30 % pour les représentants de service à la clientèle, puis descend encore à 25 % pour les PDG (Manyika et al., 2017).

Comme le soulignent Acemoglu et Restrepo (2017), que le taux d’automatisation des emplois soit de 5 %, 9 % ou 57 %, il n’y a pas de garantie que ces emplois seront tous remplacés.

Enfin, il faut bien garder à l’esprit que les statistiques sur les effets de l’automatisation sur l’emploi reposent exclusivement sur le potentiel des technologies ou la faisabilité technique et ne tiennent pas compte de tous les autres facteurs d’influence, particulièrement l’acceptabilité sociale, la compatibilité avec les réglementations qui seront en vigueur et les coûts de déploiement de ces technologies au regard des bénéfices économiques associés (Manyika et al., 2017; NASEM, 2017).

En ce qui concerne les compétences, plusieurs auteurs soulignent qu’il faut s’attendre à de profonds changements quant aux exigences du marché. À ce titre, trois points méritent d’être soulignés (Banque mondiale, 2016; Frey et Osborne, 2013; FEM, 2016; IPPR, 2015) :

  1. Une importance accrue des compétences générales en technologies numériques, au-delà des compétences de base, en particulier en analyse et présentation des données, ainsi que la capacité à prendre des décisions basées sur les données.
  2. Une diminution de la demande pour des compétences codifiables ou routinières conjointement à une augmentation de la demande pour des compétences plus complexes (par exemple : l’esprit critique et la capacité à résoudre des problèmes complexes) ou complémentaires aux capacités des technologies numériques.
  3. Une accélération de l’obsolescence des compétences pour maintenir l’employabilité de la plupart des travailleurs.

Impacts de l'automatisation au Canada : 7,7 millions d'emplois affectés

  • 44 % à Rimouski
  • 45 % à Québec
  • 46 % à Montréal
  • 46 % dans l’ensemble du pays

(Source : The Brookfield Institute for Innovation, juin 2017)

Opportunités et défis pour les professionnels en RH

Une grande proportion de tâches ou d’emplois sont susceptibles d’être automatisés dans toutes les industries. Ce qui implique que le déploiement des technologies numériques pourra modifier la dynamique de la concurrence aussi bien entre les organisations qu’entre les industries (Atluri et al., 2017), de façon à ce que l’automatisation des tâches devienne un facteur de différenciation pour la compétitivité des organisations (Manyika et al., 2017). Ces modifications auront aussi des conséquences sur la dynamique interne des organisations, en particulier au niveau des rôles des acteurs. Le Forum économique mondial (2016) a identifié des rôles qui émergent avec la 4e révolution industrielle, parmi lesquels figurent les spécialistes de données et les agents commerciaux spécialisés, qui seraient parmi les plus importants. D’autres nouveaux rôles cités sont les spécialistes en gestion de ressources humaines et développement organisationnel, les ingénieurs spécialisés en biochimie ou nanotechnologie, etc.

La nécessité d’un nouveau rôle de spécialiste en gestion de ressources humaines et développement organisationnel pourrait se justifier par l’ampleur et la vitesse des changements qui touchent de plein fouet à la fois la dynamique interne des organisations et celle du marché de l’emploi. Dans ce contexte, les professionnels RH pourraient jouer un rôle important puisque le déploiement des technologies numériques et l’automatisation des tâches tels que projetés ont des répercussions sur la définition des emplois et des compétences associées, les critères d’évaluation, la santé et la sécurité au travail, la rémunération, les relations de travail, etc. De plus, les organisations continueront de recourir à la main-d’oeuvre humaine, notamment pour les tâches nécessitant un raisonnement créatif ou de l’empathie interpersonnelle, ou encore pour des tâches complémentaires aux capacités des technologies numériques (NASEM, 2017 ; Manyika et al., 2017).

À cette fin, les professionnels RH devront comprendre les enjeux, anticiper les changements et contribuer à la création d’un environnement qui facilitera la cohabitation entre ces technologies numériques et les travailleurs, tout en s’assurant de la conformité par rapport aux législations et de l’harmonisation des choix avec les objectifs stratégiques de l’organisation. Les défis ne seront pas des moindres. Comme pour la plupart des emplois, et tel qu’abordé dans les sections précédentes, relever ces défis passera par une remise en question des compétences des professionnels RH, qui devront au minimum inclure des compétences générales en technologies numériques allant au-delà des compétences de base, en particulier en analyse et présentation des données, ainsi que la capacité à prendre des décisions basées sur les données. Selon les résultats de l’étude du Forum économique mondial précédemment citée (2016), seulement la moitié des 371 responsables en ressources humaines se sentaient en confiance par rapport à la stratégie RH de leur entreprise pour répondre aux défis de la 4e révolution industrielle. Les principales barrières qui empêchent les responsables en ressources humaines de mieux préparer leur organisation sont :

  • un manque de compréhension des changements profonds à venir;
  • des contraintes de ressources;
  • la pression subie pour obtenir des résultats à court terme;
  • le manque d’harmonisation entre la stratégie RH et la stratégie d’innovation de la firme.

Références bibliographiques


Placide Poba-Nzaou Professeur Titulaire UQAM

Source : Revue RH, volume 20, numéro 4, novembre/décembre 2017