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Infractions pénales en vertu de la Loi sur la santé et la sécurité du travail : que faire de la décision Jordan?

Les employeurs qui contreviennent aux dispositions de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (LSST) peuvent être accusés d’infractions pénales suivant ses articles 236 et 237. S’ils sont reconnus coupables, ils peuvent se voir imposer d’importantes amendes. En effet, l’amende maximale pour une infraction à l’article 237 est de 300 000 $.

15 février 2017
David Lecours, CRIA

Les organisations ont toutefois, comme tout inculpé, le droit d’être jugées dans un délai raisonnable. La Charte canadienne des droits et libertés protège ce droit, même lorsqu’il s’agit d’organisations et non d’individus[1].

Il s’agit d’un droit très important puisque son non-respect peut ouvrir la porte à une demande d’arrêt des procédures et donc, au retrait des accusations.

À ce sujet, la récente décision de la Cour suprême R c. Jordan[2] (Jordan) fait couler beaucoup d’encre ces temps-ci. Et c’est avec raison, puisque cette décision a entièrement revu comment les tribunaux doivent juger si un délai est déraisonnable dans les affaires devant une cour provinciale ou criminelle.

En effet, la Cour suprême établit qu’une affaire instruite en Cour du Québec relativement à une infraction provinciale se doit d’être conclue dans un délai de 18 mois. Si l’affaire dépasse 18 mois entre le moment du dépôt des accusations et la « conclusion réelle ou anticipée du procès », le délai est présumé déraisonnable. Bien entendu, les délais appartenant à l’inculpé ainsi que certains autres délais détaillés dans la décision ne seront pas comptés.

Attention aux affaires débutées avant Jordan

La Cour apporte toutefois une nuance très importante pour les affaires débutées avant Jordan.

Bien que le nouveau cadre d’analyse, y compris le plafond présumé, s’applique aux affaires en cours, la Cour précise que :

« […] une mesure transitoire exceptionnelle peut s’appliquer lorsque les accusations ont été portées avant le prononcé du présent jugement. C’est le cas lorsque le ministère public convainc la cour que le temps qui s’est écoulé est justifié du fait que les parties se sont conformées au droit tel qu’il existait au préalable. […] » (Nos soulignements)

Ainsi, si les accusations ont été portées avant que la Cour suprême rende la décision Jordan, le ministère public peut repousser la présomption du caractère déraisonnable du délai dépassant 18 mois en faisant la preuve que les parties se sont conformées au droit tel qu’il existait avant Jordan.

Conséquemment, un examen contextuel approfondi, eu égard à la manière dont l’ancien cadre a été appliqué, est nécessaire avant de tirer une quelconque conclusion quant aux délais.

L’ancien cadre

L’ancien cadre d’analyse était essentiellement basé sur la décision R. c. Morin[3] (Morin) de la Cour suprême. Cette décision proposait de procéder à un examen contextuel du caractère déraisonnable du délai en prenant compte de certains critères comme les raisons et la durée du délai.

Au surplus, celui qui alléguait que les délais étaient déraisonnables devait être en mesure de faire la preuve qu’il en subissait un préjudice.

Les infractions sous les articles 236 et 237 de la LSST

Il est établi depuis 1992 dans l’arrêt CIP[4] que la façon d’apprécier la longueur d’un délai est la même, qu’il s’agisse d’une infraction réglementaire, statutaire ou criminelle.

 

Cela veut donc dire que les nouvelles balises de Jordan s’appliquent aux accusations sous les articles 236 et 237 de la LSST.

Ainsi, si les délais dépassent 18 mois, on peut présumer qu’ils sont déraisonnables. Toutefois, tel que mentionné précédemment, le ministère public peut repousser cette présomption s’il établit que l’ancien cadre d’analyse, celui de Morin, avait été respecté.

Une organisation qui voudrait faire la preuve que l’ancien cadre d’analyse n’avait pas été respecté devrait être en mesure de faire la preuve, entre autres, que les délais lui causent un préjudice. Voilà le nœud du problème. Comment une organisation peut-elle faire la preuve qu’elle subit un préjudice d’un délai trop long?

Est-ce que le simple écoulement du temps, d’une manière déraisonnable, est suffisant pour présumer de l’existence d’un préjudice, même dans le cas d’une personne morale? Dans une décision de 2007[5], il a été précisé que :

« […] comme la présomption de préjudice est liée au droit de l’accusé à la sécurité et à la liberté, cette présomption ne pouvait pas être invoquée par une personne morale qui ne bénéficie pas de ces droits. »

La seule porte de sortie pour les organisations eu égard au préjudice pourrait être l’affaiblissement de la capacité de présenter une défense pleine et entière. En effet, une organisation pourrait légitimement prétendre qu’elle subit un préjudice parce que, par exemple, son témoin principal n’est plus disposé à venir témoigner.

Une jurisprudence à faire

Il n’existe à notre connaissance qu’un seul jugement portant spécifiquement sur une requête en arrêt des procédures suivant l’arrêt Jordan en matière de santé et sécurité du travail. L’affaire Industries Dorel[6].

Dans cette affaire, l’arrêt des procédures a été refusé à cause, entre autres, d’un mauvais calcul des délais. Sur la nécessité de prouver la présence d’un préjudice, le juge précise :

« Il lui incombe donc de faire la preuve d’un préjudice causé par les délais. Or, la preuve est muette à ce sujet puisqu’aucun témoin n’a été entendu au soutien de la requête. »[7]

Conclusion

Impossible, sur la base d’un seul jugement, de dire quelle sera la tendance des tribunaux sur cette question particulière. Les questions de santé et de sécurité du travail sont souvent qualifiées d’intérêt public, et les tribunaux seront certainement réticents à tout automatisme visant l’arrêt des procédures.

Note : La présente ne constitue pas un avis juridique.


David Lecours, CRIA Avocat Cain Lamarre S.E.N.C.R.L.

Source :

Source : VigieRT, février 2017.

1 R.c.CIP Inc., (1992) 1 R.C.S. 843.
2 R.c.Jordan, 2016 CSC 27.
3 R.c.Morin, (1997) 1 R.C.S. 771.
4 Précité, note 1.
5 Boisvertc.Commission de la santé et de la sécurité du travail2007 QCCQ 14350.
6 Industries Dorel inc.c.Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail2016 QCCQ 14240.
7 Ibid, para. 52.