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Différences culturelles et prise de décision

Les décisions et la manière de les prendre diffèrent-elles selon l’origine culturelle? La question se pose avec acuité dans un contexte où la diversité culturelle va devenir omniprésente dans nos entreprises.
25 avril 2019
Philippe Jean Poirier

« Le cas classique est celui d’un ingénieur québécois qui demande à un collègue chinois s’il a reçu une consigne », raconte Chia-Yi Tung, présidente et fondatrice d’Orchimedia. « L’ingénieur chinois répond que oui. Pour le Québécois, ce “oui” signifie qu’une consigne a bien été reçue et sera appliquée. Mais pour le Chinois, il signifie plutôt : “Oui, je t’ai entendu. Laisse-moi réfléchir à la question, faire des vérifications et te revenir.” »

Chia-Yi Tung a aidé plusieurs fleurons québécois, dont Bombardier, Cossette et le Cirque du Soleil, dans plus d’une centaine de mandats de développement d'affaires en Chine. Elle note que deux ingénieurs, pourtant dotés chacun d’un esprit rationnel et scientifique, et ayant reçu des formations similaires, peuvent avoir de la difficulté à se comprendre en raison de leur bagage culturel. « La culture façonne notre manière de penser », résume-t-elle.

Josh Bersin, analyste RH américain et fondateur de la firme Bersin by Deloitte, partage cette opinion. Il cite en exemple le rapport de ses concitoyens avec l’entrepreneuriat, qui constitue pour lui un trait culturel : « Les Américains ont une grande tolérance face au risque, contrairement à d’autres cultures où l’échec est stigmatisé. Aux États-Unis, si tu démarres une entreprise et que tu échoues, c’est correct : tu peux rebondir. Nous n’avons pas un grand filet social, mais nous valorisons l’innovation et la créativité. »

Ces différences d’approche peuvent se faire sentir à tous les niveaux d’une organisation, y compris dans les équipes RH et à la haute direction.

La perspective culturelle modifie le cours des délibérations

En 2010, le professeur de gestion Guy Arcand et son équipe de recherche de l’Université du Québec à Trois-Rivières ont mené une étude comparative auprès de groupes de travail RH formés au Québec, en France et au Maroc. Afin de comprendre en quoi l’origine culturelle influençait la prise de décision des gestionnaires, ils ont demandé à chaque groupe de résoudre un problème RH en trouvant une solution et en la mettant en application.

Les chercheurs ont découvert que l’origine culturelle avait non seulement une influence sur la manière de délibérer, mais aussi sur le contenu des décisions.

Concernant le processus de décision, les gestionnaires français débattaient très intensément avant de choisir une option. Au contraire, les gestionnaires québécois – et, dans une moindre mesure, les gestionnaires marocains – se fixaient rapidement sur une solution afin de se concentrer sur sa mise en oeuvre

Sur le fond, les auteurs de l’étude jugeaient « créatives » les solutions proposées par les Français, alors qu’ils qualifiaient de « rationnelles » et faisant preuve de « débrouillardise » les solutions proposées par les Québécois et les Marocains. À la lueur de ces constats, les auteurs se demandaient comment les gestionnaires pourraient maintenir la cohésion de leurs équipes alors qu’elles devenaient de plus en plus multiculturelles.

Daniel Nadeau, vice-président aux ventes chez Soprema Canada, relève ce défi sur une base quotidienne pour développer des partenariats d’affaires dans le domaine de la construction aux États-Unis, en Europe, au Brésil et en Chine.

Il cite une anecdote qui souligne l’importance de la hiérarchie et des diplômes en France. « À notre siège social de Strasbourg, je me souviens d’un collègue français qui tenait absolument à parler à un interlocuteur détenant, comme lui, un doctorat! », raconte-t-il, Daniel Nadeau a donc dû trouver un « docteur » pour servir d’intermédiaire entre le collègue français à cheval sur les titres et la personne qui, au Québec, connaissait vraiment le dossier, mais n’avait pas le même diplôme.

Quatre dimensions de Hofstede :

  1. degré de hiérarchie;
  2. degré d’individualisme;
  3. degré de masculinité;
  4. degré de contrôle de l’incertitude.

Le secret de Daniel Nadeau pour développer de nouveaux partenariats : étudier les cultures, sans relâche. Cette étude va du simple apprentissage des formules de salutation à des notions plus complexes, comme les valeurs qui structurent une société. Lui et son équipe s’inspirent des quatre dimensions de Hofstede (le degré de hiérarchie, d’individualisme, de masculinité et de contrôle de l’incertitude) pour comprendre la psychologie d’un marché visé et choisir la bonne personne à y envoyer.

« En Chine, il faut être respectueux et avoir le sens de l’écoute, alors je n’y enverrai pas quelqu’un qui est impatient et bavard, explique Daniel Nadeau. Aux États-Unis, c’est l’inverse. Les Américains sont axés sur la compétitivité et le rendement. Donc, je privilégierai une personne qui peut bouger rapidement et poser des ultimatums si nécessaire. »

Bien sûr, toutes les différences de comportement ne sont pas à mettre sur le compte de la culture nationale. « Les entreprises ont elles-mêmes une culture, qui est parfois très forte et affirmée, rappelle Guy Arcand. Aussi, le processus de décision que suivent beaucoup d’entreprises est commun aux grandes organisations et enseigné dans tous les programmes de MBA. »

La culture nationale, une influence parmi d’autres sur la gestion stratégique

La culture nationale n’affecte pas seulement la prise de décision au sein d’un groupe de travail ou entre partenaires d’affaires. Souvent, elle influence aussi la gestion stratégique des dirigeants d’entreprise.

« Les gestionnaires tendent à adopter une philosophie de gestion qui s’harmonise aux valeurs culturelles de leur pays, dit Josh Bersin.

Aux États-Unis, nous avons une culture managériale de pionniers individualistes. Les gestionnaires y sont glorifiés pour leur richesse et leurs accomplissements. Dans des pays nordiques comme la Finlande ou le Danemark, on voit davantage le modèle du “leader-serviteur” : il est au service de l’organisation, qui est toujours mise au premier plan. »

Mais certaines différences semblent s’amenuiser parce que la mondialisation de l’économie fait converger les tendances de gestion.

« À l’instar de plusieurs entreprises européennes, les entreprises américaines sont devenues très préoccupées par leur empreinte environnementale, leur portée sociale et l’équité, note par exemple Josh Bersin. Elles tendent également à s’éloigner d’un modèle traditionnel de gestion hiérarchique, de style “top-down”, pour se tourner vers le service client. Les entreprises qui connaissent actuellement le plus de succès sont celles qui sont très près de leurs clients et qui donnent aux employés le pouvoir de bien les servir. »

Chia-Yi Tung observe cette même obsession de la clientèle parmi les entreprises chinoises. « En Chine, le marché est très concurrentiel. Pour se faire une place, les entreprises n’ont pas le choix d’être très à l’écoute des consommateurs. »

Dans son rôle d’intermédiaire commerciale, elle constate également un assouplissement du modèle de gestion très hiérarchisée des grandes entreprises chinoises traditionnelles depuis quelques années. De sorte que, d’un continent à l’autre, les méthodes de gestion semblent se rapprocher.

La culture « personnelle » des leaders fait aussi partie de l’équation, rappelle Josh Bersin : « Chaque gestionnaire possède sa propre personnalité, son propre style de gestion. Certains leaders sont égocentriques, d’autres sont humbles, intellectuels ou introvertis. Il y a des leaders de tous les genres, dans tous les pays! »

Conscient que les processus de décision et les décisions elles-mêmes peuvent être affectés par plusieurs facteurs, dont le bagage culturel des individus, Daniel Nadeau croit qu’une valeur cardinale peut faire le pont entre les cultures : la confiance. « Une décision mûrement réfléchie, derrière laquelle on a pris le temps de rallier son équipe, a toujours beaucoup plus de chances de convaincre un interlocuteur, quelle que soit sa perspective culturelle », conclut-il. »


Philippe Jean Poirier

Source : Revue RH, volume 22, numéro 2, avril/mai/juin 2019.