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Apprendre à partir de son expérience en organisation, trois niveaux d’intervention pour les formateurs

Cet article porte sur une démarche d’apprentissage expérientiel menée par une entreprise québécoise du secteur des transports dans le cadre d’un programme de développement du leadership à l’intention des hauts potentiels. Ce programme, qui s’inscrit dans une démarche de relève managériale, prend appui sur une approche d’apprentissage dans l’action qui mise sur des situations de travail réelles (Marsick, 2009).

Jean-François Roussel, Ph. D. CRHA

Sur le plan des concepts

Principales caractéristiques

L’apprentissage expérientiel se réalise avant tout sur le terrain dans le cadre de mandats ponctuels ou encore de projets innovants. Trois caractéristiques se dégagent afin de le définir. Une première, qui peut sembler évidente, se rapporte au fait qu’il prend sa source dans l’expérience de l’individu, et non à partir de concepts acquis (Noble, 2002). La seconde caractéristique tient au fait qu’il se nourrit des expériences passées et influence celles à venir (Mandeville, 2004). Finalement, l’apprentissage expérientiel représente pour l’apprenant un événement significatif, ce qui constitue sa troisième caractéristique. Il trouve donc une résonance chez la personne en répondant à un besoin ou encore en se présentant à elle comme un défi.

Mais qu’apprend-on au juste par l’expérience?

Pour Mandeville (2004), l’apprentissage par l’expérience vise l’acquisition de trois « aptitudes actualisantes » : l’introspection, l’adaptation et l’action. Pour cette auteure, l’introspection se caractérise par la capacité de reconnaître, de remettre en question et d’analyser son vécu; l’adaptation repose sur le développement d’une plus grande facilité à tolérer l’ambiguïté; et l’action se traduit par un effort afin de trouver les ressources nécessaires à la réalisation d’une démarche. Ces trois aptitudes constituent aujourd’hui des facteurs déterminants pour évoluer au sein d’environnements de plus en plus incertains. Finalement, selon Merriam et Clark (1993), l’apprentissage par l’expérience débouche aussi sur une amélioration des compétences.

Avant tout un rôle de facilitateur

Pour Mandeville (2004), l’expérience de l’autre constitue un élément important de l’apprentissage par l’expérience, qu’elle conçoit comme une démarche autodidacte facilitée par une relation d’assistance qui peut être établie avec trois types d’interlocuteurs : un proche, un collègue ou une personne-ressource. Pour Andersen, Boud, et Cohen (2000), l’apprentissage expérientiel peut être facilité par une personne-ressource, quand elle joue un rôle de facilitateur et non d’expert.

Sur le terrain, quelles conditions mettre en œuvre

Andersen et collab. (2000) soulignent l’importance de mettre en place certains dispositifs, tels que l’autoévaluation, l’évaluation des pairs, les contrats et les journaux d’apprentissage afin de favoriser l’apprentissage expérientiel. Toujours en lien avec les dispositifs, Mandeville (2004) affirme que l’apprentissage expérientiel est progressif et elle souligne qu’un élément déclencheur est souvent nécessaire afin de le stimuler au départ.

La méthodologie de recherche

Le programme de développement du leadership d’une durée de deux ans à l’intérieur duquel a été menée cette recherche poursuit des objectifs liés au développement des compétences et à la relève managériale. Il débute par une évaluation psychométrique qui permet de guider le participant dans l’élaboration de son plan de développement, qui constitue ainsi un élément déclencheur. Bien qu’il se fonde sur l’apprentissage dans l’action, le programme comprend une structure définie qui traduit une intention d’apprentissage. En effet, des rencontres avec un formateur coach ont lieu toutes les six semaines environ. La démarche comporte également des entrevues avec le supérieur immédiat du participant et des rencontres d’étape avec un comité de suivi qui chapeaute le programme.

Sur le plan méthodologique, la recherche est de type qualitatif. Ainsi, onze entrevues ont été réalisées, soit huit auprès de gestionnaires en apprentissage et trois auprès des coachs. Le questionnaire d’entrevue utilisé comprenait des questions rattachées aux principaux éléments théoriques de la recherche, ainsi que d’autres, plus générales, visant à découvrir des éléments nouveaux.

Certains faits saillants des résultats de recherche

L’importance de la notion de sens

Tout d’abord, les caractéristiques de l’apprentissage expérientiel se retrouvent dans les propos des individus rencontrés. En effet, la première caractéristique liée au fait que cet apprentissage prend sa source dans l’expérience et non dans les concepts est illustrée quand un coach évoque le lien entre l’expérience directe et l’action, « les gestionnaires testent dans l’action, ils vivent l’apprentissage, puis il devient possible de discuter de ce qu’ils ont vécu ».

Il en va de même pour la notion de sens, comme le traduit ce gestionnaire, « mes apprentissages prennent tout leur sens quand je deviens capable d’identifier des actions qui me permettent d’améliorer mes compétences; alors je peux établir des liens qui m’amènent à créer mon propre cadre de référence ». Pour ce gestionnaire en apprentissage, ces liens font appel aux dimensions « cognitives ou émotionnelles » et peuvent « évoluer » au fur et à mesure du programme, jusqu’à ce qu’ils deviennent suffisamment clairs. Le sens semble donc lié ici à une structuration des savoirs issus de l’expérience comme l’affirme Kolb (1984). Pour cet auteur, c’est cette structuration des savoirs qui mène au transfert.

Des changements sur le plan de l’identité professionnelle

Les « aptitudes actualisantes » précisées par Mandeville (2004) se traduisent dans les propos des gestionnaires en apprentissage. Tout d’abord, l’introspection constitue pour la majorité d’entre eux un critère de réussite, notamment pour ce participant : « J’aurais pu apprendre de façon superficielle, mais c’est l’introspection qui fait la différence. » Cette introspection débouche également sur une plus grande capacité à se remettre en question pour passer à l’action, comme le souligne aussi ce participant : « Il faut que j’accepte avant de pouvoir commencer à travailler sur mes faiblesses. » En ce qui a trait à la seconde « aptitude actualisante », soit l’adaptation, un apprenant souligne que sa réussite dans le programme est due au fait qu’il devient plus habile à se rajuster, et que c’est « sa capacité d’adaptation qui lui permet d’agir différemment ».

Toujours en lien avec les finalités de l’apprentissage expérientiel, le développement des compétences se situe au cœur de ce programme. Cependant, son double objectif, soit le perfectionnement des compétences, d’une part, et le développement de la relève, d’autre part, introduit certaines tensions, comme le souligne ce coach, « les participants évoluent dans un contexte de performance où ils doivent démontrer qu’ils possèdent le talent nécessaire pour faire partie de ce groupe d’élite. Ils se perçoivent donc moins en mode apprentissage, parce qu’apprendre, ça veut dire trébucher parfois et ainsi ne pas toujours réussir ».

Plus encore, la démarche amène des changements sur le plan de l’identité professionnelle (Donnay et Charlier, 2006), comme l’évoquent les personnes rencontrées. À ce sujet, ce gestionnaire en apprentissage précise « dans mon plan de développement, je devais mettre l’accent à la bonne place, sur ma façon de percevoir mon rôle », puis ce coach à propos d’un participant, « il doit dans son nouveau rôle coacher des gestionnaires qui, eux, coachent leurs équipes, c’est ce qu’il devait d’abord comprendre avant d’opérer une transition. »

Trois niveaux d’intervention pour le formateur

Les entrevues mettent aussi l’accent sur l’importance du rôle de facilitateur en opposition à celui d’expert, comme l’illustre ce participant : « Le formateur coach, je le vois comme quelqu’un qui est là afin de m’amener à me poser des questions, à réfléchir, afin que je prenne en main mon apprentissage. Pour moi, le mode expert, ce n’est pas le bon mode. »

Plus spécifiquement, trois niveaux d’intervention associés à la facilitation sont distingués. Un premier niveau a trait au soutien à apporter au processus, où le coach est amené à établir avec le gestionnaire un contrat d’apprentissage qui clarifie les attentes mutuelles, les objectifs de développement, et prévoit différents points de contact au long de la démarche.

Au deuxième niveau, le coach favorise le développement des trois « aptitudes actualisantes », soit l’introspection, l’adaptation et l’action, de même que l’amélioration des compétences, comme l’illustrent les propos de l’un d’entre eux : « Ils passent à l’action, ils ont du succès avec leurs équipes, alors pour moi, ça prouve que ça fonctionne. »

Plus central, le troisième niveau est associé au développement de l’identité professionnelle (Donnay et Charlier, 2006). Ce niveau apparaît très significatif notamment pour ce gestionnaire, « alors là, j’ai fait “wow!”, le coach m’a amené à voir mon rôle comme celui d’un ambassadeur de mon usine et non comme un gestionnaire ». Mais cette transformation du rôle perçu ne se fait pas toujours aisément, comme le précise ce participant : « Il y avait une forte mentalité de héros ici. Alors, accepter la critique, ce n’est pas facile. Avant, mon style de leadership, c’était d’être en avant et m’imposer, alors que maintenant, ce qu’on me dit, c’est que j’ai inversé la pyramide. »

Conclusion

Les écrits relatifs au rôle du formateur dans le cadre d’une démarche d’apprentissage expérientiel demeurent rares. Des pistes de travail sont dégagées ici afin de mieux cerner sa pratique professionnelle dans ces programmes de plus en plus fréquents en organisation, notamment en développement du leadership.




Ressources

Andersen, L., Boud, D., Cohen, R. (2000). « Experience-based Learning ». Understanding Adult Education and Training. Sydney: Allen and Unwin, p. 225-239.

Donnay, J., Charlier, E. (2006). Apprendre par l’analyse des pratiques. Initiation au compagnonnage réflexif. Presses universitaires de Namur.

Kolb, D. (1984). Experiential Learning as a Science of Learning and Development. Englewood Cliffs, NJ: Prentice Hall.

Mandeville, L. (2004). Apprendre autrement. Pourquoi et comment. Sainte-Foy : Presses de l’Université du Québec.

Marsick, V. (2009). « Toward a unifying framework to support informal learning theory, research and practice ». Journal of Workplace Learning, 21 (4), 265-275.

Merriam, S. B., Clarke, M. C. (1993). « Learning from life experience: what makes it significant? ». International Journal of Lifelong Education, 12 (2), p. 129-138.

Noble, M. (2002). Accrediting experience, paper given at NUCCAT Annual Conference, November 2002.


Jean-François Roussel, Ph. D. CRHA