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Transformation intelligente : mission impossible pour les RH

Ce texte, à la Tarantino, explore de manière rétrospective, réflexive et pratique les angles morts de la transformation organisationnelle. Il n’y a pas de transformation sans présence à soi et aux autres. C’est pourquoi les professionnels RH doivent devenir des leaders de la collaboration et travailler ensemble afin de mener des transformations humainement intelligentes.

31 mars 2020
Isabelle Mahy

Il devait avoir une soixantaine d’années et venait de s’asseoir devant moi dans le bureau. Alors que je lui expliquais la raison de ma présence au sein de la direction, je sentais la nervosité du chef d’équipe augmenter. J’avais une quinzaine de cadres et chefs d’équipes à interviewer pour élaborer un diagnostic organisationnel qui orienterait les décisions de restructuration. Dans le cadre d’un exercice de planification stratégique que j’avais animé auprès des principaux membres de la direction, les énoncés de mission, de vision et de culture organisationnelle avaient été actualisés. Par mon rôle de conseillère en management et en gestion du changement, je devais maintenant proposer un nouveau design organisationnel du service des technologies informationnelles de cette ville, penser les regroupements de fonctions, mettre à jour des définitions de postes selon les innovations en matière de métiers, de services à la population, en somme, j’allais concevoir le futur de cette organisation dans une démarche prospective dont la direction de la ville allait bénéficier. Le sexagénaire continuait à répondre à mes questions, puis soudainement, il me révéla ses problèmes de santé mentale. Aujourd’hui, on considérerait sa neurodiversité comme d’autres handicaps, mais à l’époque, la recherche n’avait pas encore fait les avancées qui ont permis à nos sociétés de changer d’attitude et donc de pratiques face à l’autre et sa différence. Ainsi, avec le recul qu’apporte le changement du contexte sociétal dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui, cet échange confidentiel aurait pu (aurait dû) me faire aborder les questions liées à son bien-être, pour en tenir compte dans mon travail. Ce ne fut pas le cas, tout comme ce ne fut pas le cas de sa hiérarchie ni de la direction des RH. De même, l’optimisation des coûts salariaux et les gains de performance en matière de services à la population furent réalisés, comme on l’aura déjà compris, par l’obligation de devoir poser à nouveau sa candidature à un poste que l’on occupait jusqu’alors, mais dont la description venait de changer, sans garantie de réussir à se maintenir en emploi. L’attrition et le non-renouvellement des contrats furent également des moyens utilisés, avec le soutien actif de la direction des RH. Cet exercice, mené avec le strict minimum de personnes consultées, suscita la colère du syndicat qui déposa des griefs très rapidement. Malgré cela, le projet s’est poursuivi et je me suis retrouvée, un beau matin, à devoir présenter la nouvelle structure organisationnelle à l’ensemble de la direction et des employés, avec les membres de la haute direction.

Cet exemple qui date d’un certain nombre d’années, il faut l’admettre, révèle néanmoins des pratiques encore très courantes où, de toute évidence, au sein d’une organisation en changement, la direction a tout décidé à l’avance : le résultat à atteindre, le processus pour s’y rendre, le mode de gouvernance, les employés à affecter au projet, les échéanciers et les coûts. C’est un cas très clair de changement planifié où la direction de l’organisation mise sur le contrôle de bout en bout afin d’éviter tout impact négatif.

Ou du moins le croit-elle. Car en imposant sa vision du projet à l’ensemble des employés, la direction impose des décisions susceptibles d’entraîner des clivages entre les corps d’emploi, tout comme elles sont source de démobilisation, propices à la résistance au changement due à un sentiment d’injustice perçue.

Quelques années ont passé et sur le plan des pratiques, les démarches participatives de gestion du changement gagnent du terrain, toutefois, les cultures de gestion transmises sur le terrain, dans l’action, reproduisent les acquis. Comme leader, il faut donc désapprendre, dans un premier temps, avant de réussir à apprendre à « penser pour faire » autrement, de manière plus collégiale, et peu à peu accepter de courir le risque de regarder les choses autrement, de changer un tant soit peu sa propre perception d’une situation en cessant d’écouter sa propre peur d’échouer.

Cette audace, ce courage, vaut son pesant d’or, comme certains chercheurs l’ont proposé. Otto Scharmer est l’un de ceux-là. Sa fameuse théorie U, devenue très populaire depuis sa première publication en 2007, a fait de très nombreux adeptes et des praticiens à travers le monde s’y sont formés. Le processus U est bien connu de ceux qui sont quelque peu familiers avec cette théorie, tout comme l’est l’idée de présence. Par contre, ce qui est moins mis de l’avant est le volet contraire du U, le U inversé ou ∩, c’est-à-dire quand le processus de transformation est bloqué et que c’est l’absence qui règne, plutôt que la présence, immobilisant une situation organisationnelle parce que les personnes sont immobilisées.

Les signes de cette impasse sont facilement reconnaissables : l’ignorance, celle de l’employé ou de l’organisation, où l’on occulte des faits, des motivations, des enjeux, des stratégies et l'on centralise; l’arrogance derrière laquelle on se retranche, où l’on résiste plutôt que de lâcher prise devant des options alternatives qui nous font peur; l’absence d’attention à soi et aux autres ou l’orgueil institutionnel; la manipulation qui peut mener à la désinformation et l’abus; et finalement, la sclérose destructrice de l’initiative que l’on voulait réussir (Scharmer, 2007). Heureusement, les changements profonds ne sont pas linéaires : on peut revenir en arrière, réparer, mais il vaut sans doute mieux avoir quelques modèles et de bonnes pratiques de référence pour accompagner une organisation sur ce chemin. En 2012, j’ai publié avec mon collègue Paul Carle (Mahy et Carle, 2012) un ouvrage sur la théorie U qui rassemble un relevé de plusieurs dizaines de modèles de changement profond. (Hé oui! Il n’y a pas que Scharmer qui ait mis au point un tel modèle!)

Dans cet ouvrage, nous dégagions une liste des principales caractéristiques de toute transformation, sachant que l’on pourrait la résumer par : changer c’est souffrir, mais c’est aussi renaître. La liste est reprise et adaptée ci-dessous :

  1. La transformation est un phénomène universel : tous les humains en font l’expérience;
  2. Les changements profonds, complexes, sont imprévisibles;
  3. La souffrance vient avec la transformation; elle est inévitable;
  4. Le U est un parcours de changement profond;
  5. La transformation suscite des émotions fortes qui sont souvent dénigrées;
  6. La perte de repères entraîne de l’ambiguïté, du chaos;
  7. Trois états qui bloquent le passage dans un U : faire du déni, être désillusionné, être en dépression chronique;
  8. La sortie de crise passe par l’écoute et le lâcher-prise;
  9. À la sortie du U, s’installe un renouvellement de l’image que l’on a de soi;
  10. À la sortie du U, s’est installée une plus grande capacité à gérer la complexité;
  11. De nouveaux apprentissages y sont associés;
  12. Les liens personnels et sociaux se redéfinissent;
  13. Dans ce processus, les passeurs, les lieux, les liens « sacrés » sont importants;
  14. Dans le processus U, un sous-processus de réparation se met à l’œuvre avant la renaissance;
  15. Éthique et valeurs sont au cœur du processus – une forme de critique de l’ordre établi se développe;
  16. Le processus U permet de prendre conscience et de réactiver la source que l’on porte en soi qui amène le renouveau;
  17. Pendant le passage dans le U, la relation au temps semble éclatée;
  18. Le processus U se comprend sur le plan scientifique par l’éclairage des nouvelles sciences.

Comprendre une situation organisationnelle à l’aide d’un modèle théorique de ce type, que ce soit celui de Scharmer ou l’un ou l’autre parmi les dizaines qui existent, permet d’intégrer le dialogue démocratique et la participation dans l’organisation. Accompagner les transformations à partir de perspectives dialogiques telles que celles des pratiques du développement organisationnel dialogique (Busche et Marschak, 2014) fournit des outils en phase de la théorie à l’application et cohérents pour l’action, c’est-à-dire une instrumentation qui permet de monter des projets dont le but et le processus peuvent être définis de manière participative et que cela même soit une avancée mobilisatrice pour l’organisation et respectueuse de tous.

 

Références bibliographiques

  • BUSCHE, Gervase R., et Robert J. Marshark (2015). Dialogic Organization Development. The Theory and Practice of Transformational Change. San Francisco, Berrett-Koehler Publishers, 496 pages.
  • MAHY, Isabelle, et Paul Carle (2012). Théorie U. Changement émergent et innovation. Québec, Presses de l’Université du Québec, 280 pages.
  • SCHARMER, Otto (2007). Theory U. Leading from the Future as it Emerges. Cambridge, Society for Organizational Learning.

Isabelle Mahy

Source : Revue RH, volume 23, numéro 1, janvier/février/mars 2020.