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Harcèlement psychologique et relation d’emploi tripartite : qui doit agir et quand?

Les recours contre un employeur pour des situations alléguées de harcèlement psychologique font l’objet d’analyses fréquentes afin de déterminer les obligations des employeurs. Considérant les récentes modifications à la Loi sur les normes du travail qui prolongent diamétralement le délai pour déposer une plainte sous cette égide, il n’y a aucun doute que ces questions demeureront l’objet d’une analyse courante au cours des prochains mois.

10 avril 2019
Me Marie-Gabrielle Bélanger, CRIA, et Me Valérie Gareau-Dalpé

Il est acquis depuis longtemps que l’obligation de l’employeur se divise en deux volets, soit prévenir et faire cesser le harcèlement psychologique porté à sa connaissance[1] . Chaque cas étant unique, qu’en est-il toutefois des situations où l’employeur a délégué la gestion quotidienne de ses employés à un tiers? À qui incombent ces obligations et comment s’arriment-elles avec les particularités de la relation tripartite?

Dans une décision rendue en janvier dernier par le juge administratif[2], le Tribunal administratif du travail (ci-après le « Tribunal ») s’est notamment prononcé sur une plainte déposée par la plaignante. Elle prétendait avoir été victime de harcèlement psychologique de la part d’un collègue de travail dans le cadre de son emploi en impartition chez un fournisseur.

Les faits

Dans cette affaire, la plaignante occupait un poste de conceptrice de réseau de distribution par fibre optique depuis près de quatre ans chez l’employeur, une entreprise offrant un service d’impartition d’employés à un fournisseur de télécommunication.

Depuis son embauche, la plaignante travaillait pour le même client, et un gestionnaire de ce client assurait sa supervision (affectation du travail, évaluation de la performance, gestion des absences, etc.). Dans ce contexte, la plaignante avait très peu de contacts avec son supérieur immédiat chez l’employeur.

Après trois années de service, la plaignante est affectée à une nouvelle équipe de travail créée chez le client. Elle y rejoint alors un autre travailleur de l’employeur, lequel était le premier employé sélectionné pour faire partie de cette équipe et y travaillait depuis quelques semaines afin d’élaborer les méthodes de travail. Le jour suivant son arrivée dans cette équipe, la plaignante est choquée par le comportement de son collègue. Elle lui reproche son comportement agressif de dictateur jumelé à une attitude de supériorité.

Près d’une semaine plus tard, la plaignante informe le gestionnaire du client de la situation. Il convoque immédiatement une rencontre avec la plaignante, son collègue ainsi que le chef d’équipe afin de discuter de la situation et de clarifier le fait qu’ils étaient sur le même niveau hiérarchique. La rencontre se termine sur une note cordiale, laissant croire au gestionnaire que les travailleurs sont prêts à continuer de collaborer. Le supérieur immédiat de la plaignante chez l’employeur n’est pas avisé de cette rencontre ni de la situation problématique.

Or, malgré cette rencontre, la plaignante ne remarque aucun changement dans l’attitude de son collègue. Elle n’en informe toutefois ni son chef d’équipe, ni son gestionnaire, ni même son supérieur immédiat. Trois semaines plus tard, la plaignante termine sa journée de travail puis informe alors, par courriel, le gestionnaire du client du comportement incessant de son collègue et des conséquences sur sa santé. Un rapport médical est joint à ce courriel : un diagnostic de trouble de l’adaptation avec humeur anxieuse secondaire à une situation de harcèlement au travail y est posé. La plaignante n’avise toujours pas son employeur.

À la réception de ce courriel, le gestionnaire du client communique avec le supérieur de la plaignante chez l’employeur pour l’aviser de la situation. Sans qu’une enquête soit effectuée, et ce malgré l’existence d’une politique en matière de harcèlement psychologique chez l’employeur, la décision est prise de changer la travailleuse d’affectation dès son retour au travail. Celle-ci comporte essentiellement les mêmes tâches mais son bureau est déménagé pour éviter qu’elle ait à travailler avec son ancien collègue. La plaignante en est informée par courriel dans les jours suivants.

Suivant cette décision, la plaignante effectue d’abord une réclamation pour lésion professionnelle et dépose ensuite une plainte à la Commission[3] pour harcèlement psychologique en vertu de l’article 123.6 de la Loi sur les normes du travail (ci-après la « LNT »). La plaignante ne conteste toutefois pas précisément le changement d’affectation.

Analyse

En vue de déterminer si l’employeur a rempli ses obligations selon les termes de l’article 81.19 de la LNT, le Tribunal se pose plusieurs questions intéressantes pertinentes pour les employeurs dans une situation similaire d’impartition :

  • Quelles sont les obligations de l’employeur lorsqu’il n’assure pas la gestion ni la supervision directe du travail d’un employé?
  • Plus précisément, quelles sont les obligations d’un tel employeur lorsque le comportement critiqué n’est pas porté directement à sa connaissance au moment des faits?
  • Dans un tel contexte, le déplacement de la plaignante plutôt que celui du présumé harceleur s’avérait-il une solution envisageable?

L’analyse effectuée par le Tribunal révèle que dans le cas présent, le moyen pris par l’employeur de retirer la plaignante de la nouvelle équipe de travail constituait un moyen raisonnable pour faire cesser le harcèlement psychologique allégué et que la décision a été prise suffisamment rapidement suivant sa connaissance des gestes reprochés. Sur ce dernier point, le Tribunal se livre à un examen non seulement de la conduite du supérieur chez l’employeur, mais également des acteurs impliqués chez le client (le chef d’équipe et le gestionnaire), puisqu’il considère que c’est à ce client que l’employeur a délégué son pouvoir de gestion.

À ce sujet, le Tribunal a conclu que la gestion de la situation chez le client a été effectuée rapidement par la convocation d’une rencontre avec les principaux intéressés. L’absence d’amélioration de la situation n’ayant pas été portée à sa connaissance, il ne pouvait en faire davantage.

Pour sa part, le réel employeur n’a été informé de la situation qu’à la toute fin de la conduite alléguée. Dès lors, il a immédiatement participé à la décision de déplacer la plaignante pour faire cesser la conduite reprochée. En conséquence, le Tribunal ne peut reprocher à quiconque de ne pas avoir agi suffisamment rapidement, bien que la plaignante se plaignait de la situation incessante depuis sa dénonciation près d’un mois auparavant.

En terminant, le Tribunal a également conclu que le déplacement de la plaignante plutôt que celui du présumé harceleur constituait un moyen raisonnable permettant à l’employeur de s’acquitter de l’obligation lui incombant et qu’il ne s’agissait pas d’une punition imposée à la plaignante. Le choix de déplacer la plaignante, plutôt que son collègue, découlait du fait que ce dernier avait été le tout premier membre de la nouvelle équipe et qu’il avait notamment établi les modes d’opérations et élaboré les processus de travail. Bien qu’elle était désormais affectée dans une nouvelle équipe et un nouvel établissement, la plaignante demeurait toujours sous la supervision du même gestionnaire, effectuait des tâches de même nature et profitait du même traitement salarial.

Commentaires

Il ressort de ce qui précède que les employeurs dont les salariés travaillent en impartition chez des clients devront redoubler de prudence afin de s’assurer que leurs obligations de prévenir et de faire cesser toute situation de harcèlement soient respectées. La proactivité dans la gestion de ces situations, jumelée à une politique identifiant clairement les procédures à suivre en pareilles circonstances, sera un atout. Cette décision vient également appuyer la position suivant laquelle, selon les circonstances, le déplacement de la personne plaignante, plutôt que la personne mise en cause, pourra être considérée comme une mesure raisonnable permettant de remplir ces obligations, ce qui devrait fortement intéresser nos lecteurs.

Il est clair que l’employeur n’est pas assujetti à une obligation absolue de faire cesser le harcèlement lorsqu’il n’est pas mis au courant de la situation malgré les mécanismes mis en place pour la dénonciation ou l’accompagnement des employés. Cependant, et à notre avis, il demeure que les gestes posés par les gestionnaires du client dans cette affaire ont mis la table au rejet de la plainte. Il aurait toutefois pu en être autrement advenant une absence d’intervention diligente de la part des intervenants de première ligne, d’où l’importance d’un canal de communication clairement établi entre l’employeur et son client.

Il faut aussi noter que dans le présent cas, et probablement en raison de l’absence d’une dénonciation de la plaignante à l’employeur, le Tribunal ne lui a pas reproché l’absence d’enquête. Toutefois, nous sommes d’avis que dans certaines circonstances, la tenue d’une enquête par l’employeur pourrait être jugée importante, voire nécessaire, avant de prendre une décision sur la mesure à prendre pour faire cesser la situation de harcèlement allégué.

Sur autre sujet et en terminant, nous attirons l’attention des lecteurs sur le fait que, dans cette affaire, l’analyse de la plainte de harcèlement psychologique portée devant le Tribunal a été effectuée de concert avec l’analyse de la réclamation pour lésion professionnelle. En effet, bien que la notion de harcèlement psychologique diffère de celle de lésion professionnelle, notamment en ce que l’objet et le bénéfice recherché de chacun des recours diffèrent grandement, une ordonnance de jonction de dossiers avait été rendue afin que la preuve puisse être administrée de façon simultanée. Dans la décision, le traitement des recours est toutefois effectué de façon distincte afin d’éviter que les concepts soient confondus. Depuis un certain temps, le Tribunal a fait connaître son intention de procéder davantage de cette manière pour réduire les délais et faciliter la procédure. Dans l’éventualité où le Tribunal n’ordonne pas d’office la jonction, nous soulignons qu’il pourra être pertinent d’effectuer la demande pour vos dossiers à venir.


Me Marie-Gabrielle Bélanger, CRIA, et Me Valérie Gareau-Dalpé

Source :

Source : VigieRT, avril2019.

1 Loi sur les normes du travail, c N-1.1, art. 81.19.
2 S.B. et Compagnie A, 2019 QCTAT 1.
3 Commission des normes, de la santé et de la sécurité du travail.