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Le droit à déconnexion : légiférer ou pas?

À l’international, quelques pays ont déjà commencé à légiférer en la matière, ou du moins à envisager de le faire. Voici un tour d’horizon sur la question.
12 février 2019
Etienne Plamondon Emond

La France a enchâssé le droit à la déconnexion dans une loi pour forcer employeurs et employés à s’entendre sur le sujet. Le Québec devrait-il faire de même? Quelques experts et dirigeants se positionnent sur la question.

L’exemple français

Si le droit à la déconnexion fait jaser, c’est avant tout en raison des mesures prises en la matière de l’autre côté de l’Atlantique. À l’été 2016, l’ancienne ministre du Travail de la France, Myriam El Khomri, a intégré le droit à la déconnexion dans la loi Travail. « L’intervention législative française est très timide », nuance en revanche André Sasseville, CRIA, avocat en droit du travail au cabinet Langlois. Entrée en vigueur au début de l’année 2017, cette loi presse les entreprises de plus de 50 employés de discuter avec leurs salariés des modalités pour appliquer ou encadrer ce droit à l’intérieur de leur organisation. Elle a néanmoins déjà montré du mordant. L’été dernier, le journal Le Figaro annonçait que la Cour de cassation avait condamné une multinationale britannique à verser 60 000 euros à l’un de ses salariés français qu’elle avait contraint, sans dédommagement, à demeurer joignable en permanence.

Mais pour l’essentiel, cette loi a eu des effets sur les mesures adoptées en entreprise après ententes entre employeurs et employés. André Sasseville note, entre autres, des fermetures de serveurs durant certaines périodes, des restrictions pour que les salariés reçoivent leurs courriels uniquement à des moments précis ou des procédures uniformisées pour l’envoi de messages, comme, par exemple, d’identifier clairement le destinataire qui doit réagir pour ne pas déranger les personnes tenues seulement d’être informées en copie conforme. Ces solutions « se prêtent à certains milieux et pas du tout à d’autres », précise-t-il.

Une loi au Québec?

Saisissant la balle au bond, Québec solidaire a proposé le printemps dernier, dans la foulée de la révision de la Loi sur les normes du travail, un projet de loi qui visait à obliger les employeurs à se doter d’une politique de déconnexion numérique en dehors des heures du travail et de mécanismes de consultation des employés sur son application. En raison des élections qui ont suivi, ce projet de loi est devenu caduc. Mais le nouveau gouvernement devrait-il étudier la question?

Dans son mémoire déposé lors des consultations sur la LNT, la Confédération des syndicats nationaux (CSN) avait soutenu l’idée. « Quand le principe est enchâssé dans un projet de loi, cela oblige un dialogue, une discussion, à trouver des solutions et à mettre ce problème sur la place publique », indique Caroline Senneville, première vice-présidente de la CSN. Pour l’instant, elle n’observe que quelques exemples dans le milieu de l’éducation où l’enjeu a été abordé, soit des écoles qui défendent un droit des professeurs et du personnel scolaire à répondre aux parents seulement durant leurs heures de travail, ainsi que les tuteurs de la TÉLUQ qui peuvent attendre jusqu’à 48 heures avant de répondre aux étudiants, selon leur convention collective. À l’autre bout du spectre, des négociations ont été ardues au cours de la dernière année pour certains paramédicaux au sujet des horaires de faction qui exigeaient dans certaines régions qu’ils demeurent sur appel sept jours de suite.

Caroline Senneville reconnaît néanmoins que plusieurs syndiqués sont « ambivalents » sur la question de la déconnexion, notamment parce que certains perçoivent le télétravail comme un moyen de conciliation travail-vie personnelle qui permet, par exemple, de quitter le bureau plus tôt pour des raisons familiales, puis de terminer ses tâches à la maison une fois les enfants couchés.

Des recours dans la loi existante

Selon André Sasseville, CRHA, l’exercice législatif mené en France ne serait pas pertinent au Québec. Il croit qu’une multitude de petites entreprises seraient pénalisées, alors que les grandes entreprises risquent, à son avis, de naturellement intégrer cette question dans leurs procédures de conciliation travail-vie personnelle afin d’attirer ou retenir la main-d’œuvre dans le contexte de pénurie que nous connaissons. « Le système d’intervention législatif au Québec est vraiment différent », ajoute-t-il.

Si, à sa connaissance, aucun cas de déconnexion n’a été saisi par les tribunaux au Québec, M. Sasseville considère que certains articles de la LNT pourraient répondre à des abus dans le télétravail. Il y est précisé, notamment, qu’un salarié a droit à un repos hebdomadaire d’une durée minimale de 32 heures consécutives et que la semaine normale de travail est de 40 heures pour le calcul des heures supplémentaires. Plusieurs dispositions permettent aussi aux salariés de s’absenter ou de prendre congé pour des raisons familiales et parentales. André Sasseville juge par ailleurs que, pour les employeurs, il pourrait même être stratégique d’adopter à l’interne une politique qui irait dans le sens d’un droit à la déconnexion pour se prémunir contre d’éventuels recours fondés sur la loi actuelle. Caroline Senneville reconnaît que la LNT contient des leviers. « Mais ces outils (de télécommunication) sont tellement répandus dans notre vie, qu’à moins d’abus flagrants, les salariés vont avoir de la difficulté à mettre le doigt sur le bobo », considère-t-elle.

Une mesure informelle qui fonctionne pour la SIPB

De son côté, il y a plus de six mois, la Société du parc industriel et portuaire de Bécancour (SIPB) s’est entendue avec ses professionnels, chefs de service et membres de la direction autour d’une nouvelle approche : après 18 h, ils doivent systématiquement se poser la question si le texto ou le courriel qu’ils souhaitent envoyer peut attendre jusqu’à 8 h le lendemain matin. Si oui, ils doivent s’abstenir. Le principe est rappelé depuis dans chacune des réunions hebdomadaires.

À l’exception d’urgences ou de communications avec des clients, la déconnexion en dehors des heures de travail s’est inscrite dans les habitudes de la dizaine d’employés concernés, qui semblent l’apprécier. Maurice Richard, président-directeur général, assure ne plus recevoir de mémos dans sa boîte courriel vers 21 h comme auparavant. « Plusieurs municipalités et organisations à travers le Québec nous ont demandé comment on s’était structuré ou si on avait un document de référence », affirme-t-il. Or, il a été forcé d’admettre qu’il s’agissait d’une mesure informelle. M. Richard souhaitait convenir d’une façon de faire en la matière avant que cela ne devienne une obligation. « On aime mieux dire qu’on le teste depuis un an, que ça fonctionne et qu’on n’a pas besoin que ce soit inscrit dans la convention collective », dit-il, en référence à ce qui se passe en France.

Sensibilisation plutôt que législation, selon certains

Selon Catherine Privé, CRHA, présidente et chef de la direction d’Alia Conseil, la réponse réside davantage dans la sensibilisation que dans la législation. « Je préfère l’angle de la promotion du bien-être et de la santé », dit-elle. « Le problème, ce n’est pas le marché du travail. Le problème, c’est que tout le monde est toujours connecté, point. »

À ses yeux, la crainte de manquer un courriel professionnel après les heures de travail constitue le symptôme d’un mal plutôt que sa cause. « S’ils ont peur de répondre trop tard, c’est la culture organisationnelle et le style de gestion le problème », insiste-t-elle. « Si on a une culture de peur, de contrôle et de conséquences, la loi sur la déconnexion ne réglera pas la question. »

Un avis qui se rapproche de celui de Simon De Baene, cofondateur de l’entreprise GSOFT. Dans un billet publié au printemps dans Les Affaires, il a qualifié le droit à la déconnexion de « fausse solution à un vrai problème ». À son avis, un employeur qui impose de manière injustifiée à ses employés de répondre en dehors des heures de travail sévira ailleurs dans l’organisation du travail, si un droit à la déconnexion est encadré.

Les clients de sa PME se trouvent sur tous les fuseaux horaires du monde, et pourtant elle n’assure le soutien pour ses logiciels, hormis en cas de crise, qu’entre 9 h et 17 h, heure de Montréal. Un pari « audacieux » que l’entreprise continue de relever. En revanche, Simon De Baene craint une lourdeur bureaucratique si le droit à la déconnexion s’inscrit dans une loi et croit plutôt que les technologies numériques favorisent la conciliation travail-vie personnelle de ses employés. « Je pense que ce serait s’enlever de beaux outils que de couper dans la technologie et je ne crois pas qu’on va régler le problème de fond », dit-il en entrevue. Lui aussi juge que la solution passe par la promotion de saines habitudes de vie. Cette année, il s’est accordé pour la première fois depuis la création de son entreprise des vacances déconnectées. « J’ai trouvé que c’était une bonne façon de montrer l’exemple », dit-il.


Etienne Plamondon Emond Journaliste indépendant