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Le temps supplémentaire obligatoire dans le réseau de la santé et des services sociaux : comment concilier les intérêts divergents de l’employeur et des salariés?

Depuis les dernières années, et plus particulièrement depuis les dernières semaines, le temps supplémentaire obligatoire (ci-après « TSO »)[1] domine l’actualité québécoise. Le 5 avril 2019, le Tribunal administratif du travail (ci-après « TAT ») a rendu une décision relativement au TSO[2].

8 mai 2019
Me Anne-Marie Bertrand, CRIA, et Me Jessica Deschamps-Maheu

Suivant l’annonce médiatique de la Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ)[3] au sujet de la journée nationale sans TSO (8 avril 2019), le TAT est intervenu de sa propre initiative, et ce, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 111.18 du Code du travail[4]. Il a estimé que l’action concertée annoncée par la FIQ, hors contexte de grève, était susceptible de porter atteinte aux services de santé auxquels la population a droit.

À l’audition, le Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS) a précisé que les gestionnaires des établissements se sont engagés à prendre tous les moyens nécessaires pour éviter de recourir au TSO lors de cette journée. Malgré cela, la preuve a démontré que ces mesures avaient pour impact, dans certains établissements, d’annuler des chirurgies électives et de réduire des services.

Devant cette situation, le TAT a conclu que le refus du TSO de la part du personnel infirmier est susceptible de compromettre le droit des patients de recevoir des soins et des services en continu, selon la pratique usuelle. La juge administrative a donc ordonné à la FIQ d’aviser ses membres qu’ils devaient accepter de faire du TSO lors de cette journée. Cependant, dans son jugement, elle a bien précisé qu’il devait être utilisé uniquement dans des situations urgentes et exceptionnelles, sous réserve des obligations déontologiques des infirmières et des infirmiers.

Qu’entend le TAT par rapport à ces obligations déontologiques? Que prévoit la législation applicable en regard du TSO?

D’emblée, il convient de préciser que les conventions collectives applicables ne prévoient aucune disposition limitant le TSO. En revanche, les obligations déontologiques des infirmières et des infirmiers peuvent parfois les placer dans une situation délicate. En effet, le Code de déontologie[5] les oblige à ne pas abandonner leur patient[6] et à prendre tous les moyens raisonnables pour assurer la continuité des soins et des traitements[7]. En revanche, le Code prévoit qu’ils ne doivent pas travailler dans un état susceptible d’en compromettre la qualité[8]. Cette disposition est d’ailleurs souvent invoquée par les infirmières et les infirmiers lorsqu’il est question d’effectuer du TSO.

Pour sa part, l’établissement a pour fonction d’assurer des services de qualité en continu et de façon sécuritaire[9], en tenant compte des ressources matérielles, humaines et financières dont il dispose[10].

Parallèlement, il a également l’obligation de prendre des mesures nécessaires pour protéger la santé et assurer la sécurité ainsi que l’intégrité physique du
travailleur[11]. D’ailleurs, en ce sens, différentes législations, dont les chartes, prévoient également le droit du salarié de travailler dans des conditions de travail justes et raisonnables qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique[12].

Dans le même ordre d’idée, l’article 59.0.1 de la Loi sur les normes du travail[13] fixe le seuil à partir duquel un salarié peut refuser d’effectuer du travail supplémentaire. Cependant, à son dernier alinéa, il prévoit aussi certaines exceptions, notamment lorsqu’il y a danger pour la vie, la santé ou la sécurité du travailleur ou de la population, ou encore, si ce refus va à l’encontre du code de déontologie professionnel du salarié[14].

L’employeur et le salarié ont des obligations et des droits qui peuvent parfois sembler difficiles à harmoniser. Devant les intérêts divergents des différents acteurs, nous pouvons nous questionner sur la façon dont ils peuvent être conciliés de manière optimale. Bien que la réponse à cette question puisse s’avérer complexe dans un contexte de contraintes budgétaires, d’une demande croissante en soins de santé, d’une pénurie de main-d’œuvre et d’épuisements professionnels en hausse, il existe vraisemblablement une manière dont les droits et les obligations de chacun peuvent être respectés. Voyons comment les tribunaux ont géré cette tâche complexe.

Dans l’affaire très récente Syndicat interprofessionnel de Lanaudière – FIQ c. Centre intégré de santé et de services sociaux de Lanaudière[15], l’arbitre a été saisi de 87 griefs individuels déposés au nom du personnel infirmier de l’unité des soins intensifs du Centre hospitalier de Lanaudière qui contestaient le TSO. Aux fins de l’audience, deux cas ont été entendus, et la compétence du tribunal a été réservée pour les autres cas.

Le premier cas est celui d’une infirmière qui s’est vu imposer du TSO suivant son quart de travail habituel (8 h à 16 h 15). L’infirmière en question a donc travaillé 16,5 heures au cours de cette journée, soit jusqu’à 23 h. À la fin de son quart de travail, constatant que son état de fatigue mettait en péril sa vigilance au volant, elle a décidé de dormir dans sa voiture pour ainsi être en mesure de commencer son emploi le lendemain à 8 h. Outre cette journée de travail, il est à noter que l’infirmière avait déjà effectué trois quarts de travail en temps supplémentaire durant la semaine, et ce, en plus de son horaire habituel. Elle avait donc travaillé 75 heures sur une période de 7 jours.

Le second cas traite d’une infirmière qui s’est vu imposer du TSO après son quart de travail. À la différence du cas précédent, il s’agissait de son premier et seul TSO depuis son arrivée dans l’équipe des soins intensifs, soit un an et deux mois. Qui plus est, elle était en congé le lendemain. Ensuite, elle travaillait quatre jours consécutifs le reste de la semaine pour ainsi bénéficier de deux journées de repos.

L’arbitre a dû déterminer si l’employeur a contrevenu à la convention collective en imposant du TSO. Dans son analyse, le Tribunal a souligné d’emblée que le TSO n’est pas interdit puisque la convention collective est silencieuse sur ce sujet. Les obligations déontologiques de l’infirmière doivent toutefois être respectées. Le Tribunal a expliqué que l’employeur qui octroie du TSO doit le faire sans user de son droit de gérance de manière abusive.

Suivant son analyse, l’arbitre a conclu que l’employeur a usé de son droit de gérance de manière abusive, mais dans le premier cas seulement. En effet, l’arbitre a estimé que « la situation factuelle (du premier cas) s’écartait clairement des normes acceptables et généralement admises par la société »[16]. L’arbitre a expliqué que l’imposition du TSO, en pareilles circonstances, constitue un exercice abusif du droit de gérance en ce qu’une personne raisonnable placée dans les mêmes circonstances peut être susceptible de créer des erreurs médicales et compromettre la qualité des soins. Quant au deuxième cas, l’arbitre a expliqué que l’employeur n’a pas fait preuve d’abus puisque d’une part, il s’agissait du premier TSO de l’infirmière depuis son arrivée aux soins intensifs et d’autre part, le TSO était suivi d’une période de repos.

Dans une autre affaire datant de 2011[17], la Cour supérieure a infirmé une sentence arbitrale qui avait conclu que l’employeur avait abusé de ses droits de gérance en exigeant qu’une infirmière effectue 16 heures consécutives de travail suivies d’une période de repos de 8 heures avant de reprendre son quart habituel de travail.

Plusieurs autres décisions moins récentes traitent également de la question du TSO[18]. Essentiellement, il ressort de la jurisprudence majoritaire que le TSO peut être attribué, mais uniquement dans des conditions exceptionnelles et en dernier recours, lorsque l’employeur a utilisé l’ensemble des moyens dont il disposait pour éviter d’y recourir. Chaque situation est un cas d’espèce qui doit être analysé dans son ensemble.


Me Anne-Marie Bertrand, CRIA, et Me Jessica Deschamps-Maheu

Source :

Source : VigieRT, mai 2019.

1 Il n’existe aucune définition du temps supplémentaire obligatoire. Les conventions collectives sont silencieuses quant à cette question. Cependant, dans le jugement Syndicat interprofessionnel du CHU de Québec (FIQ) et Centre hospitalier universitaire de Québec (CHU de Québec) 2014 QCTA 836, sous la plume de la juge administrative, le TSO est défini, au paragraphe 557, comme étant : « (1) Toute période pendant laquelle une infirmière est forcée à exécuter une prestation de travail en dehors de son quart régulier de travail. (2) L’acceptation in extremis d’une infirmière faisant le constat de la nécessité de se “sacrifier” pour éviter l’odieux d’une charge de travail supplémentaire sur les épaules des collègues déjà surchargés. (3) Le fait d’entrer au travail plusieurs heures avant le début de son quart de travail dans l’espoir de ne pas se voir exiger de continuer à travailler en TSO après son quart de travail ».
2 Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec (FIQ) et Comité patronal de négociation du secteur de la santé et des services sociaux (CPNSSS) 2019 QCTAT 1832.
3 La FIQ est une organisation syndicale qui représente plusieurs professionnels, dont les infirmières œuvrant dans différents établissements de santé dans la province du Québec.
4 RLRQ c. C-27.
5 Code de déontologie des infirmières et des infirmiers RLRQ c I-8, r 9.
6 Articles 43 du Code de déontologie des infirmières et des infirmiers RLRQ c I-8, r 9.
7 Article 44 du Code de déontologie des infirmières et des infirmiers RLRQ c I-8, r 9.
8 Article 16 du Code de déontologie des infirmières et des infirmiers RLRQ c I-8, r 9.
9 Article 100 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux c S-4 (doit se lire parallèlement avec l’article 2 de la cette loi). Plusieurs autres dispositions de cette loi prévoient, dans le même sens, le droit de l’usager de recevoir une prestation sécuritaire et de qualité (notamment les articles 3, 5 et 7); ce qui oblige l’établissement de fournir une prestation de santé et de services en continu.
10 Article 13 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux c S-4.
11 Article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail RLRQ c S-2.1.
12 L’article 46 de la Charte des droits et liberté de la personne RLRQ c. C-12 (ci-après « Charte québécoise ») prévoit que : « Toute personne qui travaille a droit, conformément à la loi, à des conditions de travail justes et raisonnables et qui respectent sa santé, sa sécurité et son intégrité physique ». Dans ce même sens, l’article 1 de la Charte québécoise, l’article 2 de la Charte canadienne des droits et liberté, L.C. 1982 c. 11, de même que les articles 9 et 12 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail RLRQ c S-2.1, prévoient des droits similaires.
13 RLRQ c N-1.1.
14 Le dernier alinéa de l’article 59.0.1 de la Loi sur les normes du travail fait en sorte qu’un salarié ne peut pas refuser d’effectuer du temps supplémentaire dans de telles situations d’exception. Les autres exceptions prévues à cet article sont les suivantes : « En cas de risque de destruction ou de détérioration grave de biens meubles et immeubles ou autre cas de force majeure ».
15 2019 QCTA 72 (Amal Garzouzi).
16 Paragraphe 65 de la décision Syndicat interprofessionnel de Lanaudière – FIQ c. Centre intégré de santé et de services sociaux de Lanaudière 2019 QCTA 72.
17 Centre de santé et de services sociaux de la Côte-de-Gaspé c. Gauvin 2011 QCCS 6444.
18 Notamment l’affaire Syndicat interprofessionnel du CHU de Québec (FIQ) et Centre hospitalier universitaire de Québec (CHU de Québec) T.A. D.T.E. 2014T-788 où le Tribunal a conclu, à lumière de la preuve administrée, que l’employeur recourrait au TSO de manière systématique pour pallier les absences de longue et de courte durée du personnel.