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Vers une culture d’affaires coopérative - Partie 1

Dans un contexte où l’avantage concurrentiel se situe largement dans la gestion des personnes dans une organisation, la culture organisationnelle (CO) revêt une importance de plus en plus grande. C’est donc au niveau des employés, de leur leader et de leurs gestionnaires que se joue la réussite de sa transformation. Pour mieux comprendre cette transformation, nous avons effectué une recherche visant à décrire et à explorer en profondeur la mise en œuvre de la transformation de la CO d’une caisse Desjardins, en nous assurant de rester alignés sur les valeurs et les principes coopératifs dans le contexte actuel.

Jocelyne Champagne-Racine, DBA, M.Sc. Adm, CRHA

Introduction

Cette série d’articles exposera le cas, la méthodologie de la recherche et les résultats de l’étude. Dans un premier article, nous nous attarderons au contexte et au cas, à quelques concepts liés à la CO ainsi qu’à son application dans le quotidien des personnes. Un deuxième article fera état de l’utilisation de deux modèles de changement, soit le changement planifié et le changement émergent. Un troisième article traitera de l’importance du rôle du leader et des gestionnaires permettant de mener à terme la transformation de la CO. Enfin, nous présenterons un modèle de transformation de la CO pouvant être adapté à toute organisation.

Le contexte

Depuis la fondation de la première caisse Desjardins en 1900 par Alphonse Desjardins, les changements ont été nombreux. L’évolution du contexte économique, l’avènement des technologies, la déréglementation et le décloisonnement des services financiers ont eu une incidence sur les décisions prises par la Caisse Desjardins dont il sera question dans cet article[1].

La Caisse, une coopérative faisant partie du Mouvement Desjardins, a subi une mutation profonde sous la pression et la domination d’un environnement ayant des valeurs différentes de celles du paradigme coopératif. Elle considère s’être éloignée des valeurs de démocratie, d’égalité, d’équité, de solidarité, de prise en charge et de responsabilité personnelle et mutuelle ainsi que des principes coopératifs à l’origine de sa création.

La poursuite d’objectifs de résultats et de rentabilité amène la Caisse à se poser des questions sur sa nature profonde. Nos coopératives de services financiers ont progressé et on a appris à les gérer selon le modèle bancaire : elles se démutualisent de l’intérieur par l’adoption de méthodes et de pratiques de gestion liées au modèle dominant. Comment réaliser sa mission initiale et se différencier du modèle bancaire? Comment gérer les personnes dans l’esprit des valeurs et des principes coopératifs? Voilà autant de questions qui méritent des réponses par la voie de la transformation de la culture organisationnelle.

Présentation du cas de la Caisse Desjardins

Le réseau des caisses Desjardins occupe une place significative au Québec. Dans ce réseau, les caisses sont détenues et gérées par des membres localement. La Caisse en question, située en milieu urbain, compte environ 64 000 membres, gère un actif d’environ 5 milliards de dollars canadiens et compte 267 employés.

L’arrivée récente d’un nouveau directeur général représente un moment charnière dans le développement actuel de cette organisation. Une démarche concrète de transformation de la CO est issue de réflexions, d’abord du directeur général, et ensuite des administrateurs et des gestionnaires. Le DG se fait porteur d’une vision différente de la coopérative d’aujourd’hui. Il est animé par une intention profonde qu’il souhaite partager avec l’ensemble des parties prenantes : placer le membre et les employés au cœur des affaires de la Caisse. Il lui importe de repositionner l’identité coopérative et de favoriser le passage de la culture d’affaires, calquée sur le modèle bancaire, vers ce qu’il nommera « une culture d’affaires coopérative ».

Culture organisationnelle d’une caisse Desjardins : une étude terrain

Compte tenu de l’objet d’étude, l’approche retenue est qualitative et exploratoire : la réalité de la CO est multiple, intangible et socialement construite par les individus. L’étude de cas s’avère être une stratégie appropriée, car elle permet de générer des données riches et utiles en mettant l’accent sur les détails du cas et l’analyse de son contexte : ce qui intéresse le chercheur, c’est la manière dont les acteurs s’y prennent pour transformer la CO.

Méthodologie

Les données qualitatives ont été collectées en temps réel sur une période de plus de trois années en utilisant des méthodes propres à la théorisation ancrée. Ces données proviennent des entretiens individuels semi-directifs, des groupes de discussion, des observations soutenues de la chercheuse sur le terrain ainsi que de l’analyse des documents pertinents à l’objet de l’étude : 235 rencontres pour un total de plus de 460 heures de présence dans l’organisation.

Le processus d’analyse des données a été réalisé en plusieurs étapes. D’abord, un récit narratif des décisions et des actions mises en place pour transformer la CO a été produit. Il découpe la démarche en trois étapes et fait état des événements critiques et du vécu des participants tout au long de ladite transformation. Ensuite, les données ont été agrégées en catégories selon la méthode de la théorisation ancrée (codage ouvert, axial et sélectif). L’identification des principales catégories a été réalisée à l’aide d’un logiciel d’analyse de données qualitatives (Atlas TI). Une analyse comparative des données a été faite afin de dégager les caractéristiques importantes du phénomène à l’étude.

Culture organisationnelle

L’anthropologie, comme discipline scientifique, vise à comprendre la culture et les anthropologues sont les premiers à étudier le phénomène. Ils considèrent la culture comme étant l’ensemble des croyances, des règles, des techniques, des institutions et des objets qui caractérisent une population humaine (Dupriez et Simons, 2002). Pettigrew (1979) introduit le concept de CO dans ses écrits et le rend légitime dans toute sa richesse potentielle.

Culture organisationnelle : point de vue fonctionnaliste et point de vue symbolique

Selon les auteurs ayant étudié la CO, la distinction fondamentale s’opère entre deux perspectives : l’analyse de la culture, d’un point de vue fonctionnaliste, et l’analyse culturelle, d’un point de vue symbolique (Smircich, 1983; Ashkanasy, Wilderon et Peterson, 2011).

Selon Smircich (1983), d’un point de vue fonctionnaliste, le concept est considéré comme une variable indépendante ayant une influence sur l’organisation. Cette approche explore les dimensions et les attributs de l’organisation tels la stratégie, la technologie, la structure, la culture et le concept d’affaires (Alvesson, 2013). Les auteurs font preuve de pragmatisme et sont préoccupés par l’efficacité organisationnelle (Schneider, Ehrhart, Macey, 2013) : ils cherchent à gérer la culture qui, par ailleurs, est fréquemment assimilée au fait de changer la culture (Alvesson, 2013). Les résultats de cette forme d’étude visent l’élaboration de modèles applicables pour ceux qui souhaitent gérer la culture de l’organisation et rendre cette dernière plus efficace (Smircich, 1983; Schneider et al., 2013). Selon Smircich (1983), cette forme d’étude présente un enjeu ayant une importance critique : l’établissement d’une causalité. Ainsi, l’organisation A une culture.

Le concept de culture, d’un point de vue symbolique, prend ses racines dans l’école symbolique de Geertz (1973), qui met l’accent sur les actions et les interactions des acteurs sociaux. La littérature migre de la comparaison des dimensions étudiées à l’étude d’un phénomène social avec un degré d’ambiguïté plus grand à cause du statut abstrait de la CO. Le but du chercheur est de décrire et de comprendre comment les membres de l’organisation développent le sens et partagent des postulats de base qui guident le fonctionnement de l’organisation (Schneider et al., 2013). Comme mentionné par Smircich (1983), les organisations sont comprises et analysées non seulement en termes économiques ou matériels, mais aussi en termes d’expression humaine, d’idéation et de symbolisme. L’attention est accordée à l’approche holistique, au sens, au langage, à la dynamique émotionnelle et à la capacité de raconter l’histoire collective : ce qui intéresse les chercheurs, c’est ce que les individus pensent et ressentent (Alvesson, 2013). Relativement à l’école du symbolisme, Smircich (1983) prétend ainsi que l’organisation EST une culture.

 

Culture organisationnelle et symbolisme

Certains auteurs procèdent à l’analyse de la CO à l’aide de la métaphore en mettant l’accent sur la création du sens, des valeurs, des symboles, des rituels, des héros et de l’histoire et de la mémoire de l’organisation.

Selon Weick (1995), la création du sens est enracinée dans les activités et les structures de l’organisation et est déterminée par les moments et les actions de la vie quotidienne. Les interactions entre les personnes sont plus qu’un partage d’information : elles construisent et génèrent quelque chose d’autre qui n’était pas là avant les échanges (Vidaillet, Koening, Laroche, Weick et Roux-Dufort, 2003). Dès lors que les individus ont une vision commune des moyens à prendre, un système d’actions organisées est possible (ibid.). Le sens partagé n’est pas crucial pour l’action collective, mais c’est l’expérience de l’action collective qui est partagée (Weick, 1995). La création du sens relève de quelque chose de raisonnable et de mémorable qui incarne l’expérience passée, résonne dans la tête des personnes et capture les sentiments.

Les anthropologues utilisent le concept de culture en référence aux valeurs, aux symboles, aux rituels et aux héros que les sociétés ont développés tout au long de leur histoire (Schein, 2010). Les valeurs sont les préceptes de base de ce qui est important dans la vie de l’organisation. Les symboles et les rituels permettent d’affirmer, de communiquer et d’exprimer le sens aux membres du groupe (Smircich, 1983; Trice et Beyer, 1984). Selon Deal et Kennedy (1982), les héros ont une vision, personnifient les valeurs et incarnent la force de l’organisation et les aspirations de tous : ils sont des modèles pour les membres du groupe.

L’histoire de l’organisation est socialement construite au fil des interactions entre les personnes et représente un échange pendant lequel une expérience passée ou anticipée est racontée et interprétée (Briody, Pester et Trotter, 2012). Dans le cadre d’une étude ethnographique, Briody et al. (2012) rapportent que le changement de culture peut résulter de la puissance de l’histoire et être soutenu par elle, élément important de la création de la culture (McCabe, 2010).

Culture organisationnelle : une tentative de définition

Un regard sur les études portant sur le concept de CO révèle une grande variation dans les définitions (Alvesson, 2013). La définition de la CO retenue pour cet article, inspiré de Geertz (1973) et de Smircich (1983), est la suivante :

« La culture est un ensemble de significations qui se développent et donnent au groupe son caractère distinct s’exprimant dans les croyances, les héros, les rituels et autres formes symboliques à travers lesquelles les membres du groupe créent et maintiennent leur vision du monde. Une compréhension émergente est créée par l’interaction des membres entre eux. »

Culture d’affaires coopérative

Une des contributions de cette recherche est celle de proposer un objet nouveau, soit la culture d’affaires coopérative, construit par un processus de création collective avec toutes les instances impliquées dans la transformation de la CO. La définition qui suit conjugue la pensée coopérative et la performance d’affaires.

La culture d’affaires coopérative est une culture qui prend en compte notre identité coopérative en plaçant le besoin du membre au cœur des préoccupations de notre travail, jumelé à une intention claire de générer une performance d’affaires financière et opérationnelle, qui elle, permet de développer une prospérité collective et individuelle.

Les mots choisis permettent de rappeler l’importance de la CO de la Caisse, différenciée du modèle bancaire par la conjugaison des besoins du membre, des résultats financiers et de la prospérité, tant collective qu’individuelle.

Culture organisationnelle : d’hier à aujourd’hui

Quatre années après le lancement de la vision de la culture d’affaires coopérative, les témoignages des participants permettent de positionner les principaux éléments constitutifs de la CO d’hier et d’aujourd’hui.

Principaux éléments constitutifs de la culture organisationnelle d’avant et d’aujourd’hui

Culture organisationnelle : avant
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)
Culture organisationnelle : avantRentabilité, productivité et efficacité
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Axée sur les personnes : membres et employés
Culture organisationnelle : avantCentrée sur l’interne : processus, procédures et règles
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Centrée sur le développement des personnes
Culture organisationnelle : avantStyle de gestion directif et informatif
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Participation de tous et partage du leadership
Culture organisationnelle : avantStructure lourde
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Réduction des niveaux hiérarchiques et transversalité
Culture organisationnelle : avantAxée sur le bien-être des employés
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Axée sur la satisfaction des membres
Culture organisationnelle : avantGestion axée sur la déresponsabilisation des employés
Culture organisationnelle : aujourd’hui (culture d’affaires coopérative)Gestion axée sur la responsabilisation partagée entre les gestionnaires et les employés
Développement des compétences des gestionnaires

Conclusion

La prise en compte complexe du phénomène de la CO apparaît de plus en plus fondamentale pour représenter la dynamique organisationnelle. Certains auteurs ont étudié la CO sous l’angle fonctionnaliste. Le concept, ainsi étudié, est dénué des importantes considérations liées au sens, aux rites et rituels, aux héros, à l’histoire et à la mémoire de l’organisation : l’approche est monolithique et statique. De cette façon, des aspects importants de sa nature complexe peuvent être ignorés. Par ailleurs, l’étude de la CO sous l’angle du symbolisme permet une analyse détaillée du sens et des valeurs, des croyances et des postulats sous-jacents. Cette approche produit une compréhension riche du phénomène et est ancrée dans la réalité organisationnelle. Cela en fait une approche heuristique, flexible, profonde et réaliste.

Un prochain article poursuivra cette réflexion et portera sur l’utilisation de deux modèles de changement : le changement planifié et le changement émergent dans le cadre de la transformation de la CO.


Jocelyne Champagne-Racine, DBA, M.Sc. Adm, CRHA

Source :
1 Cette recherche a été effectuée dans une caisse du réseau Desjardins, mais par souci de confidentialité, nous la nommerons « Caisse » dans cet article.