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Pas d’indemnité pour le retrait préventif de la travailleuse enceinte à l’emploi d’une entreprise fédérale

En décembre 2015, la Cour d’appel a rendu sa décision dans l’affaire Éthier c. Compagnie de chemins de fer nationaux du Canada[1]. Elle confirme que l’article 36 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail (« L.S.S.T. »)[2] ne s’applique pas aux entreprises fédérales et que, par conséquent, la travailleuse enceinte ou allaitant en retrait préventif en vertu du Code canadien du travail (le « C.C.T. »)[3] n’a droit à aucune indemnité de remplacement du revenu. La Cour d’appel clarifie également la portée de l’évolution de la jurisprudence qui concerne l’application de certaines dispositions de la L.S.S.T. aux entreprises fédérales depuis l’arrêt de la Cour suprême Bell Canada c. Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail)[4] (l’arrêt « Bell Canada »).

23 mars 2016
Élodie Brunet, CRHA | Brittany Carson

Cette décision est d’intérêt non seulement en ce qui concerne le cas particulier de l’indemnisation de la travailleuse enceinte ou qui allaite employée par une entreprise fédérale, mais également en ce qui a trait à l’analyse de la jurisprudence récente concernant l’interaction entre les régimes législatifs fédéral et provincial en matière de santé et de sécurité du travail.

La trame factuelle

En août 2011, une travailleuse enceinte employée par la Compagnie de chemins de fer nationaux du Canada (« CN »), une entreprise de compétence fédérale, a fait une demande à la Commission de la santé et de la sécurité du travail (« CSST »)[5] en vertu du programme Pour une maternité sans danger. Au cours de la même période, son médecin recommande dans un rapport destiné au CN que les tâches de la travailleuse soient modifiées ou, à défaut, qu’elle bénéficie d’un retrait préventif.

En septembre 2011, un représentant du CN informe la travailleuse qu’il n’est pas en mesure de la réaffecter à un autre poste comme recommandé par son médecin. La travailleuse choisit donc de se prévaloir du retrait préventif prévu par le C.C.T.[6].

De manière parallèle, la travailleuse s’adresse à la CSST pour obtenir l’indemnité de remplacement du revenu à laquelle la travailleuse enceinte visée par la L.S.S.T. peut avoir droit, notamment en vertu des articles 36, 40 et 42 de cette Loi, lesquels traitent du retrait préventif. L’article 36, qui se situe au cœur du débat soulevé par la travailleuse, prévoit notamment ce qui suit :

36. [Rémunération] Le travailleur a droit, pendant les cinq premiers jours ouvrables de cessation de travail, d’être rémunéré à son taux de salaire régulier […].

[Indemnité de remplacement de revenu] À la fin de cette période, il a droit à l’indemnité de remplacement du revenu à laquelle il aurait droit en vertu de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (chapitre A-3.001) comme s’il devenait alors incapable d’exercer son emploi en raison d’une lésion professionnelle au sens de cette loi.

Il convient de préciser que les articles du C.C.T. applicables au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite employée par une entreprise fédérale sont silencieux quant au droit à une telle indemnité de remplacement du revenu.

Les procédures

La CSST a déclaré que la travailleuse n’était pas admissible au régime provincial d’indemnisation en cas de retrait préventif puisque la L.S.S.T. ne s’applique pas aux travailleuses employées par une entreprise de juridiction fédérale. Par conséquent, la travailleuse n’a pas droit aux indemnités de remplacement du revenu prévues à l’article 36 de la L.S.S.T.

La Commission des lésions professionnelles[7] et la Cour supérieure[8] ont successivement rejeté la demande de la travailleuse, essentiellement pour les mêmes motifs.

Les conclusions de la Cour d’appel

La travailleuse a soumis les arguments suivants à la Cour d’appel :

  1. L’article 131 du C.C.T. constitue un renvoi interlégislatif par lequel le parlement du Canada a voulu rendre applicable aux entreprises fédérales l’article 36 de la L.S.S.T.;
  2. À défaut d’un tel renvoi, l’article 36 s’applique néanmoins aux entreprises fédérales en raison des modifications législatives apportées au C.C.T. et de l’évolution de la jurisprudence depuis l’arrêt Bell Canada.

À l’instar des instances inférieures, la Cour d’appel a rejeté ces arguments pour les motifs résumés ci-après.

  1. L’article 131 du C.C.T. n’est pas un renvoi interlégislatif

    L’article 131 du C.C.T. se lit comme suit :

    131. [Maintien des autres recours] Le fait qu’un employeur ou un employé se soit conformé ou non à quelque disposition de la présente partie n’a pas pour effet de porter atteinte au droit de l’employé de se faire indemniser aux termes d’une loi portant sur l’indemnisation des employés en cas de maladie professionnelle ou d’accident du travail, ni de modifier la responsabilité ou les obligations qui incombent à l’employeur ou à l’employé aux termes d’une telle loi.

    [Nos soulignements]
    Selon la Cour d’appel, cet article ne constitue pas un renvoi interlégislatif qui permettrait l’application de l’article 36 de la L.S.S.T. aux entreprises fédérales, mais plutôt « une réserve de recours dont l’objet est de protéger le droit d’un travailleur d’être indemnisé en vertu d’une loi portant sur l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles lorsque lui ou son employeur ne s’est pas conformé à ses obligations en matière de santé ou de sécurité du travail.[9]  »

    La Cour d’appel note également que l’article 131 du C.C.T. réfère aux dispositions « de la présente partie », soit la partie II du C.C.T., qui couvre les articles 122 à 165, alors que la travailleuse s’est prévalue des articles 204 à 205.2, qui se situent dans la partie III du C.C.T. Par conséquent, cette disposition ne peut avoir la portée que la travailleuse souhaite lui donner.
     
  2. Malgré l’évolution de la jurisprudence depuis l’arrêt Bell Canada, l’article 36 de la L.S.S.T. est inapplicable aux entreprises fédérales

    Même en l’absence d’un renvoi interlégislatif, la travailleuse allègue que l’article 36 de la L.S.S.T. s’applique aux entreprises fédérales en raison des modifications législatives apportées au C.C.T. depuis l’arrêt Bell Canada et de l’évolution subséquente de la jurisprudence pertinente. Elle soutient notamment que l’arrêt Bell Canada ne fait plus autorité.

    La Cour d’appel concède que l’état du droit a beaucoup évolué depuis l’arrêt Bell Canada. Notamment, les articles 204 à 205.2 du C.C.T. concernant le retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite n’existaient pas lorsque cet arrêt a été rendu[10]. Par ailleurs, de récents arrêts de la Cour suprême ont modifié le cadre d’analyse applicable aux situations où l’on cherche à appliquer une loi provinciale à une entreprise fédérale[11]. Cela dit, les principes de l’affaire Bell Canada demeurent pertinents.

    Rappelons que, dans l’arrêt Bell Canada, la Cour suprême avait conclu que les articles de la L.S.S.T. concernant notamment le droit de la travailleuse enceinte de refuser de travailler et le retrait préventif de celle-ci étaient inapplicables aux entreprises fédérales, puisqu’ils portent directement sur les relations de travail, les conditions de travail ainsi que la gestion et les opérations de telles entreprises fédérales[12]. Or, même à la lumière des récents développements jurisprudentiels en la matière, une loi provinciale qui « entrave » une entreprise fédérale sur de tels sujets considérés « vitaux » ou « essentiels » à celle-ci, ou qui lui cause un préjudice certain, lui est inapplicable[13].

    En l’espèce, bien que le régime de prévention de la L.S.S.T. puisse être distingué du régime d’indemnisation en matière d’accidents du travail prévu par la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[14] (« L.A.T.M.P. »), lequel s’applique aux entreprises fédérales, l’indemnité de remplacement du revenu de la travailleuse enceinte bénéficiant d’un retrait préventif en vertu de la L.S.S.T. ne peut être assimilée à celle versée à un travailleur incapable de travailler en raison d’une lésion professionnelle en vertu de la L.A.T.M.P.

    En effet, la Cour d’appel considère que l’indemnité de remplacement du revenu de la travailleuse enceinte doit être qualifiée de « condition de travail » et constitue donc un élément vital et essentiel de toute entreprise. Par conséquent, l’article 36 de la L.S.S.T., qui prévoit le versement d’une telle indemnité, est inapplicable aux entreprises fédérales, puisque le contraire aurait pour effet d’« entraver » celle-ci dans une de ses composantes essentielles[15].
     

Conclusion

Cette décision apporte un développement intéressant à la jurisprudence sur la question de l’application aux entreprises de compétence fédérale de lois provinciales en matière de santé et de sécurité du travail.

Nous voyons notamment un parallèle avec l’affaire Purolator Courrier ltée c. Hamelin[16], où la Cour d’appel conclut que l’article 32 de la L.A.T.M.P. ne s’applique pas aux entreprises de juridiction fédérale. Dans cette affaire, la Cour d’appel précise que la compétence générale du législateur provincial sur l’objet d’une loi en particulier ne signifie pas nécessairement que toutes les dispositions de cette loi recevront une application directe et intégrale au sein d’une entreprise fédérale. Il est important d’analyser chaque disposition de la loi provinciale afin de déterminer quels sont ses effets sur la relation d’un employeur avec ses employés. Dans la mesure où cet examen permet de conclure que l’article en question affecte les relations de travail de l’entreprise fédérale, il sera inapplicable à celle-ci.

La travailleuse ayant déposé une demande d’autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada, nous suivrons tout développement relatif à cette affaire.

Source : VigieRT, mars 2016.


1 2015 QCCA 1996 (l’arrêt « Éthier »).
2 RLRQ, c. S-2.1.
3 L.R.C., (1985) ch. L-2.
4 [1988] R.C.S. 749.
5 Depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2016, de la Loi regroupant la Commission de l’équité salariale, la Commission des normes du travail et la Commission de la santé et de la sécurité du travail et instituant le Tribunal administratif du Québec, L.Q. 2015, c. 15, la CSST a été remplacée par la « Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail » et la CLP est désormais remplacée par le « Tribunal administratif du travail ». Pour plus de détails concernant cette réorganisation des organismes, nous vous référons à l’article suivant : Élodie Brunet, Norman A. Dionne et Léa Pelletier-Marcotte, « Le projet de loi 42 et la réorganisation des institutions québécoises en matière de travail », Droit de savoir, juillet 2015, en ligne.
6 Articles 132, 205 (6) et 205.1.
7 Éthier et Compagnie de chemins de fer nationaux du Canada, 2013 QCCLP 4672.
8 Éthier c. Commission des lésions professionnelles, 2014 QCCS 1092.
9 Paragraphe 21 de l’arrêt Éthier. Notons que la Cour d’appel fait une distinction claire entre le libellé de l’article 131 C.C.T. et celui de l’article 4 de la Loi sur l’indemnisation des agents de l’État, L.R.C. 1985, ch. G-5, qui a fait l’objet d’une décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire Martin c. Alberta (Worker’s Compensation Board), 2014 CSC 25, et était invoqué par la travailleuse au soutien de ses prétentions.
10 Arrêt Éthier, paragraphe 27.
11 Id., paragraphe 28. La Cour réfère entre autres à l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, [2007] 2 R.C.S. 3.
12 Arrêt Éthier, paragraphe 26.
13 Id., paragraphe 29. Voir également l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest c. Alberta, précitée.
14 RLRQ, c. A-3.001.
15 Arrêt Éthier, paragraphes 36 et 37.
16 D.T.E. 2002T-197 (C.A.). Sur le même sujet : Commission de la santé et de la sécurité du travail c. Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique, D.T.E. 2002T-189 (C.A.).

Élodie Brunet, CRHA Avocate en droit de l'emploi Autorité des marchés financiers

Me Élodie Brunet, CRHA et avocate, est spécialisée en droit du travail et de l'emploi chez Lavery Avocats. Elle conseille une clientèle variée principalement composée d'employeurs concernant divers aspects du droit de l'emploi et des rapports collectifs de travail. Elle agit pour le compte d'employeurs devant les tribunaux administratifs et les tribunaux civils et conseille les employeurs dans le cadre de réclamations ou de démarches tant en matière de lésions professionnelles que de santé et sécurité du travail, incluant les dossiers d'inspection par la CNESST et de plaintes pénales qui peuvent y faire suite. Elle donne régulièrement des conférences et des formations.


Brittany Carson Lavery