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Donner sans compter : tout le monde y perd en fin de compte

Autant dans les médias que dans les cercles professionnels et universitaires, on note une augmentation des discussions et des écrits sur le sujet de la santé mentale telle qu’elle est vécue dans les milieux de travail. En effet, par des cas déchirants ou des statistiques inquiétantes, l’impression qu’une épidémie sévit se transforme petit à petit en un constat alarmant.
25 avril 2019
Anne Renée Gravel, CRIA et Yannick de Grave, CRIA

Selon la Commission de la santé mentale du Canada (2018), chaque semaine les troubles de santé mentale causent l’absence de 500 000 employés. De récentes études indiquent que l’élimination à la source des risques psychosociaux du travail permettrait de prévenir une grande partie des maladies cardiovasculaires et des problèmes de santé psychologique (Niedhammer et al., 2014; Vézina, 2018). En parallèle, sur le terrain, nous sommes conscients en tant que professionnels RH que de plus en plus d’employés se disent surchargés de travail. Les enjeux psychosociaux s’inscrivent donc désormais dans les priorités d’action des organisations (Douesnard, 2018).

Avec le temps, certains problèmes de santé reconnus par le monde médical sont devenus associés au stress au travail, tels que la fatigue, la dépression, les troubles d’anxiété, d’adaptation et même de dépendance. En effet, 34 % des 1 575 répondants de la récente étude de la Commission de la santé mentale du Canada (2018) affirment que le stress en milieu de travail est la cause de leur maladie ou leur problème de santé mentale. De plus, 70 % de ces répondants rapportaient que leur vécu au travail (exigences de travail et culture organisationnelle) avait des répercussions sur leur santé mentale (Howatt et al., 2018). D’autres diagnostics plus pointus, mais moins reconnus, sont nés de l’étude de cette association. Citons, par exemple, l’épuisement professionnel (burnout) et le désengagement professionnel (brown-out).

Les risques psychosociaux sont généralement associés à une combinaison de facteurs tels que la demande et le contrôle du travail qui s’accentuent, les contraintes organisationnelles et techniques, ainsi que la difficulté d’obtenir du soutien social (Brun et al., 2009). Ce type de risques peut être considéré comme l'un des effets de l’intensification du travail, qui est une réalité que l’on reconnaît depuis longtemps sous toutes ses formes dans la littérature scientifique qui concerne le travail.

Il est reconnu que cette intensification du travail accentue la cadence de productivité et le contrôle du travail, certes, mais elle est aussi pointée du doigt parce qu’elle ne tient pas compte des réalités du travail, de la complexité des organisations et de la rapidité des changements exigés aux travailleurs (Gollac, 2005). Ces changements font foi d’une quête de performance sans cesse accrue, un phénomène tout à fait légitime, mais qui à terme, peut se montrer des plus pernicieux, et ce, pour ce même rendement que l’on cherche à améliorer. L’intensification du travail comporte également une dimension qualitative au sens qu’elle peut parallèlement contribuer à l’enrichissement de la tâche. La tâche à accomplir devient plus complexe et requiert un apport plus important des facultés mentales.

La décision opérationnelle d’intensifier les tâches permet à court terme de dégager des gains en productivité, mais l’explosion du nombre d’arrêts de travail liés à la santé mentale nous force à constater qu’elle génère des coûts importants pour l’organisation. Le rendement financier, voire opérationnel, de l’entreprise peut subir un contrecoup majeur à long terme. Pire encore, une bonne partie de ces coûts ne seront pas imputés à l’organisation, mais seront absorbés par le reste de la société, une externalité sournoise dont il ne faut pas sous-estimer l’ampleur. En ce sens, l’étude de la Commission de la santé mentale du Canada (2018) indique que les employés vont pour la plupart utiliser des ressources familiales ou recourir à des services de soins professionnels pour gérer leurs maladies ou problèmes de santé mentale (Howatt et al., 2018). Toujours selon cette étude, 75 % des répondants affirmaient qu’il n’existait pas de stratégie concernant la santé mentale dans leur milieu de travail.

Sans oublier que les absences ou le désengagement de certains membres de l’équipe auront pour effet d’augmenter la tâche des « survivants », créant de ce fait un cercle vicieux qui peut vider des équipes entières de leurs talents.

Finalement, l’intensification augmente la rareté de la main-d’oeuvre en augmentant sans cesse le seuil d’embauche pour des postes donnés. Avec les difficultés de recrutement que l’on connaît sur le marché du travail d’aujourd’hui, l’effet est d’autant plus critique.

Cependant, il ne faudrait pas en déduire que l’intensification du travail n’a pas lieu d’être en raison de ses effets sur la santé mentale. En effet, il est possible de mener à bien un tel exercice sans en subir d’effets délétères, dans la mesure où il y a une vigilance accrue des gestionnaires et, surtout, des professionnels RH. Comme c’est le cas pour tout changement organisationnel, l’intensification devrait être réfléchie et préparée avec l’apport de toutes les parties prenantes.

Le programme « Entreprise en santé » vise à améliorer :

  • les habitudes de vie;
  • la conciliation travail-vie personnelle;
  • l’environnement de travail;
  • les pratiques de gestion.

La Norme nationale du Canada sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail vise à améliorer :

  • la productivité;
  • le rendement financier;
  • la gestion des risques;
  • le recrutement;
  • la rétention des employés.

Quatre principales dimensions à analyser pour prévenir les risques psychosociaux

Ces enjeux humains et psychosociaux du travail nous amènent à réfléchir sur les processus organisationnels, sur le mieux-être au travail, sur les causes de la désinsertion et de la réinsertion des travailleurs et, dans l'ensemble, sur le régime légal de santé et de sécurité du travail qui ne répond plus aux besoins actuels.

Rappelons que l’article 51 de la Loi sur la santé et la sécurité du travail impose à tout employeur de s’assurer de fournir aux travailleurs une organisation du travail, de même que des méthodes et techniques de travail ne portant pas atteinte à la santé et à la sécurité. Même si la Loi ne le définit pas explicitement, la responsabilité de réduire les facteurs de risques psychosociaux pouvant affecter la santé au travail incombe à l’employeur (Lippel et al., 2011).

Les professionnels RH devraient veiller à imposer à la structure organisationnelle une vigie de l’état de santé mentale des personnes qui ont à vivre ces changements. L’adoption d’une démarche « Entreprise en santé » ou, encore mieux, de la Norme nationale du Canada sur la santé et la sécurité psychologiques en milieu de travail constitue un pas en avant. Il est reconnu que l’adoption de telles démarches permet d’apporter des mesures correctives adéquates en organisation et de favoriser la proactivité dans la prévention des maladies ou des problèmes de santé mentale (Howatt et al., 2018).

Enfin, des mesures de mitigation et d’atténuation des effets de l’intensification pourraient être intégrées, comme un processus Kaizen pour simplifier et rendre plus efficace le travail, ou des avantages tels que des mesures de conciliation travail-vie personnelle qui libéreront un peu les employés affectés. À terme, de telles consi- dérations feront en sorte que la pérennité du rendement de l’organisation soit mieux protégée, sans oublier le bien-être et la pleine participation des employés. Parce que, et particulièrement aujourd’hui, pour reprendre le slogan de la CNESST : « Le Québec a besoin de tous ses travailleurs. »

 

Références bibliographiques

Ouvrages décrivant la transition vers l’analytique employé :

  • GUENOLE, Nigel, Jonathan Ferrar et Sheri Feinzig (2017). The Power of People. How Successful Organizations Use Workforce Analytics to Improve Business Performance. Upper Saddle River, FT Press, 352 pages.
  • ISSON, Jean Paul et Jesse S. Harriott (2016). People Analytics in the Era of Big Data. Hoboken, John Wiley & Sons, 416 pages.

Ressources en ligne :

Communauté de professionnels en analytique employé : Une communauté de professionnels (dont des consultants et des chercheurs universitaires) intéressés par l’analytique a vu le jour il y a deux ans et se réunit aux 2-3 mois. Ils sont issus d’entreprises où l’analytique est naissante ou en développement. Le groupe vise le codéveloppement des membres. Pour en savoir plus, contactez Geneviève Barrette sur LinkedIn.


Anne Renée Gravel, CRIA et Yannick de Grave, CRIA

Source : Revue RH, volume 22, numéro 2, avril/mai/juin 2019.