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Prévenir l’épuisement professionnel : facteurs déterminants et pratiques de gestion efficaces

Dans son rapport de 2011 intitulé La nécessité d’investir dans la santé mentale au Canada, la Commission de la santé mentale du Canada estimait que les troubles mentaux et les maladies mentales coûtaient aux entreprises canadiennes environ 6,3 milliards de dollars en perte de productivité, en raison de l’absentéisme, du présentéisme et du renouvellement de personnel qui en découlent.

Ces estimations, jugées prudentes, prévoyaient une augmentation de ces coûts annuels à 16 milliards au cours des trente prochaines années pour un effet cumulatif de près de 200 milliards de dollars.

2 octobre 2013
Annie Pelchat, CRHA, et Virginie Gosselin

De plus en plus de données probantes soulignent l’impact positif des initiatives de soutien en milieu de travail pour prévenir les problèmes de santé mentale, mais d’importantes questions demeurent : comment faciliter un dépistage précoce de la maladie mentale en milieu de travail? Quels facteurs influencent l’apparition de l’épuisement professionnel? Quel est l’impact des facteurs extérieurs au travail comme la vie personnelle et les traits de personnalité?

La plus vaste étude réalisée à ce jour au Canada

Les premiers résultats de la plus vaste étude réalisée à ce jour au Canada amènent certains éléments de réponse. Des chercheurs de l’Université de Montréal, de l’Université Concordia et de l’Université Laval se sont penchés sur une série de facteurs pouvant mener au développement de la détresse psychologique, de la dépression et de l’épuisement professionnel (burnout). L’objectif : permettre le développement de nouveaux outils de dépistage précoce des problèmes de santé mentale en milieu de travail.

Financée en partie par les Instituts de recherche en santé du Canada et le Fonds de recherche du Québec – Santé, ce projet a été réalisé en collaboration avec la Compagnie d’assurance Standard Life du Canada, qui a notamment facilité le recrutement des entreprises participantes dans son réseau d’employeurs clients et de partenaires. La Standard Life figurait également parmi les employeurs participants et plusieurs de ses employés ont été interrogés par les chercheurs.

Persuadé que les impacts des problèmes personnels et professionnels d’un individu sur sa santé mentale ne peuvent être considérés séparément, les chercheurs ont questionné plus de 2100 employés de 63 entreprises et établissements. Pour le professeur Pierre Durand de l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et coresponsable de cette recherche : « La force de l’étude, c’est justement d’avoir pris en compte de très nombreux facteurs liés à l’organisation du travail, aux relations familiales et professionnelles, à certains traits de personnalité comme l’estime de soi et à d’autres facteurs de risque potentiels, notamment les maladies chroniques ou la consommation d’alcool. »

L’étude en chiffres
  • 2 années de collecte de données
  • 2162 travailleurs interrogés
  • 63 milieux de travail variés
  • 401 sujets échantillonnés pour des tests de salive
  • Plus de 6000 échantillons de salive analysés
  • 65 pratiques de gestion comparées

Détection de trois troubles de santé mentale : détresse psychologique, épuisement et dépression

Au moyen d’un formulaire de près de 300 questions, l’étude a permis de déceler et de comparer certains facteurs propres à l’apparition de symptômes de troubles mentaux particuliers. La détection de la dépression et l’évaluation de la gravité des symptômes ont été réalisées au moyen du questionnaire de Beck (Beck Depression Inventory ou DBI-II). Dans le cas de l’épuisement professionnel, les chercheurs se sont basés sur l’échelle MBI (Maslach Burnout Inventory) qui permet l'évaluation de l'atteinte psychologique au travail en étudiant les conséquences du stress chronique.

Fait intéressant, pour la première fois dans le cadre d’une étude sur la santé mentale en milieu de travail, les résultats des questionnaires d’enquête (self-reporting) ont été corroborés par des indicateurs biologiques, notamment une mesure du taux de cortisol. Cette hormone, détectable dans la salive, est un indicateur reconnu du niveau de stress chez un individu. Des échantillons ont ainsi été prélevés chez 401 travailleurs participants à l’enquête, lors de deux journées de travail et d’une journée de repos. Chaque fois, cinq prélèvements étaient effectués à différents moments clés de la journée. Ces données empiriques ont donc permis de valider la pertinence de l’utilisation de questionnaires pour le dépistage de certains troubles de santé mentale.

Les résultats des mesures des indicateurs biologiques révèlent que, chez les travailleurs qui rapportent des symptômes sévères de détresse psychologique, de dépression ou d’épuisement professionnel, les variations journalières de concentrations de cortisol sont significativement différentes de celles qui sont observées chez les travailleurs qui ne rapportent pas de symptômes.

Les déclencheurs et inhibiteurs

La détresse psychologique est souvent sous-jacente à l’apparition de problèmes de santé mentale plus graves comme la dépression. Il est donc inquiétant de constater que près du quart des travailleurs interrogés (24 %) ont déclaré y avoir fait face récemment. Ce type de trouble est souvent accompagné d’anxiété, d’irritabilité et de certains problèmes cognitifs temporaires.

Parmi les facteurs liés au travail susceptibles de contribuer à son apparition, la perception de l’insécurité d’emploi figure en tête de liste. « L’anticipation, à tort ou à raison, de la perte de son emploi est un déclencheur très important de stress qui mène à la détresse psychologique », explique Alain Marchand, lui aussi chercheur à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et coresponsable de l’étude. Il note cependant que de nombreux facteurs individuels ou sociaux peuvent également y contribuer. Les femmes, les travailleurs aux prises avec une maladie chronique et ceux dont la consommation d’alcool est excessive sont plus à risque de développer une forme de détresse psychologique ou une dépression. Sur le plan de la vie personnelle, une relation de couple tendue ou des problèmes avec les enfants sont aussi susceptibles de faciliter l’apparition de l’un de ces deux troubles.

Certains facteurs aident en revanche à contrer la maladie. Les employés qui font face à une demande physique dans le cadre de leur travail, par exemple, semblent moins enclins à développer des problèmes de détresse ou de dépression.

Quant à l’épuisement professionnel, il apparaît graduellement et de manière insidieuse. Il résulte en un état d’extrême fatigue émotionnelle qui provoque une perte d’efficacité importante dans les activités quotidiennes, y compris au travail. Malgré sa prévalence et la grande médiatisation dont il fait l’objet, le burnout n’est pas lié à un diagnostic médical précis à l’heure actuelle et ne figure ni dans le manuel des troubles de santé mentale (DSM IV), ni dans la Classification internationale des maladies dressée par l’Organisation mondiale de la santé (ICD-10). « Le burnout est omniprésent dans nos entreprises, déplore Pierre Durand, mais en l’absence de critères diagnostiques précis, il est généralement enregistré comme trouble d’adaptation par les professionnels de la santé, ce qui complique la tenue de statistiques précises sur le sujet. »

Au plan de la vie professionnelle, les chercheurs ont mis en évidence qu’une forte demande psychologique – c’est-à-dire les exigences liées au rythme du travail et la quantité de travail – et un environnement de travail conflictuel sont au cœur de la problématique. Sans surprise, le fait de travailler pour un superviseur abusif ou de douter de la sécurité de son emploi figurent aussi dans la liste des facteurs de risque.

Toutefois, si l’épuisement professionnel est en partie lié au travail et que c’est là que ses effets (absentéisme, présentéisme) sont souvent les plus visibles, plusieurs facteurs individuels entrent également en ligne de compte. « Statistiquement, le fait d’être une femme, jeune et aux prises avec une maladie chronique augmente de manière importante la probabilité de vivre un épisode d’épuisement professionnel, explique le professeur Durand. Par ailleurs, les travailleurs heureux dans leur couple et élevant des enfants mineurs semblent être davantage protégés contre le burnout. »

Mesures d’atténuation et pratiques de gestion
L’étude dirigée par les professeurs Marchand et Durand le démontre, les troubles de santé mentale en milieu de travail n’ont pas leur source uniquement en entreprise. « L’employeur n’a évidemment qu’un impact limité sur la vie personnelle du travailleur, mais cela ne veut pas dire qu’il est impuissant, indique Alain Marchand. Notre étude a également été l’occasion de passer en revue quelque 65 pratiques en entreprise visant à réduire le stress et à améliorer la santé des employés, celles-ci allant de la mise en place d’un centre de conditionnement physique en entreprise à la réduction du temps de travail. »

La bonne nouvelle est qu’il est possible de faire appel à des mesures efficaces qui réduisent les risques liés aux problèmes de santé mentale. L’un des éléments les plus déterminants, tant pour l’épuisement professionnel que pour la détresse psychologique et la dépression, réside dans la conciliation travail/famille. Les chercheurs ont en effet étudié séparément des facteurs liés à l’empiètement de la vie de famille sur l’horaire de travail d’une part, et l’impact des débordements de la vie professionnelle sur la vie familiale et personnelle d’autre part. Si les travailleurs ne semblent pas être affectés par un empiètement de leur vie familiale sur leur emploi, il en va tout autrement dans l’autre cas. Les conflits causés par le débordement de la vie professionnelle sur la vie personnelle se sont avérés un facteur commun aux trois types de troubles de santé mentale étudiés.

Les pratiques de gestion doivent aussi viser à prévenir à tout prix la supervision abusive, qui peut mener non seulement à l’épuisement professionnel, mais aussi à la dépression ou à la détresse psychologique.

Prévention de l’épuisement professionnel : que peut faire le professionnel RH?
Apprendre à reconnaître les signes avant-coureurs chez un employé qui :
  • déclare se sentir souvent débordé ou submergé;
  • devient émotif à propos de choses mineures et sans importance;
  • modifie ses habitudes de travail (retards plus fréquents par exemple);
  • travaille de longues heures, mais ne semble pas accomplir beaucoup;
  • refuse d’envisager le problème et maintient que tout va bien.

Mettre en place les conditions pour :

  • éliminer toute forme de harcèlement, un facteur de risque important pour les problématiques de santé mentale en milieu de travail identifié par l’étude;
  • éviter l’empiètement de la vie professionnelle sur la vie familiale et personnelle;
  • veiller à maintenir des conditions d’exercice du travail saines, c’est-à-dire un horaire de travail convenable et une charge et des responsabilités en adéquation avec les capacités et la formation de chacun;
  • encourager la participation des employés aux processus décisionnels;
  • participer au maintien d’une culture d’entraide et de civilité entre collègues (employés/superviseur).

L’importance d’une approche préventive adaptée aux réalités de chaque organisation

Le stress n’est pas un élément nouveau dans la vie des travailleurs et ses effets sur l’apparition de troubles et de maladies mentales sont documentés depuis des années. Même si certains facteurs ont leur source à l’extérieur du milieu de travail, il n’en demeure pas moins qu’une entreprise peut avoir une influence positive sur le bilan de santé psychologique de ses employés en déployant des mesures préventives.

L’intérêt de l’étude des professeurs Marchand et Durand et de leurs collègues réside dans la démonstration, validée par des mesures empiriques, des facteurs propres à l’apparition de troubles de santé mentale distincts. Certains facteurs influencent davantage l’apparition de la dépression tandis que d’autres ont plus d’impact sur l’épuisement professionnel. Il sera donc maintenant possible de cibler plus précisément certains facteurs clés par des pratiques de gestion ou des mesures de réduction du stress en fonction des besoins propres d’une organisation donnée.

Il est donc indéniable que les programmes de prévention en milieu de travail doivent être conçus d’après une analyse rigoureuse de ces besoins et être appuyés par une approche intégrée qui tient compte bien sûr des aspects organisationnels, mais aussi des facteurs individuels.

L’analyse des données de cette vaste étude se poursuit et les chercheurs prévoient tenir la communauté à jour en publiant régulièrement les résultats de leurs analyses.

Annie Pelchat, CRHA, M. Sc., vice-présidente, Rémunération globale et Opérations ressources humaines, et Virginie Gosselin, directrice par intérim, Prévention et promotion de la santé, Standard Life du Canada


Annie Pelchat, CRHA, et Virginie Gosselin

Source : Effectif, volume 16, numéro 4, septembre/octobre 2013.