ressources / revue-rh / archives

Droits et libertés de la personne : une question d’équilibre

Au cours des dernières années, les problèmes rencontrés par les gestionnaires des ressources humaines et débattus devant les arbitres de griefs et les cours de justice en matière de relations du travail démontrent que les paramètres obligatoires de l’analyse ont grandement changé, du moins en apparence.

28 avril 2008
Véronique Morin, CRIA

Au départ, la gestion des relations du travail se voulait un monde autonome ayant ses règles individuelles ou collectives ainsi que ses décideurs spécialisés et exclusifs. Désormais, les règles d’application générale évoluent au fil des amendements apportés aux normes du travail afin d’accroître les protections individuelles et divers arguments sont largement fondés sur les chartes des droits et libertés de la personne. Certains prétendront que le droit du travail ne peut plus vivre isolément et que, sans l’apport des libertés individuelles, on ne saurait trouver de solutions adéquates et respectueuses des lois.

Par ailleurs, comme toute autre activité, la gestion des ressources humaines n’est pas dénuée de repères qui prennent en considération tous les intervenants concernés ainsi que leurs responsabilités et droits respectifs.

En somme, l’analyse des expériences récentes en relations du travail démontre que les systèmes mis en place par le législateur et les parties comportent des mécanismes et des préoccupations admettant une adaptation des règles du droit du travail par l’intégration des libertés individuelles, sans mettre en péril l’équilibre essentiel de ces libertés et des intérêts d’autrui ou de la collectivité.

Les innovations apparentes en matière de droits individuels
Les discussions concernant les accommodements raisonnables font partie du quotidien au Québec; de ce fait, on peut être sous l’impression que cette notion n’existait pas avant les années 2000. Les concepts de discrimination et d’accommodement raisonnable sans contrainte excessive ont toutefois été définis et traités par les cours de justice depuis 1985 et ce, deux fois plutôt qu’une! Ces concepts sont connus et, quoique réitérés, n’ont pas été réinventés par les tribunaux au cours des dernières années.

En effet, la Charte des droits et libertés de la personne interdit toute discrimination fondée sur un des motifs prévus à l’article 10. Ce droit à l’égalité dans la reconnaissance et l’exercice des droits ainsi garantis trouve application dans différents contextes en matière de relations du travail depuis plus de vingt-cinq ans :

  • droit à la sûreté, à l’intégrité et à la liberté de sa personne;
  • droit d’être partie à un contrat sans clause comportant discrimination;
  • non-discrimination dans l’embauche, l’apprentissage, la durée de la période de probation, la formation professionnelle, la promotion, la mutation, le déplacement, la mise à pied, la suspension, le renvoi ou les conditions de travail ainsi que dans l’établissement de catégories ou de classifications d’emploi;
  • droit à des conditions de travail justes et raisonnables et respectant la santé, la sécurité et l’intégrité de la personne.

Malgré l’exercice d’abord timide de ces garanties énoncées par la Charte, leur portée fut confirmée par les tribunaux. Ainsi, l’article 13 interdit explicitement qu’un contrat puisse comporter une clause discriminatoire. Cette règle s’applique évidemment à un contrat collectif et, dès 1980, la Cour d’appel avait reconnu, dans une cause opposant l’Atelier d’ingénierie Dominion à la Commission des droits de la personne du Québec, que cette prohibition de discrimination était applicable à l’égard d’une convention collective.

Les conclusions énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Parry Sound ont apparemment innové par l’octroi d’un droit de grief à une personne salariée en probation. L’affirmation voulant que toute convention collective contienne implicitement les dispositions des lois concernant les normes du travail ainsi que des chartes s’avérait somme toute évidente. En effet, si les lois d’ordre public ou les chartes doivent généralement être respectées, il est difficile de penser qu’un contrat, même collectif, puisse aller à l’encontre de ces règles obligatoires.

Ainsi, les paramètres inhérents à un contrat de travail n’ont pas subi une bien grande transformation dans la mesure où les préceptes exprimés par les cours de justice demeurent essentiellement sous-jacents à toute relation juridique dans un milieu de travail.

La médiatisation des questions relatives aux accommodements raisonnables
L’attention portée par les médias à toute problématique reliée à la notion d’accommodement raisonnable pourrait laisser croire qu’il s’agit d’une invention récente de notre législateur et de nos tribunaux. Il n’en est rien…

En matière d’accommodement raisonnable, la Cour suprême du Canada a clairement défini dès 1985, dans l’arrêt O’Malley, ce qu’étaient la discrimination et les circonstances dans lesquelles un accommodement raisonnable pouvait être jugé sans contrainte excessive.

Ces principes ont régulièrement été avancés par la Cour suprême qui, il est vrai, s’est récemment prononcée quant à leur juste portée dans la cause opposant le Centre universitaire de santé McGill et le Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal. D’une part, elle a affirmé que toute distinction ne constitue pas nécessairement une discrimination contraire à la Charte, puisqu’il faut que des caractéristiques soient prêtées de façon arbitraire à un individu sur la base de l’un des motifs de discrimination interdits :

« La prémisse voulant qu’une pratique, une norme ou une exigence du milieu de travail ne puisse pas désavantager un individu par l’attribution de caractéristiques stéréotypées ou arbitraires est au cœur de ces définitions. Le but de la prévention des obstacles discriminatoires est l’inclusion. Ce but est atteint si on empêche que des individus soient soustraits à des possibilités et à des agréments fondés non pas sur leurs aptitudes réelles, mais sur des aptitudes qu’on leur attribue (…).

« Il en résulte une différence entre discrimination et distinction. Les distinctions ne sont pas toutes discriminatoires. »

D’autre part, la Cour suprême spécifie dans cet arrêt que l’accommodement n’est pas illimité, ni absolu et qu’il présente clairement un caractère individuel : « (…) Par exemple, on pourra considérer le coût de l’accommodement, le moral et la mobilité du personnel, l’interchangeabilité des installations et la perspective d’atteinte aux droits d’autres employés ou à la convention collective. Comme le droit d’être accommodé n’est pas absolu, la prise en compte de tous les facteurs pertinents peut mener à la conclusion que l’impact causé par l’application d’une norme préjudiciable est légitime.

[…]

« Le caractère individualisé du processus d’accommodement ne saurait être minimisé. En effet, l’obligation d’accommodement varie selon les caractéristiques de chaque entreprise, les besoins particuliers de chaque employé et les circonstances spécifiques dans lesquelles la décision doit être prise. »

Bien que ces affirmations semblent élémentaires, elles demeurent primordiales afin de préserver l’équilibre entre les droits d’une personne réclamant un accommodement et ceux des autres parties impliquées. De plus, ignorer la nécessité de cet équilibre pourrait entraîner une banalisation de la notion de discrimination et, dès lors, des protections accordées par la Charte en matière d’égalité.

Devant une demande d’accommodement, l’employeur n’est pas dépourvu de tout droit de gérance : après avoir vérifié l’existence d’une discrimination véritable et des accommodements possibles eu égard à la situation particulière de la personne, de l’organisation du travail et de l’entreprise, l’employeur peut prendre en considération l’ensemble des facteurs pertinents afin de déterminer l’impact possible d’un éventuel accommodement. De plus, la personne demandant un accommodement et ses représentants (le syndicat notamment) se doivent de collaborer à l’identification d’un accommodement raisonnable sans contrainte excessive; cette obligation de collaboration peut aller jusqu’à l’acceptation d’une solution raisonnable proposée par l’employeur.

Bref, tout accommodement raisonnable demandé à un employeur n’est pas automatiquement acceptable, ni surtout obligatoire. Cette demande doit cependant être bien analysée sur les plans administratif et médical, dans les cas où l’accommodement est requis en raison d’une invalidité ou de limitations physiques ou psychologiques de la personne concernée.

Vie privée et performance au travail
Toute personne bénéficie de la protection de sa vie privée et de sa dignité depuis la fin des années 1970, suivant les dispositions de la Charte; ce droit a été réaffirmé par le Code civil du Québec. Depuis 1994, le Code civil prévoit en effet que toute personne a droit au respect de sa réputation et de sa vie privée; il identifie également certaines situations où une personne peut prétendre à une atteinte illégale à cette vie privée :

« 36. Peuvent être notamment considérés comme des atteintes à la vie privée d’une personne les actes suivants :

  1. Pénétrer chez elle ou y prendre quoi que ce soit;
  2. Intercepter ou utiliser volontairement une communication privée;
  3. Capter ou utiliser son image ou sa voix lorsqu’elle se trouve dans des lieux privés;
  4. Surveiller sa vie privée par quelque moyen que ce soit;
  5. Utiliser son nom, son image, sa ressemblance ou sa voix à toute autre fin que l’information légitime du public;
  6. Utiliser sa correspondance, ses manuscrits ou ses autres documents personnels. »

Suivant ces principes généralement reconnus de protection de la vie privée, les tribunaux d’arbitrage et les cours de justice avaient d’ores et déjà empêché la surveillance électronique en milieu de travail, à moins qu’elle ne soit nécessaire pour démontrer les circonstances appréhendées par l’employeur (par exemple vols d’objet ou de temps, vandalisme, harcèlement, etc.).

De la même manière, les tests de dépistage de consommation d’alcool ou de drogues sont justifiés si un employeur présente des motifs raisonnables de croire qu’une personne est sous l’influence d’alcool ou de drogues alors qu’elle est au travail. À moins d’une problématique particulière et valablement démontrée, cet employeur ne pourra toutefois pas imposer des tests de dépistage aléatoires à des personnes occupant des postes à risque élevé.

Dans l’affaire Goodyear, la Cour d’appel a en effet retenu que l’employeur n’avait pas démontré l’existence d’un problème particulier relié à la consommation d’alcool et de drogues par les employés de l’usine. Par ailleurs, aucun lien n’avait été prouvé entre les accidents du travail survenant à l’usine et une possible consommation d’alcool ou de drogues. Devant cette absence de preuve, la Cour ne pouvait conclure à la nécessité de tests de dépistage sans préavis à imposer de manière aléatoire pour des postes à risque élevé. La Cour d’appel a cependant accepté qu’il était conforme à la Charte de prévoir par une politique l’administration de tests de dépistage d’alcool et de drogues dans certaines circonstances :

  • lorsqu’il existe des motifs raisonnables et probables de croire qu’une personne a les facultés affaiblies par la consommation d’alcool ou l’usage de drogues;
  • à la suite d’un accident;
  • à la suite d’une absence reliée à la consommation d’alcool ou à l’usage de drogues.

Encore une fois, un employeur peut, suivant les circonstances qu’il lui appartient de documenter, prendre certaines décisions dans l’exercice de ses droits de gérance afin de permettre une saine gestion des relations du travail ainsi qu’une production efficace.

L’introduction législative de la notion de harcèlement psychologique
Au cours des dernières années, le législateur a également ajouté des obligations aux organisations en matière de qualité du milieu de travail. Ainsi, en matière de harcèlement psychologique au travail, l’employeur a la responsabilité de prendre les moyens raisonnables afin de prévenir et de faire cesser toute situation de harcèlement psychologique qui serait portée à sa connaissance. Cette nouvelle responsabilité concerne l’ensemble des employés de l’organisation, qu’ils soient syndiqués ou non et même les cadres supérieurs.

À prime abord, cette obligation additionnelle paraît lourde, mais par l’entremise d’une politique de prévention et de traitement des plaintes, un employeur peut impliquer les différents acteurs, qu’il s’agisse des employés eux-mêmes et de leurs représentants, le syndicat notamment, ainsi que les tiers (sous-traitants ou clients). En effet, selon la Loi sur les normes du travail, ces personnes ont l’obligation de ne pas contrevenir au droit de toute personne salariée à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique.

Par une telle politique, un employeur annonce clairement ses couleurs et indique qu’il ne tolérera pas le harcèlement au travail, tout en engageant ses partenaires dans la prévention et dans un traitement diligent des plaintes. En outre, cette politique peut mentionner que toute plainte abusive ou frivole entraînera éventuellement des sanctions.

Enfin, les arbitres de griefs et la Commission des relations du travail ont conservé les critères et l’approche généralement utilisés en matière de harcèlement psychologique.

L’obligation de favoriser un climat de travail exempt de harcèlement psychologique ne prive pas l’employeur de l’exercice normal de ses droits de gérance. À moins de s’avérer arbitraire, déraisonnable ou discriminatoire, l’exercice discrétionnaire du droit de direction de l’employeur ne constitue pas du harcèlement psychologique. L’expression d’ordres ou de directives à une personne employée peut générer un conflit, des inconvénients, de l’insatisfaction et des bouleversements, en particulier si cette personne est un cadre. Mais une telle situation ne constitue pas pour autant du harcèlement psychologique, alors qu’il est par ailleurs admis qu’un certain niveau de stress est inhérent à tout milieu de travail (Charbonnier c. Stroms’ Entreprises).

Bien que les dispositions de la Loi sur les normes du travail en matière de harcèlement psychologique aient pu engendrer une nouvelle dynamique dans la gestion des relations du travail, les balises déjà applicables ont été reprises sans une extension marquée de leur portée.

Conclusion
À la suite de la dynamisation des droits et libertés de la personne, les organisations estiment généralement que la gestion des ressources humaines s’est complexifiée.

Les fondements de ces droits et libertés requièrent toutefois l’analyse de chaque dossier à son mérite ainsi que l’usage du bon sens dans la recherche d’un équilibre entre les droits et libertés de la personne et ceux d’autrui et le bien-être en général.

Les gestionnaires des ressources humaines sont ainsi autorisés à agir et éviteront l’arbitraire ainsi que la discrimination par l’examen objectif et documenté de la situation d’un employé fondant une réclamation sur des droits individuels protégés par les normes du travail ou la Charte.

Le processus décisionnel usuellement préconisé demeure donc inchangé. La prudence requiert un souci de comprendre la portée des droits individuels, de bien connaître les circonstances dans lesquels ils sont invoqués et de vérifier la possibilité de leur mise en application sans mettre en péril l’équilibre requis entre les droits et responsabilités de chaque personne.

Véronique Morin, CRIA, avocate, Lavery, de Billy

Source : Effectif, volume 11, numéro 2, avril/mai 2008.


Véronique Morin, CRIA Avocate et médiatrice accréditée Lavery
Dès son admission au Barreau du Québec en 1986, Véronique Morin, CRIA a commencé sa pratique en droit commercial et en droit civil, plus particulièrement dans le domaine du litige où elle a acquis une expérience utile en droit du travail et en révision judiciaire devant les cours de justice. Depuis 1996, elle exerce au sein du cabinet Lavery à Montréal dans les domaines du droit du travail, du droit de la santé et du droit administratif. Au cours des dernières années, elle a représenté des organismes publics, parapublics et privés, notamment en matière de congédiement de cadres, devant les instances administratives et les cours de justice. Elle s'intéresse également à diverses questions relatives au harcèlement psychologique et aux libertés fondamentales. Elle agit régulièrement à titre de conférencière et publie des articles juridiques en matière de gestion des ressources humaines et de relations du travail. Elle est membre du comité du Barreau du Québec en droit du travail ainsi que de l'exécutif de la Section nationale du droit du travail et de l'emploi de l'Association du Barreau canadien.