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Une solution possible pour les délais au Bureau d’évaluation médicale (BEM)

Les longs délais pour obtenir une évaluation du BEM entraînent de nombreux inconvénients pour les employeurs comme pour le personnel et toutes les parties impliquées. L’auteure nous apporte des précisions en s’appuyant notamment sur une affaire récente.
24 janvier 2024
Janie-Pier Joyal-Villiard, CRIA

Depuis quelques années, le Bureau d’évaluation médicale (ci-après le « BEM ») accumule les retards particulièrement dans les dossiers de lésion psychologique ainsi que dans certains dossiers requérant un médecin spécialiste. Les retards, allant jusqu’à plusieurs années, entraînent non seulement le versement d’indemnités sur des périodes prolongées, mais forcent également les employeurs à trouver de nouvelles stratégies pour faire progresser les dossiers et régler les litiges.

Les longs délais pour obtenir une évaluation du BEM rendent en quelque sorte le processus illusoire puisqu’une évaluation peut avoir lieu plusieurs années après la consolidation par le médecin désigné et/ou le médecin traitant d’un travailleur. Ces longs délais amènent aussi des questionnements quant à la pertinence d’une évaluation ayant lieu des années après la survenance du fait accidentel. Comment un médecin pourra-t-il évaluer l’état d’un travailleur s’il le rencontre cinq ans après sa consolidation? Le travailleur concerné se souviendra-t-il en détail du fait accidentel? De son état physique ou/ou mental? Il s’agit d’une réelle problématique qui entraîne des défis de gestion pour les employeurs.

L’affaire Paccar Canada (Usine de Ste-Thérèse) et Leblanc[1]

Dans une décision récente, le Tribunal administratif du travail (ci-après le « TAT ») a été appelé à interpréter l’article 224.1 de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[2] (ci-après la « Loi ») concernant une procédure permettant d’éviter l’évaluation du BEM. L’article 224.1 se lit comme suit :

« 224.1. Lorsqu’un membre du Bureau d’évaluation médicale rend un avis en vertu de l’article 221 dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par cet avis et rend une décision en conséquence.

Lorsque le membre de ce Bureau ne rend pas son avis dans le délai prescrit à l’article 222, la Commission est liée par le rapport qu’elle a obtenu du professionnel de la santé qu’elle a désigné, le cas échéant.

Si elle n’a pas déjà obtenu un tel rapport, la Commission peut demander au professionnel de la santé qu’elle désigne un rapport sur le sujet mentionné aux paragraphes 1° à 5° du premier alinéa de l’article 212 qui a fait l’objet de la contestation; elle est alors liée par le premier avis ou rapport qu’elle reçoit, du membre du Bureau d’évaluation médicale ou du professionnel de la santé qu’elle a désigné, et elle rend une décision en conséquence.

La Commission verse au dossier du travailleur tout avis ou rapport qu’elle reçoit même s’il ne la lie pas. »

(Nos soulignements)

La procédure prévue à l’article 224.1 permet à l’employeur de faire trancher les points en litiges par un professionnel de la santé désigné par la CNESST, dans le cas d’une impossibilité pour le BEM de rendre son avis dans le délai de 30 jours prévu à la Loi. Cette procédure a également permis à l’employeur, dans l’affaire Paccar, d’obtenir un avis liant, émis par un professionnel désigné par la CNESST, dans le contexte d’une impossibilité pour le BEM de désigner un médecin dans un délai raisonnable.

Dans cette affaire[3], la travailleuse a subi une chute sur les lieux de son travail lui ayant causé un traumatisme craniocérébral léger. Ultérieurement, le médecin responsable a également retenu le diagnostic de dépression majeure, lequel a été reconnu par la CNESST comme étant relatif au fait accidentel initial.  

Dans le cadre de la gestion du dossier, l’employeur obtient une opinion de son médecin désigné, laquelle diverge de celle du médecin responsable. Conséquemment, à la demande de l’employeur, le dossier est transmis au BEM par la CNESST afin qu’un médecin psychiatre se positionne sur les points en litige.

En l’absence de retour du BEM un mois plus tard, l’employeur demande à la CNESST de désigner un professionnel de la santé dont l’opinion devra être liante. Au soutien d’une telle demande, l’employeur invoque l’article 224.1 de la Loi et soutient qu’il n’a pas reçu l’avis du BEM dans les 30 jours suivant la transmission de la demande par la CNESST. L’employeur allègue également que considérant les délais pour qu’un psychiatre soit nommé par le BEM, il sera impossible d’obtenir l’avis d’un tel médecin dans un délai raisonnable.

La CNESST refuse de désigner un professionnel de la santé pour obtenir son opinion au motif que le délai de 30 jours de la Loi débute uniquement à compter du moment où un médecin examinateur du BEM est saisi du dossier et non à la date où la CNESST fait parvenir la demande au BEM. La CNESST considère que cette décision relève d’un pouvoir discrétionnaire.

Le TAT est alors saisi de la contestation par l’employeur de la décision de la CNESST. Au moment où le TAT entend les parties, soit un an et demi après la demande d’avis au BEM, celui-ci n’a toujours pas transmis le dossier à un médecin examinateur. Dans ces circonstances particulières, le Tribunal doit déterminer s’il y a lieu pour la CNESST d’acquiescer à la demande de l’employeur.

La décision

Le Tribunal accueille la demande de l’employeur et conclut que la CNESST doit désigner un professionnel de la santé en raison de l’incapacité du BEM de désigner un membre spécialisé en psychiatrie dans un délai raisonnable.

Pour arriver à une telle conclusion, le TAT procède à une analyse jurisprudentielle de l’application de l’article 224.1 LATMP. Au terme de cette analyse, il y a constat qu’il y a une incohérence dans l’application de cet article par la CNESST, puisque dans certaines décisions, la CNESST s’est déclarée liée par le rapport rédigé par le professionnel de la santé qu’elle désigne, sans exiger la formalité qu’elle impose dans le présent dossier quant au délai de 30 jours. À titre d’exemple, dans une décision récente[4], la CNESST avait, de son propre chef, décidé d’avoir recours à un professionnel désigné puisque le BEM tardait à désigner un membre capable de donner son avis relativement au traitement de cannabis médical prescrit par le professionnel de la santé responsable du travailleur. Ce cas de figure correspond essentiellement à la situation invoquée par l’employeur dans le dossier Paccar.

Le Tribunal reconnaît que la CNESST dispose d’un pouvoir discrétionnaire, mais rappelle qu’il ne doit pas être exercé de façon arbitraire, injuste, ni déraisonnable. Le TAT se dit d’avis qu’en rendant une décision selon l’article 224.1 de la Loi, la CNESST respecte l’esprit de la Loi en permettant aux parties de contester la décision et de faire valoir leur point de vue devant le Tribunal. Aucune des parties n’a avantage à ce que le dossier soit paralysé, et la solution ne brime pas les droits du travailleur, puisqu’il a toujours le loisir de contester la décision de la Commission qui sera rendue en conséquence[5].

Le Tribunal ajoute que la demande de l’employeur de désigner un professionnel doit être analysée à la lumière des principes de célérité et d’efficacité qui transparaissent de la procédure d’évaluation médicale. Dans le contexte où le BEM n’est plus en mesure de désigner, parmi ses membres, un psychiatre dans un délai raisonnable, « le silence de la Loi ainsi que son application littérale génèrent un résultat incohérent, à savoir : la procédure d’évaluation médicale ne peut pas aboutir. Incontestablement, le législateur n’a pas voulu un tel résultat »[6].

L’impact de cette décision

La décision Paccar constitue un premier précédent clair permettant à l’employeur d’envisager une autre possibilité pour contester un point en litige, malgré l’impossibilité d’obtenir un avis du BEM dans un délai raisonnable, notamment dans les dossiers de santé mentale.

La Loi octroyant à la CNESST un pouvoir discrétionnaire de désigner un professionnel de la santé, il sera intéressant de voir comment elle se gouvernera dans les prochains mois si les délais au BEM ne se réduisent pas et si les employeurs demandent à la Commission d’appliquer l’article 224.1 de la Loi.

Conformément aux conclusions de l’affaire Paccar, il convient de préciser que ce type de demande ne pourrait être accordée que dans le cadre de dossiers de lésion psychologique ou de spécialités pour lesquelles il y a peu de médecins examinateurs et donc, pour lesquels les délais d’accès au BEM sont longs. En effet, la juge administrative dans l’affaire Paccar fait droit à la demande en mettant l’accent sur « la nécessité que la procédure d’évaluation médicale s’effectue avec célérité et efficacité[7] ».

Il sera donc important de considérer davantage ces dossiers « paralysés » en raison des retards du BEM pour faire des demandes de désignation d’un professionnel de la santé à la CNEST, en vertu du troisième alinéa de l’article 224.1 de la Loi plutôt que des dossiers qui progressent plus régulièrement.

Dans un contexte d’augmentation des réclamations pour lésion professionnelle de nature psychologique, il devient urgent que les employeurs et la CNESST puissent avoir les ressources nécessaires pour faire cheminer médicalement ce type de dossier. L’affaire Paccar constitue donc une décision importante permettant d’apporter une solution pour que ces dossiers progressent. Il est toutefois important de souligner que dans son argumentaire, en décembre 2022, la CNESST indiquait que sur la liste prévue à l’article 205 de la Loi, soit la liste des professionnels de la santé que la Commission peut désigner en vertu de l’article 204, il ne reste que sept noms de psychiatres et que le délai pour qu’une évaluation ait lieu avec ces spécialistes est d’environ huit mois. Conséquemment, cette solution, bien qu’intéressante à court terme, ne pourra constituer une solution à long terme puisque, si les demandes en vertu de l’article 224.1 de la Loi se multiplient, le délai deviendra aussi long que celui au BEM, et les parties se retrouveront à la case départ.

Cette décision et l’augmentation des demandes d’application de l’article 224.1 LATMP amèneront peut-être les acteurs du régime à tenter de trouver d’autres solutions pour régler cette situation d’accessibilité au BEM qui entraîne de nombreux retards dans la gestion des dossiers, notamment, de nature psychologique.


Author
Janie-Pier Joyal-Villiard, CRIA Avocate associée Monette Barakett Avocats S.E.N.C.
Me Janie-Pier Joyal est diplômée de l’Université de Montréal. Au cours de ses études en droit, elle a participé à un échange étudiant avec l’Université Jean Moulin Lyon III, en France, où elle a notamment étudié les bases du droit du travail français. Préalablement à ses études en droit, Me Joyal a terminé un baccalauréat en relations industrielles. Cette formation lui a permis d’acquérir une expérience en relations du travail et en ressources humaines au sein du réseau de la santé et auprès de diverses entreprises privées. Me Joyal travaille principalement dans le domaine des relations du travail et de la santé-sécurité au travail. Elle participe à la préparation de dossiers litigieux, conseille les gestionnaires en matière de relations de travail et de santé-sécurité au travail et les soutient quant à la rédaction de diverses politiques de gestion. Elle plaide régulièrement devant les tribunaux administratifs, notamment le Tribunal administratif du travail, en matière de santé et de sécurité au travail et de relations de travail ainsi qu’en arbitrage de griefs.

Source : Vigie RT, janvier 2024

1 2023 QCTAT 3989.
2 RLRQ c A-3.001.
3 Id.
4 St-Hilaire et Mondelez Canada inc, 2023 QCTAT 2529.
5 Par. 31 de la décision.
6 Par. 37 de la décision.
7 Id.