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La sélection de cadres supérieurs: un changement de perspective et de méthode

Le rôle du gestionnaire de premier niveau et intermédiaire s’est complexifié, intensifié et diversifié depuis vingt ans. Avant, être un bon coordonnateur d’équipe était amplement suffisant; aujourd’hui, il faut également être un bon coach, un gestionnaire de projet et posséder toute une panoplie de compétences relationnelles.

7 juillet 2014
Antoine Devinat, CRHA

Cette intensification ne s’est pas arrêtée à ces niveaux de gestion; elle se retrouve également à un niveau de gestion plus élevé, celui des cadres de direction. À l’époque, un directeur général de caisses Desjardins pouvait gérer un actif de dix à vingt millions de dollars et avoir une vingtaine d’employés. Aujourd’hui, les directeurs généraux doivent souvent gérer un actif de plus d’un milliard et plus de deux cents employés. Les grandes entreprises sont devenues, elles aussi, encore plus grandes et la pression de productivité et de performance pesant sur leurs cadres supérieurs atteint aujourd’hui des proportions presque intenables.

Il n’est donc pas surprenant de constater que les personnes occupant de tels rôles et soumises à une pression et à un stress intenses peuvent facilement être comparées à des athlètes olympiques, avec les avantages et les inconvénients qui accompagnent généralement ce type de profil. En effet, il est presque normal qu’une personne capable d’une intensité, d’une persévérance et d’un dynamisme exceptionnels et qui a autant de responsabilités sur les épaules démontre certains traits de personnalité tout aussi extrêmes, quoique souvent déplaisants, voire catastrophiques.

Un premier constat qui s’impose donc : il ne s’agit plus de s’assurer que les candidats considérés pour des postes de direction possèdent les attributs positifs recherchés (pensée stratégique, sens des affaires, mobilisation, gestion du changement, adaptabilité), mais aussi et surtout qu’ils ne possèdent pas de façon trop prononcée des caractéristiques extrêmes qui pourraient devenir négatives et malsaines pour une organisation.

Une mauvaise décision d’embauche: des dommages collatéraux majeurs
L’ampleur des dommages collatéraux lorsqu’une grande entreprise choisit le candidat inapproprié à un poste de direction est considérable. On entend souvent dire qu’un mauvais choix de gestionnaire de premier niveau coûte à l’organisation trois à six fois son salaire (ceci s’explique notamment par le coût du recrutement, l’impact sur le moral et la productivité de l’équipe, etc.). Sachant qu’un cadre supérieur est souvent à lui seul responsable d’une trentaine de gestionnaires, voire de trois cents et même de mille, on comprend pourquoi un mauvais choix peut rapidement se transformer en coûts qui peuvent se chiffrer en millions de dollars. En plus, lorsqu’une grande entreprise se départit d’un cadre de direction qui ne répond pas aux attentes ou que celui-ci démissionne, il existe des clauses d’indemnité de départ financièrement très lourdes à assumer. Dans les dernières années, aux États-Unis :
  • Michael Ovitz a quitté la présidence de Walt Disney après seulement quatorze mois avec 90 millions de dollars;
  • John R. Walter, président d’AT&T, a dû partir après seulement neuf mois parce qu’il ne cadrait finalement pas avec l’organisation, mais en empochant 26 millions de dollars en indemnité de départ;
  • Gilbert F. Amelio, après sept mois chez Apple, est reparti avec sept millions de dollars.

Au Canada:

  • le chef de la Première Nation Pheasant Rump Nakota, Terry McArthur, a été condamné à neuf mois de prison, mais a reçu une indemnité de départ de près de 50 000 dollars;
  • l'ancien directeur général de l'hôpital Montfort d'Ottawa, Gérald Savoie, a continué d'être payé un demi-million de dollars par année, pendant deux ans, en guise d'indemnité de départ;
  • Pierre Duhaime, PDG de SNC-Lavalin, a reçu 4,9 millions de dollars après sa démission (l’entreprise a suspendu la prime à la suite des accusations portées contre lui);
  • les PDG de la Société générale de financement (SGF), de la Société des alcools (SAQ) ainsi que d'Hydro-Québec jouissent d’une clause qui leur garantit le versement d'un an de salaire lorsqu'ils quitteront leurs fonctions, qu'ils soient licenciés ou qu'ils partent de leur propre chef.

Ce qui est étonnant, c’est que, malgré ces faits, les grandes organisations ne font pas toujours appel aux méthodes reconnues en matière de dotation lorsqu’il s’agit de postes de dirigeants et qu’elles ne ciblent pas toujours les critères les plus importants pour de tels niveaux.

Dotation de cadres dirigeants: une pratique à revoir
Une analyse des pratiques de dotation de cadres dirigeants en grande entreprise montre la présence d’un phénomène étonnant, soit la sous-utilisation des méthodes d’évaluation reconnues et une utilisation approximative de celles qui le sont (voir tableau 1). Ainsi, l’entrevue, approche la plus fréquemment utilisée, ressemble davantage à une discussion qu’à une recherche structurée d’information, à partir de critères bien définis. D’autre part, le curriculum vitæ et les références, stratégies reconnues comme étant des approches de mesure moins solides que les tests, les évaluations individuelles ou les centres d’évaluation, sont utilisés de deux à près de dix fois plus souvent.

On constate que les outils de sélection sont utilisés plus systématiquement et avec plus de rigueur pour les postes d’entrée, de cadre de premier niveau ou intermédiaire. Ceci est encore plus étonnant lorsqu’on considère que le coût moyen pour la sélection d’un cadre de direction est de 75 000 $ (coût associé notamment au recours à des firmes de recrutement externe dans au moins 30 % des cas).

Tableau 1 – Utilisation des outils de sélection auprès de candidats à un poste de cadre supérieur
Entrevue 87%
Curriculum vitæ 73%
Références 69%
Évaluation par les pairs internes 52%
Firmes de recrutement 37%
Tests et autres instruments de mesure 36%
Évaluation de performance 36%
Évaluation par les employés actuels 24%
Planification de la relève 18%
Centres d’évaluation (Assessment center) 8%
Source : Paul Swiercz et Souha Ezzedeen. « From Sorcery to Science: AHP, a Powerful New Tool for Executive Selection », Human Resource Planning (Janvier 2001).

Quelques explications potentielles
Il se peut que les organisations confèrent d’emblée, à tort peut-être, un certain niveau de compétence aux candidats potentiels, étant donné leur expérience et leur poste actuel. En outre, on constate de nos jours que ce sont les entreprises qui courtisent de telles personnes, et non l’inverse, ce qui peut les mettre dans une position délicate quand vient le temps d’imposer une démarche d’évaluation des compétences très lourde.

Par ailleurs, il y a beaucoup moins d’études empiriques portant sur les meilleures pratiques de dotation visant spécifiquement cette catégorie d’emploi. Il existe en effet des études très connues sur le sujet comme celle de Hunter et Schmidt (1998) pour toutes les autres catégories d’emploi, mais très peu d’entre elles ont réellement isolé ce niveau de gestion pour faire ressortir les pratiques gagnantes.

Une autre explication réside peut-être dans le fait que les critères recherchés ne sont plus aussi clairs à ce niveau, ce qui explique pourquoi moins d’études sur les méthodologies d’évaluation ont été réalisées. Il est évidemment difficile d’explorer les meilleures façons de faire si les critères à mesurer sont plus ou moins connus. C’est donc peut-être de ce côté qu’une réflexion s’impose.

Identifier la présence de caractéristiques négatives pour mieux les éviter
De plus en plus de travaux relatifs à la sélection des cadres supérieurs montrent qu’il faut bonifier les approches de dotation en s’assurant non seulement de faire appel aux méthodologies les plus reconnues (entrevues structurées, tests psychométriques, centre d’évaluation, mises en situation, mesures d’aptitudes cognitives supérieures), mais aussi de bien mesurer les caractéristiques négatives que l’on souhaite éviter.

C’est pourquoi, aujourd’hui, plusieurs nouveaux outils qui n’ont qu’un seul but, soit d’identifier les cas problèmes futurs, font leur apparition. En effet, il est devenu aujourd’hui possible de mesurer de façon efficace la présence de certaines caractéristiques indésirables à des niveaux extrêmes, chez un dirigeant, telles que:

• perfectionniste
• manipulateur
• égoïste
• passif
• excentrique
• confrontant
• colérique • « éclipseur » (upstager)
• avide de pouvoir
• narcissique
• détaché  

Par contre, au-delà de l’importance systématique à accorder à la présence de qualités psychométriques sérieuses, il sera également important d’être vigilant dans le choix des outils, puisque certains d’entre eux comportent des questions qui sont contraires aux chartes des droits et libertés canadienne ou québécoise.

D’autres solutions résident également dans une meilleure compréhension de ces caractéristiques et de leurs impacts sur le milieu de travail, afin que les organisations puissent se donner des moyens pour les gérer. Les entreprises sont toutefois souvent peu équipées pour comprendre ces profils et les détecter adéquatement afin de les éviter. Par exemple, une des grandes forces des individus narcissiques est de poser les gestes nécessaires pour plaire à leur environnement, lorsqu’ils savent qu’ils doivent avoir un bon impact. C’est souvent après quelques mois que leur profil réel émerge et que les problèmes émergent, eux aussi. Pour le professionnel en ressources humaines, certaines solutions s’imposent donc:

  • ajuster les stratégies d’évaluation afin qu’elles déstabilisent les candidats plutôt que d’être uniquement axées sur la validation des acquis; à titre d’exemple, en entrevue, il est plus perturbant de demander à un candidat de parler d’une situation où il a mal usé de son pouvoir que de lui demander de parler d’une situation où il s’en est bien sorti dans un contexte politiquement complexe;
  • prévoir des prises de références plus poussées qui permettront d’en apprendre davantage sur l’histoire professionnelle du candidat;
  • envisager des périodes de probation plus longues (car ce type de personne aura certaines difficultés à maintenir son rôle de séduction initial très longtemps);
  • développer un argumentaire étoffé sur les impacts d’un mauvais et d’un bon choix pour un poste supérieur, ne pas hésiter à remettre en question certaines idées préconçues concernant la qualité supposée d’un candidature et ne pas se laisser impressionner par les compétences et les expériences apparentes d’un candidat;
  • participer à des formations portant sur les profils difficiles à gérer, les comportements pathologiques en emploi, etc.;
  • utiliser des outils qui visent à identifier la présence ou non de caractéristiques indésirables (Narcissistic Personality Inventory, 15FQ+ ou Hogan Development Survey, Step One Survey II).

Évidemment, pour avoir cette influence dans le processus de dotation auprès de son client interne, il va sans dire que le professionnel en ressources humaines devra déjà avoir établi sa crédibilité et avoir démontré à maintes reprises sa capacité d’être un joueur stratégique pour son organisation.

Antoine Devinat, CRHA, psychologue et coach professionnel certifié (PCC)

Source : Effectif, volume 17, numéro 3, juin/juillet/août 2014.


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Author
Antoine Devinat, CRHA Président ADN Leadership
Fondateur d’ADN Leadership, Antoine Devinat est psychologue industriel et organisationnel, coach et conseiller en ressources humaines agréé; il intervient à titre de consultant dans le domaine des ressources humaines depuis près de 20 ans. Ses champs d’expertise et d’intervention principaux sont l’évaluation (plus de 3 000 candidats évalués à ce jour) et le développement des compétences pour tous les niveaux de postes dans les organisations publiques, parapubliques et privées. Coach certifié PCC (Professional Certified Coach) par l’International Coach Federation, il cumule près de 4 000 heures de coaching individuel et de groupe auprès de professionnels, gestionnaires et cadres supérieurs, dans des contextes de développement de leur leadership, d’intégration et de réflexion de carrière. Il a également œuvré en développement organisationnel, notamment dans des projets de diagnostic organisationnel, planification de la relève, audit, gestion de changement, amélioration et défense de pratiques de dotation ainsi qu’en développement, implantation et animation de programmes de formation en leadership.