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Les syndicats et l’innovation : contradiction ou possible réconciliation?

Le lien entre syndicalisme et innovation, largement discuté depuis plusieurs années, est-il nuisible à l’innovation ou, au contraire, la facilite-t-il? Il semble difficile de répondre à cette question toujours controversée.

7 novembre 2011
Denis Harrisson

En effet, la réponse est liée à la manière dont l’innovation est définie et dont les acteurs sont mobilisés pour traduire l’idée initiale en projet opérationnel. Elle dépend également du milieu où est développée l’innovation ainsi que du type d’employés. On ne saurait également occulter l’importance du contexte des relations du travail au moment de l’implantation de l’innovation. De plus, l’importance de l’innovation en ce qui concerne le développement de l’organisation et des emplois dictera la conduite des acteurs devant l’introduction des changements souhaités. Les manières d’innover sont donc très diversifiées selon la capacité d’une entreprise de mobiliser ses employés.  

L’OCDE reconnaît quatre types d’innovations : d’abord, l’innovation de produit et l’innovation de procédé, reconnues de tous et bien intégrées à la stratégie organisationnelle, auxquelles se sont ajoutées en 2005 l’innovation de marketing et l’innovation organisationnelle. C’est cette dernière qui fera l’objet de notre analyse, car elle concerne les pratiques de gestion, notamment les nouvelles formes d’organisation du travail, la gestion des ressources humaines et les relations externes entre la firme et ses différentes parties prenantes, dont les syndicats.

Dans les entreprises, les motifs d’innover sont nombreux. Dans l’organisation marchande qui fait affaire dans un univers compétitif, la recherche constante d’une plus grande productivité, de nouveaux marchés et de moyens de réduire les coûts de production compte parmi les incitations les plus probables à l’innovation; l’innovation est alors gage de rentabilité et de croissance. L’économiste autrichien Joseph Schumpeter a montré que les échanges économiques ne sont jamais stables; les innovations, qui détruisent les formes antérieures en introduisant de nouvelles formes d’organisation, sont la source première de leur perpétuelle transformation. C’est ce que Schumpeter appelle la « destruction créatrice ». La rupture avec le système premier est la condition du succès du nouveau système. C’est sans doute ce raisonnement qui est à l’origine de la réflexion sur la désuétude du syndicalisme actuel, qui relève d’un autre système de relations entre l’employeur et ses employés et qui nuirait à l’émergence d’un nouveau type de relations entre les parties prenantes. Or, bien que le désir d’innover anime les entreprises d’aujourd’hui, doit-il toujours y avoir rupture? Ce raisonnement est-il valable en toute circonstance? La réponse repose sur trois arguments : le processus d’innovation, la place des institutions dans le processus et le sens de l’innovation.

Le processus d’innovation
L’innovation consiste à livrer un résultat dont les initiateurs souhaitent qu’il procure un bénéfice jugé supérieur à la forme antérieure. Par exemple, une organisation conçoit un nouveau mode de coordination entre les salariés dans le but de résoudre des problèmes que le mode actuel ne peut prendre en charge et qui s’avère coûteux pour l’entreprise et indésirable pour les employés. Cependant, pour créer un nouveau mode de coordination qui résoudra le problème initial, il faut, en plus de développer l’idée, la transformer en projet concret en la faisant accepter par tous les acteurs concernés. C’est à ce niveau que le processus d’innovation intervient de manière telle qu’il fait partie intégrante de l’innovation. Une innovation réussie n’est pas seulement une idée brillante émise par une personne ou une équipe homogène; c’est avant tout une idée acceptée par une forte majorité et qui fait l’objet d’une entente entre les parties. Chacun accepte de contribuer à la condition de se retrouver dans l’innovation et de se l’approprier. Pour cela, le processus d’innovation doit être ouvert et intégrateur. La participation de tous les acteurs devient alors une des conditions de succès et les initiateurs doivent aussi accepter que l’idée initiale puisse être transformée. C’est à ce stade que le processus d’innovation doit également compter avec les institutions existantes.

La place des institutions
Innover consiste à introduire une nouveauté qui saura se mouler aux institutions existantes. À cet égard, la négociation collective peut devenir un vecteur de la mise en œuvre de l’innovation dans la mesure où elle permet une négociation formelle, structurée, basée sur les préoccupations à la fois des dirigeants et des salariés. Les parties sont déjà aguerries à la dynamique de la confrontation des intérêts et de leur réconciliation et savent faire des concessions sur des enjeux de moindre importance afin d’arriver à une entente acceptable de part et d’autre. Qui plus est, les recherches sur la négociation basée sur les intérêts, une innovation en matière de relations du travail, révèlent l’efficacité de cette méthode pour introduire des règles de travail innovantes, satisfaisantes pour les parties au moment de l’entente et jugées judicieuses a posteriori. Il est donc possible de se servir du syndicalisme – et de ses institutions – comme moteur de l’innovation.

Par ailleurs, d’autres études ont aussi montré que les syndicats sont initiateurs d’innovations par lesquelles ils se transforment afin de mieux intégrer ou de tenir compte des mutations du travail, des secteurs d’activité économique émergents, des valeurs soutenues par les jeunes salariés, des nouveaux modes d’organisation du travail, des nouveaux risques et des façons inédites d’y remédier. De fait, plusieurs exemples d’innovation découlant d’une négociation patronale-syndicale ont été recensés au cours des années 1990 et 2000. On peut penser aux contrats sociaux comprenant des améliorations de la sécurité d’emploi en échange d’une plus grande flexibilité fonctionnelle et de la paix industrielle sur une longue période, aux ententes de partenariat permettant la mise en place d’une organisation du travail renouvelée dans un contexte de revalorisation du statut du salarié par sa participation à la prise de décision à différents paliers de l’organisation, etc. Il est donc inexact de penser que les syndicats sont des institutions fixes qui ne sont que les débris d’un monde du travail antérieur à la période actuelle orientée sur le changement continu, aux travailleurs du savoir à la recherche constante de nouveaux défis, qui sont de toute façon mal représentés par des syndicats plus congruents dans la représentation de travailleurs industriels.

Les mutations du travail, tout comme la capacité des syndicats à se renouveler par l’innovation dans la représentation des salariés, ne se font pas de manière universelle. Ces transformations, qui s’effectuent sur le long terme, ne se réalisent que dans le cadre d’institutions nationales. Les recherches des institutionnalistes ont démontré que la thèse du rouleau compresseur de la mondialisation qui standardise les relations du travail n’est pas avérée. Il y a place aux stratégies nationales; c’est dans cet espace entre les stratégies des grandes firmes multinationales et l’obligation de suivre les lois et les coutumes nationales que se situe le rôle des syndicats, qui peuvent alors influencer le cours des innovations. Par exemple, les entreprises qui ont rejeté le taylorisme ont adopté des nouvelles formes d’organisation du travail fondées sur le travail en équipe et la participation, sans renier leurs institutions nationales. L’essentiel consiste à maintenir les liens de coopération entre les gestionnaires et les employés. C’est sur le maintien, voire le renforcement de ce lien, qu’il faut avant tout miser lors du processus d’innovation. Rejeter ce lien consiste à vouloir développer des innovations de manière unilatérale qui risquent fort d’être repoussées et abandonnées. Bien sûr, les syndicats ont parfois le réflexe de défendre les acquis et de se montrer réfractaires à la modification des règles et pratiques en place. Mais qui leur lancera la première pierre? En effet, la recherche en management nous enseigne depuis longtemps que l’introduction des innovations se heurte parfois durement à une résistance au changement de la part des gestionnaires, dont certains voient dans les innovations en matière de gestion des ressources humaines une perte de leur pouvoir au sein de l’organisation.

Par ailleurs, les innovations ne sont pas toutes du même niveau. Il existe des innovations qui rompent définitivement avec le monde institutionnel d’où elles émergent et d’autres qui n’induisent que des changements marginaux. Il semble certain que là où les institutions sont fortes, cohérentes et bien intégrées, il est difficile d’innover de façon radicale en rompant les liens de coopération tels qu’ils ont été lentement tissés sans risquer de fortes turbulences à haute intensité conflictuelle. Par contre, il est toujours possible de concevoir des stratégies d’innovation qui se moulent bien aux systèmes existants. Il faut alors des projets innovateurs qui ne cherchent pas qu’à focaliser sur des objectifs qui font abstraction de la réciprocité et de la mutualité du processus. Dès lors, une démarche unilatérale de la part des dirigeants pourrait s’avérer une mauvaise idée dans la mesure où il y a potentiellement la possibilité de convaincre le syndicat ou les salariés de l’opportunité d’aller de l’avant avec ces pratiques innovantes.

Le sens de l’innovation
Il y a un sens à donner à l’innovation à travers l’atteinte d’un point d’équilibre entre l’optimisation du rendement, de l’efficacité et de la productivité d’une part et la recherche de la sécurité et la qualité de vie au travail, la réalisation de soi, la latitude décisionnelle et l’autonomie d’autre part. Bien sûr, ce ne sont pas les mêmes acteurs qui portent ces aspirations fort différentes, mais qui, en gestion des ressources humaines, doivent être bien repérées. Dans différents milieux de travail, les innovations des dernières années ont été marquées par la recherche effrénée de la « flexibilité » organisationnelle, qui a comme corollaire une intensification du travail entraînant son lot de difficultés en matière de motivation au travail. Des travaux de recherche réalisés au Canada montrent bien comment ces pratiques peuvent potentiellement contribuer à alourdir la tâche des salariés, voire exacerber le caractère aliénant de la relation d’emploi, malgré une plus grande démocratisation du milieu de travail, du moins en apparence. Cela occasionne plus d’insécurité que d’éléments propices à l’implication dans le processus d’innovation. C’est dans ce contexte que l’innovation organisationnelle ne peut faire abstraction de la mutualité des différents intérêts et besoins en jeu. Or, il est possible de trouver ce point d’équilibre comme en font foi les quelques expériences positives de partenariat patronal-syndical.

Pour innover, il faut avant tout engager un dialogue, partager des objectifs communs, convaincre… C’est pourquoi les syndicats ne représentent pas toujours l’obstacle anticipé. De même, malgré les bienfaits qu’on peut anticiper a priori, toute innovation peut venir heurter les personnes dans le confort apparent du statu quo et faire l’objet d’une opposition. Innover, c’est donc également être confronté aux pratiques passées de l’organisation, à l’indifférence envers les défis du moment, au manque de vision de certains ou encore au manque de courage afin de remettre les pratiques en question. Innover, c’est donc difficile... qu’on soit dans un environnement syndiqué ou non.

Jean-François Tremblay, CRIA, directeur, module des relations industrielles, université du Québec en Outaouais, et Denis Harrisson, professeur titulaire, Département Organisation et Ressources Humaines et Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES), École des sciences de la gestion, Université du Québec à Montréal

Source : Effectif, volume 14, numéro 4, septembre/octobre 2011.


Denis Harrisson