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Syndicats et vie privée : les coordonnées personnelles de ses employés

Les syndicats peuvent se réjouir de deux arrêts récents de la Cour suprême du Canada, lesquels reconnaissent que les protections en matière de droits fondamentaux et de renseignements personnels ne doivent pas restreindre indûment l’exercice de l’action syndicale.

8 avril 2014
Robert Boyd, CRIA

En effet, au mois de novembre 2013, dans une affaire de l’Alberta[1], la Cour suprême décidait que la loi albertaine en matière de protection des renseignements personnels ne pouvait interdire au syndicat de filmer et de photographier des briseurs de grève. Les dispositions de la loi invalidées par la Cour suprême prévoyaient alors qu’une organisation ne pouvait recueillir, utiliser ou communiquer des renseignements personnels sans le consentement des intéressés. Reconnaissant l’importance de protéger la liberté d’expression dans le cadre d’un conflit de travail, la Cour suprême a décidé que le droit du syndicat de s’exprimer, notamment en dénonçant publiquement les briseurs de grève, devait l’emporter sur les objectifs du législateur en matière de protection des renseignements personnels.

Dans la même veine, la Cour suprême du Canada vient tout juste de décider dans Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, une affaire impliquant la fonction publique fédérale, que l’employeur était tenu de communiquer au syndicat les coordonnées résidentielles de tous les employés membres de son unité de négociation, afin de lui permettre de communiquer rapidement et efficacement avec ceux-ci. Cette affaire comporte de nombreux enseignements concernant la protection des renseignements personnels dans le contexte des relations du travail.

Faits
La demanderesse est une employée de la fonction publique fédérale comprise dans l’unité de négociation du syndicat, mais sans en être membre. Conformément à la « formule Rand », elle paie des cotisations syndicales, est couverte par la convention collective, et le syndicat est tenu de la représenter au même titre que tous les autres employés de l’unité de négociation.

Le litige résulte du refus de l’employeur de communiquer au syndicat les coordonnées résidentielles des employés membres de l’unité de négociation. À la suite du dépôt d’une plainte de pratique déloyale, les parties se sont entendues afin que l’employeur communique au syndicat chaque trimestre une liste à jour des adresses postales et des numéros de téléphone des employés qui sont membres de l’unité de négociation, sous réserve des engagements du syndicat à assurer la sécurité et le caractère confidentiel des renseignements, à ne les communiquer qu’aux représentants syndicaux concernés et à ne pas les utiliser à d’autres fins que l’exercice de ses fonctions syndicales. Les parties se sont par ailleurs engagées à aviser les employés de la nature des renseignements qui seraient transmis au syndicat.

Cette entente a par la suite été approuvée par la Commission des relations de travail dans la fonction publique (ci-après la « Commission »).

Informée de la communication de ses renseignements personnels au syndicat, la demanderesse a intenté des procédures judiciaires afin d’obtenir l’annulation de la décision de la Commission approuvant l’entente. Selon elle, la communication par l’employeur de ses renseignements personnels contrevenait à son droit à la vie privée. Au surplus, une telle communication violait son droit à la liberté d’association protégé par l’article 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte »), un tel droit impliquant également selon elle celui de ne pas s’associer au syndicat. Enfin, elle prétendait que la communication de ses renseignements personnels équivalait à une fouille ou à une saisie contraire à l’article 8 de la Charte.

À la suite de nombreuses procédures judiciaires, et après avoir entendu l’employée, la Commission a conclu que la communication des renseignements personnels ne violait pas ses droits fondamentaux. En outre, la Commission a ajouté deux conditions supplémentaires à la communication des renseignements, soit la communication au moyen de dispositifs cryptés ou protégés par un mot de passe et l’obligation du syndicat de disposer des coordonnées résidentielles désuètes après avoir reçu la mise à jour des renseignements.

Décision
La Cour suprême a rejeté les arguments de la demanderesse invoquant une violation de ses droits fondamentaux en raison de la communication de ses renseignements personnels au syndicat.

La Cour suprême a rappelé d’abord le contexte dans lequel l’employeur communique les renseignements personnels. Ainsi, le syndicat assume un monopole de représentation en vertu duquel il doit représenter tous les membres de son unité de négociation. Par ailleurs, l’employé membre de l’unité de négociation est libre de ne pas adhérer au syndicat. Cependant, conformément à la « formule Rand », il ne peut se retirer du régime des rapports collectifs. Il est tenu au paiement des cotisations syndicales et ne peut choisir de ne pas être représenté par le syndicat.

Relativement à la communication des renseignements personnels, la Cour a partagé l’opinion de la Commission selon laquelle le syndicat doit avoir en mains les coordonnées personnelles des employés afin d’être en mesure d’exercer pleinement ses devoirs de représentation qui lui sont imposés par la Loi. En matière de rapports collectifs, on ne peut se limiter aux échanges sur les lieux du travail pour permettre au syndicat d’exercer pleinement son devoir de représentation. À cet égard, la Cour suprême reprend les principes énoncés par la Commission afin de justifier une telle communication des coordonnées personnelles des employés au syndicat :

  1. « il n’est pas convenable que l’agent négociateur utilise les installations de l’employeur pour mener ses activités;
  2. les informations que les agents négociateurs souhaitent communiquer au travail doivent être examinées par l’employeur avant d’être diffusées;
  3. les communications électroniques effectuées au travail ne donnent lieu à aucune attente en matière de respect de la vie privée; et
  4. le syndicat doit pouvoir communiquer avec les employés rapidement et efficacement, surtout lorsque ceux ci sont dispersés » [2].

La Cour a souligné ensuite le caractère tripartite de la relation entre l’employé, le syndicat et l’employeur. Dans ce contexte, il est normal qu’il existe un certain partage de renseignements. Par ailleurs, en raison de cette relation tripartite, la communication des renseignements personnels ne peut être assimilée à la communication de tels renseignements au public. La Cour suprême a donc imposé un certain devoir de communication à l’employeur :

« Dans la mesure où l’employeur détient des renseignements importants pour le syndicat dans l’exercice de ses fonctions de représentation des employés, il doit les lui communiquer. » [3].

La Cour suprême a estimé également que la Commission était bien fondée à conclure qu’en communiquant les renseignements personnels au syndicat, l’employeur ne contrevenait pas à la Loi sur la protection des renseignements personnels[4]. L’article 8(2)a) de cette Loi énonce :

« 8. [. . .]
(2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :
  1. communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins » […].
(Notre emphase.)

Or, la Cour suprême a conclu que la communication par l’employeur des renseignements personnels au syndicat constitue un « usage compatible » avec les fins pour lesquelles les renseignements personnels ont été obtenus, soit pour la bonne administration de la relation d’emploi.

L’argument de l’employée relativement à son droit fondamental de ne pas s’associer au syndicat a également été rejeté. Conformément à ses arrêts antérieurs sur la question, la Cour suprême a réitéré sa position selon laquelle le droit de ne pas s’associer, s’il existe, ne signifie pas qu’un employé peut se retirer du régime des rapports collectifs afin de ne payer aucune cotisation syndicale et de renoncer à la représentation du syndicat.

Enfin, quant à l’argument fondé sur une violation du droit à la vie privée, selon la Cour, il ne peut exister d’attente raisonnable de vie privée relativement aux renseignements en cause.

Commentaires
Bien que cette affaire se déroule dans le contexte de la fonction publique fédérale, la Cour suprême s’appuie sur des principes généraux en matière de rapports collectifs du travail qui sont également applicables sur le plan provincial, tant au Québec que dans les autres provinces canadiennes.

Ainsi, la Cour suprême a décidé que l’employeur est tenu de communiquer au syndicat les adresses et les numéros de téléphone personnels des employés puisque de tels renseignements sont nécessaires à l’exercice de son devoir de représentation à l’égard de l’ensemble des employés de l’unité de négociation. La Cour soumet, à titre d’exemple, que le syndicat doit être en mesure de communiquer avec les employés pour les aviser de la tenue d’un vote de grève ou encore d’un vote sur les dernières offres patronales.

La Cour a écarté de façon relativement succincte l’argument relatif à la vie privée. À cet effet, sa conclusion selon laquelle l’employée ne pouvait avoir aucune attente relativement à sa vie privée en ce qui concerne ses coordonnées personnelles peut étonner. Cela dit, les mesures mises en place dans cette affaire afin de s’assurer que les renseignements des employés seront protégés par le syndicat et utilisés aux seules fins des relations de travail devraient fournir une protection adéquate aux employés craintifs face à la divulgation de leurs renseignements dans le cadre des rapports collectifs. Ces mesures de protection pourront sans doute servir de paramètres pour les tribunaux appelés à se prononcer sur une question similaire dans d’autres provinces. Ainsi, il faut rappeler que les coordonnées personnelles des employés devaient être communiquées au syndicat, entre autres, selon les conditions suivantes :

  • Communication cryptée ou protégée par un mot de passe;
  • Communication uniquement aux représentants syndicaux autorisés;
  • Interdiction d’utiliser les renseignements à d’autres fins que l’exercice du devoir de représentation;
  • Obligation de détruire les renseignements désuets.

Relativement à l’application des lois en matière de protection des renseignements personnels, la Cour suprême a reconnu que la loi applicable à la fonction publique fédérale autorisait une telle communication des coordonnées personnelles des employés au syndicat puisqu’il s’agissait d’un usage compatible avec les fins pour lesquelles ces renseignements avaient été obtenus.

Cependant, on peut se demander quels seront les effets de cette affaire dans des provinces où la loi applicable en matière de protection des renseignements personnels ne semble pas autoriser une telle communication par l’employeur sans le consentement de l’employé.

C’est le cas notamment de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé[5] qui s’applique au Québec. Ainsi, à la lecture de cette Loi, il semble qu’un employeur du secteur privé au Québec ne pourrait communiquer à un syndicat des renseignements personnels sans d’abord respecter certaines conditions strictes[6].

Le consentement de l’employé à la divulgation de ses renseignements au syndicat pourrait également être requis dans l’application de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques[7], une loi s’appliquant aux entreprises fédérales[8].

Il serait donc possible que certains amendements législatifs soient apportés afin de se conformer aux principes établis par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Bernard c. Canada.

En attendant, nul doute que les syndicats évoqueront cette affaire afin de revendiquer le droit d’accéder aux coordonnées personnelles des employés. En matière de relations de travail, rappelons que de tels renseignements pourront avoir une valeur stratégique pour le syndicat, particulièrement à l’approche d’une campagne de maraudage, où le syndicat en place peut vouloir communiquer avec les employés en dehors du lieu de travail. Si certains employés s’opposent à ce que l’employeur communique au syndicat leurs coordonnées personnelles, il sera certes plus difficile de contester une telle communication à la suite de l’arrêt Bernard c. Canada.

Source : VigieRT, avril 2014.


1 Alberta c. T.U.A.C., 2013 CSC 62.
2 Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, par. 25.
3 Ibid. par. 26.
4 R.C.S. 1985, ch. P ‑21.
5 L.R.Q., chapitre P-39.1.
6 Voir notamment les articles 22 et 23 de la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé. Voir également : Centre financier aux entreprises Desjardins Grandes-Seigneuries—Vallée-des-Tisserands et Syndicat des employées et employés professionnels et de bureau, section locale 575, SOQUIJ AZ-50507770, D.T.E. 2008T-715, [2008] R.J.D.T. 1349.
7 Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques, L.C. 2000, ch. 5.
8 Sur cette question, voir : Éloïse Gratton et Lyndsay Wasser, Privacy in the workplace, CCH, 3e édition, p. 346-347.

Robert Boyd, CRIA